Emploi, chômage, organisation... 10 préjugés sur le travail déconstruits
21. 6. 2023
8 min.
À l’aune de ce que vous lisez dans les médias ou de ce que vous entendez dans les dîners en ville, il vous arrive de penser que le travail coûte trop cher, qu’il y a trop de fonctionnaires dans notre pays, que l’IA va nous piquer nos jobs, qu’on sera bientôt tous des freelances ? Eh bien, vous pouvez repartir d’une page blanche. L’ouvrage Idées reçues sur le travail (Ed Le Cavalier Bleu, 2023), dirigé par la professeure de sociologie Marie-Anne Dujarier, remet en question tous nos préjugés. À coup sûr, votre vision du monde du travail en sera changée à jamais.
1. Le mot « travail » vient d’un instrument de torture…
Idée largement répandue, le mot travail viendrait du latin tripalium et ferait référence à un instrument de torture composé de trois barres de bois. Cette référence étymologique met en évidence que le travail est une souffrance, voire un supplice et qu’elle l’a toujours été. À moins que l’on fasse fausse route ! « Cette hypothèse est seulement apparue au XXe siècle et elle est très probablement fantaisiste, souligne le linguiste Franck Lebas dans les premières pages de l’ouvrage. Les linguistes qui se sont penchés sur la question privilégient plutôt le terme latin trabs, qui signifie « poutre » et qui a donné travée et entrave en français. » L’idée de contrainte, qu’on décèle dans beaucoup d’emplois du mot travail dès son apparition au XIIème siècle exprimerait ce que ressent l’animal quand on l’entrave (on immobilise les animaux afin de soigner une blessure ou de les ferrer, par exemple). Conclusion : tout laisse à penser que le terme travailler exprime un passage assortie d’une certaine résistance, mais on est bien loin de l’idée de torture.
2. Il y a trop de fonctionnaires…
« Inamovibles », « tire-au-flanc », « incompétents » : les stéréotypes concernant les fonctionnaires ne manquent pas et n’ont rien de neuf. Au XIXe siècle, on les qualifiait déjà régulièrement de « parasites » et l’expression « ponctionnaires » qui fait aujourd’hui florès sur Twitter est une sorte d’héritière d’une formule à succès sous la IIIe République : les « budgétivores ». Cet ensemble participe à l’édification d’un lieu commun : les fonctionnaires seraient payés à ne rien faire, preuve qu’il y en aurait trop. Mais il cache une autre réalité. Ces dernières années, « le contournement du statut devient la nouvelle norme de recrutement, de telle sorte que la majorité des nouveaux entrants ne sont plus titulaires (enquête Insee, le nombre de fonctionnaires, qui représentent deux tiers des agents publics, baisse de 0,5 % en 2021, tandis que le nombre de contractuels augmente de 2,8 %); phénomène que la loi dite de “transformation de la fonction publique” de 2019 ne saurait qu’accélérer, relève Émilien Ruiz, professeur à Sciences Po Paris. S’ils n’ont jamais été indéboulonnables, les agents des fonctions publiques sont de moins en moins protégés… et avec eux, l’intérêt général. »
3. En France, le travail coûte trop cher…
Certains politiciens et employeurs disent régulièrement que le « coût du travail » en France est trop élevé. Ils évoquent le salaire net (celui qu’on touche en fin de mois) plus sa part socialisée : la CSG et les cotisations sociales versées dans les caisses de retraite, santé et chômage par les employeurs et les salariés. D’autres pays n’ont pas autant socialisé leur protection sociale que la France : c’est par exemple le cas de la Suisse ou des États-Unis, où l’assurance santé est privée. Mais le travail n’est pas moins cher pour la majorité des salariés. « Dans ces pays, les employeurs et les salariés souscrivent conjointement des contrats d’assurance privée (pour la santé ou la retraite), qui sont nettement plus coûteux que la Sécurité sociale française, explique l’économiste Michael Zemmour. À l’inverse, si les cotisations sociales sont assez élevées en France, les salaires nets sont relativement modérés : les salariés intègrent dans la négociation salariale qu’ils n’auront pas besoin de payer de leur poche pour un congé maladie, maternité, ou d’épargner pour leur retraite. »
4. Les étrangers prennent le travail des français…
