Partir ou résister : avec ces hauts fonctionnaires tiraillés par les législatives
05. 7. 2024
6 min.
À l’aube du second tour des élections législatives, quatre fonctionnaires de l’administration centrale confient leur trouble. Opposés aux valeurs du parti d’extrême droite susceptible de remporter la majorité des sièges à l’Assemblée Nationale, ils se retrouvent tiraillés entre leurs convictions profondes et leur devoir de loyauté envers le service public. Rencontres avec celles et ceux qui vivent un moment crucial pour leur carrière.
« Pour nous, ce changement sera très concret et difficile à encaisser ». L’air inquiet, Nicolas(1), cadre supérieur au service d’un ministère, redoute déjà le quotidien qui pourrait être le sien dès l’été 2024. Alors que le Rassemblement National est arrivé en tête du premier tour des législatives, l’extrême droite n’a jamais été si proche de prendre le pouvoir à l’Assemblée et donc de former un gouvernement. Sous la direction d’un futur ministre potentiellement RN, ce haut fonctionnaire appréhende de voir sa hiérarchie remplacée et de découvrir d’anciens collègues sous un nouvel étendard politique : « Nous devrons répondre à leurs directives, à leurs commandes et faire face à leurs visages, que nous devrons assister avec loyauté… » Celui qui a toujours eu l’habitude de répondre aux instructions de gouvernements dont il ne partage pas forcément les positions oscille pour la première fois entre le déni, l’excitation, le besoin d’agir et la sidération. Et il est loin d’être le seul à s’inquiéter de cette bascule encore inédite depuis la Vème République. « Le parti de Jordan Bardella porte tout de même des valeurs assez anti-système… On ne peut s’empêcher d’avoir une certaine vigilance à cet égard », abonde Jean(1), membre d’un autre ministère.
En première ligne, nos témoins seront chargés de mettre en œuvre un programme éloigné de leurs convictions personnelles. « Contrairement aux autres fonctionnaires qui seront plus ou moins touchés par les réformes, au ministère, nous n’aurons aucune marge de manœuvre dans notre travail, souligne Sabrina(1), chargée de mission. Ce changement, nous allons le vivre dans notre chair. Il nous suivra jusque chez nous le soir. » En réalité, Sabrina y pense depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée Nationale par Emmanuel Macron. Depuis le 9 juin, l’attachée ministérielle décrit une certaine forme de schizophrénie au sein de son cabinet : « Le temps est suspendu tant que l’avenir demeure incertain. Et en même temps, nous ressentons une urgence à boucler les dossiers avant une éventuelle passation de pouvoir ». Un moment charnière qui teste leur loyauté envers leur service mais qui fait également jaillir des questionnements plus profonds sur leur propre engagement professionnel et sur leur rôle au sein de la fonction publique.
Rester ou fuir ?
« J’ai toujours tenu à respecter le principe de servir le pouvoir politique, pourvu qu’il soit démocratiquement élu et qu’il respecte l’état de droit, appuie solennellement Nicolas. Mais cette fois-ci, je me demande si je pourrais me dévouer à un gouvernement aussi éloigné de ma ligne. » D’autant que l’option de conserver son poste pour s’ériger en garde-fou interne est quasi impossible. En effet, désobéir à un·e Ministre n’est envisageable que dans les rares cas où l’on reçoit un ordre contraire à la loi ou qui nuirait gravement à l’intérêt public. « Je fais déjà des choses avec lesquelles je ne suis pas entièrement d’accord sans rechigner, ça fait partie du job, assume Sabrina. Pendant longtemps, j’ai pensé qu’on aurait toujours un marge de manœuvre pour argumenter et débattre avec nos supérieurs. Mais depuis quelques mois déjà, je sens de moins en moins d’écoute. Ça n’annonce rien de bon pour la suite ».
« Le temps est suspendu tant que l’avenir demeure incertain. Et en même temps, nous ressentons une urgence à boucler les dossiers avant une éventuelle passation de pouvoir », Sabrina, chargée de mission dans un ministère
Rester, c’est aussi prendre le risque de voir des collègues lésés en raison de leurs opinions politiques : « C’est un procès d’intention que je fais au RN, admet Nicolas. Mais il arrive que les idées politiques de certains fonctionnaires au sein des ministères soient connues de tous. Ces derniers pourraient être inquiétés à l’avenir, écartés de promotions, de projets… Ça pourrait provoquer un grand ménage. » Pour Jean, se maintenir à son poste paraît difficilement jouable : « La posture de défense risque d’être broyée très rapidement, car notre travail doit être fait, et ce quel que soit le parti au pouvoir. La résistance finira sans doute par devenir épuisante. À titre personnel, je suis certain que je vais me démotiver. » Pour autant, ce dernier ne prévoit pas de quitter la fonction publique, mais plutôt de rejoindre des structures plus éloignées du sommet de l’État. « Il y aura forcément un jeu de chaises musicales dans les mois à venir… » Et il ne croit pas si bien dire.