Qu’est-ce qu’un étranger ? C’est quelqu’un qui vit dans un pays sans en avoir la nationalité. Sur le territoire français, cela concerne un peu plus de 5 millions de personnes. Depuis la fin du XIXe siècle, la distinction entre Français et étrangers a été faite dans le champ professionnel par l’exclusion des étrangers de droits conquis par les travailleurs (droits syndicaux, sociaux, ou tout simplement à avoir un emploi). Aujourd’hui encore le Code du travail protège la main-d’œuvre nationale. Les employeurs ne peuvent recruter que des étrangers disposant d’une autorisation pour travailler en France : lorsque celle-ci ne découle pas automatiquement du titre de séjour (par exemple dans le cas d’un mariage avec un français), elle dépend de l’appréciation du niveau de chômage constaté dans le métier que la personne exerce. Cependant, l’absence d’autorisation de travail n’empêche pas que des centaines de milliers de personnes « sans papiers » soient embauchées sans être déclarées ou sous couvert d’une fausse carte ou d’un nom d’emprunt. « Mais cette idée reçue, celle qui prétend que les étrangers prennent le travail des Français ne rend pas la complexité de la réalité, souligne le sociologue Nicolas Jounin. Il est plus juste de voir dans les étrangers un “salariat bridé”, c’est- à-dire des travailleuses et des travailleurs qui, en raison de privations de droit, de difficultés pratiques ou de discriminations, sont davantage contraints d’accepter des emplois pénibles, dangereux et mal rémunérés. »
5. Le salariat, c’est du passé…
Depuis une décennie les discours annonçant la fin du salariat au profit de l’indépendance sont omniprésents. Synonyme de subordination, le salariat serait dépassé et il serait souhaitable de le remplacer par des formes d’activité plus libres qui pourraient répondre simultanément aux impératifs des entreprises et aux aspirations d’autonomie des individus. « Aussi séduisante soit-elle, cette proposition est risquée, alerte Sophie Bernard, professeure de Sociologie à l’Université Paris Dauphine (PSL). C’est justement la reconnaissance du lien de subordination à l’égard de l’employeur qui a permis aux salariés d’obtenir en contrepartie une couverture sociale des risques du travail (maladie, accident, chômage, retraite). » D’ailleurs, la spécialiste estime que si la demande d’autonomie formulée par les salariés est l’expression d’une critique du salariat et d’une aspiration à mettre à distance la subordination à laquelle il est associé, les travailleurs français restent fortement attachés aux droits et aux protections associés. Donc, il est un peu trop tôt pour conclure à la fin du salariat ! Et rien ne dit qu’il en ira autrement à l’avenir.
6. Les chômeurs sont paresseux…
Les préjugés sur les chômeurs sont plutôt du genre persistants. La personne qui ne travaille plus et qui tarde à trouver un nouveau poste a tendance à être considérée comme très fainéante. Pire, elle vivrait aux crochets de la société et de tous ceux qui continuent eux à se lever chaque matin pour gagner leur pain et payer des impôts. Penser le chômeur responsable de son état, c’est éloigner le spectre du chômage pour soi, mais c’est aussi oublier que plus de la moitié des personnes inscrites à Pôle Emploi ne sont pas indemnisées. Pour Dominique Lhuilier, professeure émérite au centre de recherche sur le travail et le développement (CNAM) : « Les chômeurs, dans l’immense majorité des cas, souhaitent (re)trouver un emploi, même si la recherche est un travail chronophage, éprouvant et essentiel pour échapper à cette condition dévalorisée. » D’ailleurs, le chômage n’est pas synonyme d’oisiveté puisque la personne en recherche doit à la fois multiplier ses démarches et accumuler les preuves de celles-ci pour répondre aux contrôles censés débusquer les parasites. Finalement, pour la spécialiste : « La paresse est une bien pauvre lecture d’un rapport complexe à l’activité et à l’emploi : il ne suffit pas de “traverser la rue” pour en retrouver un. »
7. Les jeunes ne veulent « plus travailler »
La rhétorique du « nouveau rapport au travail des jeunes » renvoie généralement à l’idée qu’ils ne veulent plus travailler, qu’ils seraient oisifs ou encore qu’ils investissent l’emploi d’une autre façon que les générations précédentes. Pourtant, une enquête réalisée en 2012 montre que les jeunes générations mettent toujours « le travail » parmi les éléments centraux de leur vie. L’étude montre également que la question du salaire reste en tête des préoccupations des jeunes Français. Loin des stéréotypes, les jeunes placent parmi les éléments les plus importants de leur rapport au travail la sécurité de l’emploi et le salaire. « Ce serait donc plutôt leur rapport à l’emploi qui a évolué, c’est-à-dire aux normes d’embauche, à la subordination, à l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle et, finalement, à l’employeur », analyse Florence Ihaddadene, maîtresse de conférences en sociologie. Ce que les jeunes ne voudraient plus, c’est se soumettre à un « patron » qui les exploite. Mais est-ce vraiment l’apanage des nouvelles générations ? Pas vraiment puisque les mouvements étudiants de Mai 68 clamaient déjà des slogans « Ne pas perdre sa vie à la gagner » ou « Ne plus jamais travailler ». Enfin, n’oublions pas que la promotion d’un « nouveau rapport au travail » ou d’une façon de « travailler autrement » ne touche pas seulement les jeunes générations.
8. « Quand on veut on peut ! » : le travail, c’est une question de mérite…
La valorisation de la volonté individuelle que l’on entend dans l’assertion « quand on veut, on peut », s’inscrit dans une idéologie méritocratique. D’après elle, les places, biens et statuts découleraient des qualités, talents et efforts de chacun. « Pourtant, ce principe est mis à mal dans les faits, notamment dans l’emploi où nous observons des discriminations importantes, observe Mireille Eberhard, docteure en sociologie. Ce traitement inégal reposant sur l’application d’un critère illégitime porte atteinte à l’égalité des droits et des chances. Il génère des inégalités fondées sur le sexe, l’origine, la « race », la religion, l’apparence physique, l’état de santé, le lieu d’habitation, l’âge, l’identité de genre ou encore l’orientation sexuelle. » Autant de critères sur lesquels les individus n’ont aucune prise, qui prennent sens dans les rapports sociaux et participent de la distribution inégalitaire des pouvoirs, du prestige et des biens. Inscrit dans une idée individualiste et méritocratique du travail, l’adage « quand on veut, on peut », n’est pas simplement faux. Pour la spécialiste : « Il tend aussi à rendre normales, voire naturelles, les inégalités sociales, et passe sous silence la réalité à la fois structurelle et ordinaire des discriminations (notamment ethnoraciales). »
9. Les robots vont bientôt remplacer les travailleurs…
L’Industrie 4.0 se démarque des vagues d’innovation précédentes par son recours à l’intelligence artificielle et à la robotique « intelligente ». Chat GPT peut écrire à notre place, Midjourney invente des images… Face à ce boom technologique, nombre d’entrepreneurs et d’acteurs économiques et politiques contemporains partagent la conviction que ces technologies vont aboutir à l’automatisation complète et donc à la fin du travail. Or, cette hypothèse résiste mal à l’épreuve des faits. En 2016, une analyse de l’OCDE sur 21 pays démontre que le risque de remplacement technologique était limité : seulement 9 % des emplois risquent d’être éliminés par l’introduction d’intelligences artificielles et de processus automatiques, mais ils seraient remplacés par d’autres. Pour preuve, avant la crise sanitaire de 2020, les pays à plus haut taux d’automatisation (Singapour, Corée du Sud, Japon) affichaient les taux de chômage les moins importants par rapport aux autres membres du G20. Pour conclure, Antonio Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris/ Institut Polytechnique de Paris, rappelle que « cette intelligence artificielle (IA) est fondée sur un travail humain, non seulement pour concevoir les algorithmes, mais aussi pour produire, enrichir et conserver les données. »
10. On ne fait plus le même métier toute sa vie…
Dès les années 1970, le diagnostic est posé : le modèle de carrière linéaire appartient au passé. De fait, le succès des notions de mobilité puis de transition professionnelle, dans un contexte de chômage de masse et de préconisation de l’emploi s’est accompagné de l’idée selon laquelle les salariés auraient dorénavant plusieurs vies professionnelles. D’après les données de l’enquête Emploi de l’INSEE, la part des actifs changeant de situation sur le marché du travail (changements d’employeur, pertes d’emploi et retours en emploi) dans l’année a augmenté de cinq points entre 1981 et 2009, pour s’établir à 18,6 %. Toutefois, ce phénomène touche généralement les travailleurs les moins qualifiés ainsi que les jeunes générations ce qui suggère que les causes de la mobilité sont d’abord à rechercher du côté des conditions d’emploi et de la fréquence accrue du passage par le chômage. « Si en 2007, près d’un actif sur dix souhaitait changer de travail, les les personnes en contrat déterminé motivent ce désir par le fait de gagner en stabilité, souligne Aurélie Gonnet, enseignante-chercheuse en sociologie, affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET). L’ancienneté tend d’ailleurs à réduire le désir de mobilité et quand désir il y a, c’est avant tout pour améliorer ses conditions de travail. »
Article édité par Romane Ganneval ; Photographie de Thomas Decamps
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