Faustine(1), également chargée de missions rattachée à un ministère, a depuis deux semaines l’impression de devoir « rendre des comptes ». Celle qui se dit « dans le déni de la situation » doit, comme Sabrina, répondre aux interrogations de ses proches qui ne cessent de lui demander ce qu’elle prévoit de faire si supervisée par l’extrême droite. « Ça me donne l’impression d’être responsable de tout, alors que je vis la même situation que tout le monde ». Et la réponse n’est évidente pour personne. « Partir pourrait être un soulagement, mais c’est une décision qui ne se prendra pas sans culpabilité, surtout celle d’abandonner les collègues », affirme Nicolas, qui craint également qu’une fuite des fonctionnaires libère des postes pour des personnes en phase avec ce nouveau pouvoir.
« La posture de défense risque d’être broyée très rapidement, car notre travail doit être fait, et ce quel que soit le parti au pouvoir. » Jean, membre d’un ministère
Enfin, partir n’est pas qu’une question de bonne volonté, surtout si beaucoup y aspirent au même moment. La concurrence sur les postes les moins exposés à un éventuel gouvernement d’extrême droite risque d’être rude. Parmi les quelques options plébiscitées, les fonctionnaires portent leur regard sur les domaines de la fonction publique d’État protégés par la Constitution, et les collectivités territoriales qui permettent de choisir le bord politique pour lequel on souhaite agir, comme l’envisage Sabrina. Mais dans les deux cas, les places sont chères, convoitées et un détachement doit être validé. Troisième option : basculer dans le secteur privé, une transition qui n’est pas non plus garantie, sans compter que bosser dans le public relevait d’un engagement fondamental pour ces fonctionnaires. Pour autant, Faustine n’exclut pas cette piste : « On a l’avantage de pouvoir quitter la fonction publique pendant 10 ans puis de la réintégrer à un poste équivalent à celui qu’on a quitté. » Pour l’instant, le feu couve encore sous les braises.
Retour de flamme
« Au lendemain de la dissolution, au sein de certains ministères, les fonctionnaires se sont retrouvés sans dire un mot de l’actualité politique. Comme si rien ne s’était passé », s’étonne Nicolas, soulagé de travailler dans une administration où la parole libérée soude les collègues et remotive les troupes. L’ambiance est ce qui permet à ces fonctionnaires de tenir le coup voire « de garder la tête froide et éviter la panique », selon Jean. « Avec mes collègues, on ne lance pas de grands débats au bureau, mais on parle en petits comités, exprime Faustine. J’en suspecte évidemment certains de se réjouir de ce qu’il se passe, mais ils ne le montrent pas ». Même constat chez Sabrina qui observe un regain d’engagement au sein de son service : « Il y a beaucoup de solidarité entre nous et des personnes très en colère qui ont besoin de l’exprimer ». Des nouvelles relations entre collègues qui se serrent les coudes et se réconfortent dans des collectifs informels. « Quels que soient les résultats le 7 juillet, les liens entre nous ne seront pas rompus, bien au contraire ! », positive Nicolas.
Jalon mémorable de leurs carrières respectives, cette période électorale oblige aussi certaines remises en question sur leur place dans l’administration : « Je connais l’utilité de ma profession et je sais qu’on essaye de faire au mieux, mais ça n’empêche pas une certaine déception, réelle ou ressentie, de la part des Français quant à notre action, reconnaît Nicolas. Il faut savoir garder une certaine humilité quand on travaille dans le service public : même lorsqu’on obtient des résultats positifs, il ne faut pas chercher la reconnaissance ou la rétribution à tout prix. » Pour Faustine dont la ferveur ne faiblit pas non plus, l’heure est également au bilan : « Je me sens toujours autant engagée dans mon travail, mais la situation me pousse à essayer de comprendre ce qui n’a pas fonctionné pour le corriger à l’avenir. » Sabrina, elle, veillera à ce que ce retour de flamme ne crame pas sa santé mentale : « C’est très bien de vouloir résister de l’intérieur en négociant les propositions qui sont faites, mais j’ai aussi vu des gens s’épuiser en boxant dans le vide pour expliquer qu’une réforme est néfaste ou infaisable. J’ai vu des confrères pleurer dans les couloirs. Je souhaite me protéger car je sais que si mon travail me rend folle, je serai incapable de bien le faire. » Si cela venait à arriver un jour, la jeune femme pourrait bien faire une parenthèse de la fonction publique d’Etat en mettant ses compétences à contribution ailleurs, « mais toujours dans l’optique de mieux revenir plus tard ».
« C’est très bien de vouloir résister de l’intérieur en négociant les propositions qui sont faites, mais j’ai aussi vu des gens s’épuiser en boxant dans le vide », Sabrina
Jean, tout aussi conscient des contraintes et des rouages du secteur public, tente pour sa part de positiver et d’y voir une opportunité de prendre du recul. À commencer par se poser les bonnes questions sur son travail et son avenir professionnel : « Chaque changement de gouvernement bouleverse nos carrières, mais je ne l’avais jamais ressenti à ce niveau là… »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Article écrit par Gabrielle Predko, édité par Matthieu Amaré, photographie par Thomas Decamps
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