Olivier Roller : « Mon travail en photo vise à désacraliser les puissants »
12. 7. 2023
9 min.
Photographe chez Welcome to the Jungle
Qui sont aujourd’hui les personnes qui nous gouvernent ? Où se place réellement le pouvoir ? Pour une majorité d’entre nous, c’est le pouvoir démocratique qui décide de tout, mais pour le photographe-portraitiste Olivier Roller, d’autres agissent dans l’ombre. À travers une fresque de portraits, il expose les visages des nouveaux empereurs qu’il fait poser assis sur un tabouret en bois et challenge leur tronche pour révéler qui ils sont vraiment. Rencontre
Depuis plus de 15 ans, vous réalisez une série de portraits « Les Empereurs d’Aujourd’hui » dans laquelle vous immortalisez « les visages du pouvoir », c’est-à-dire des professionnels à hautes responsabilités comme des financiers, des chirurgiens, des avocats, etc. D’où vient votre intérêt pour ce type de personnages ?
C’est vrai qu’en général, les photographes mâles et hétéros ont plutôt tendance à photographier des blondes aux gros seins, mais moi j’ai toujours préféré les vieux en costards (rires). Initialement, j’ai commencé cette série dans le cadre de commandes pour divers médias. Petit à petit, j’ai commencé à le faire pour moi. J’aimais l’idée de convier ces « visages du pouvoir » pour les photographier, sans qu’ils n’aient aucune attente de ce shooting. Mon but est de révéler en photo une autre perspective que l’image corporate qu’ils ont tendance à renvoyer, de percer la carapace. Quand on y réfléchit, les artistes ne travaillent presque jamais sur l’idée du pouvoir si ce n’est pour dénoncer les conséquences négatives qui en découlent. Mais personne ne travaille à désacraliser les puissants. De tout temps, des personnalités ont payé des artistes pour les sublimer. Moi, je ne veux pas que ce soit ce point de vue qui perdure. Je veux montrer le réel, les traces du travail sur leurs visages.
Comment arrivez-vous à convaincre ces personnalités dont l’image est sans cesse surveillée d’accepter le shooting ?
Pourtant ma promesse est toute pourrie à la base : « Tu viens dans mon studio, tu prends deux heures de ta journée surbookée pour que je challenge ta tronche. Et en plus je vais montrer ta tête en immense dans un musée. Dans cinq, six ou vingt ans, tu ne seras plus PDG ou Ministre, tu n’en auras plus rien à foutre. Alors, tu es partant ? »
À l’instar des empereurs ou des héros de l’histoire, ils ont peut-être envie de se voir aux côtés des plus grands dans un musée…?
Je pense qu’il y a deux raisons à leur venue. Mais pour bien les comprendre, il faut se plonger dans la mythologie grecque dans laquelle le pouvoir est représenté par le couple oxymore entre les dieux Thanatos et Eros. Et ça n’est pas anodin. Thanatos représente la mort et a donné son nom à la thanatophobie : la peur de la mort. Chez les puissants, je crois que la peur de la mort est beaucoup plus développée que chez le commun des mortels. Ils se disent qu’en brillant professionnellement, ils resteront dans l’histoire, mais ils savent qu’ils tomberont dans l’oubli dès qu’ils quitteront leur hautes fonctions. Alors, ils se disent que c’est peut-être ce mec-là, moi, qui les fera devenir immortels. C’est pas ça qui va remplacer la peur de la mort, mais tout d’un coup les deux heures qu’ils passent en studio avec moi ont plus de valeur que l’énième réunion de leur journée. Une fois, alors qu’on m’avait programmé une visite de mon exposition à Pékin avec Tim Cook (Directeur général d’Apple, ndlr), je lui ai dit devant une photo de l’Empire Romain : « Je suis fasciné par toutes ces grandes puissances comme l’Empire Romain, qui reste un des plus grands de notre histoire, alors qu’il n’en reste que des bouts de pierre. » Gros blanc, il s’est tourné vers moi, a mis sa main sur mon épaule puis éclaté de rire. D’une manière indirecte, je venais de lui dire : « Toi, maître du monde, un jour tu seras une merde. » Finalement, il a acheté trois photos et aujourd’hui, je fantasme sur l’idée de lui qui se réveille le matin avec une de mes photos des restes d’un empereur romain. On appelle ça un memento mori : « Souviens toi qu’un jour tu vas mourir ». Le pouvoir est aussi séduisant que bref.
Après, il y a Eros, le plus beau des immortels, qui représente la pulsion de vie et le principe universel, qui assure la perpétuation des générations en rendant les êtres attractifs. Or ces puissants ont fait de hautes études et occupent des postes tellement hauts qu’autour d’eux plus personne n’ose les challenger. Tout à l’heure, je reçois un ministre qui connaît très bien mon projet. Il passe certainement sa journée entouré de gens qui lui disent « votre discours était génial », « vous étiez beau à tel moment », mais personne ne lui dit « Gérard, arrête avec ta cravate jaune, c’est moche ». En se portant modèles, ils ont peut-être l’espoir que je leur dise des choses d’eux que personne ne se permettrait de dire. L’autre jour, j’ai directement dit à un homme célèbre et très controversé, qui est venu se faire tirer le portrait, que j’adorais sa cicatrice sur la joue, il s’est figé et m’a dit : « Vous l’avez vue ? » Personne autour de lui ne mentionne son existence alors qu’elle se voit comme le nez au milieu de la figure.
Qu’est ce qui vous intéresse dans le pouvoir à tel point de le photographier ?
Déjà, j’ai fait des études et Sciences Po. D’ailleurs, ce sont vraiment des études de branleurs : il ne faut vraiment bosser que quinze jours par an et après c’est tranquille. Tes études se résument à lire des journaux. Bref, à Sciences Po, on apprend que le véritable pouvoir c’est l’action coercitive. Par exemple, rares sont les gens qui grillent les feux rouges, alors que statistiquement, il y a peu de chances qu’ils se fassent arrêter par la police. On est donc soumis face aux règles que nous imposent des inconnus. Ce pouvoir coercitif est très vite relié au fantasme. Qui sont ceux qui nous imposent des règles ? L’administration ? Le Président de la République ? Je ne pense pas qu’il soit responsable de tout ce qui nous arrive. Je trouvais ça vraiment intéressant d’explorer ce pouvoir.
Mon projet est aussi parti d’une phrase de François Hollande dans son discours au Bourget en 2012 : « Je n’ai qu’un ennemi, ce monde sans nom, sans visage, le monde de la finance. » Même si on sait que le but de cette phrase était de rassembler la gauche, je trouvais ça un peu angoissant l’idée de dire qu’il y a d’un côté le « gentil peuple », et en face le pouvoir, l’argent, les salauds. Pour questionner cette idée et éviter cette tendance à voir en noir ou en blanc, je me suis dit qu’on allait mettre un visage sur cet ennemi dont nous parlait le Président de la République.
Ensuite, comme à chaque genèse d’un projet, j’ai fait un rêve (oui, je suis un peu la Bernadette Soubirou de la photo), où je voyais un musée avec plein de gueules affichées aux murs, et le but de cette expo était de dire : « Ceux qui dirigent la France aujourd’hui, c’est eux. »
C’est une façon de désacraliser ce mythe des puissants ?
Mettre un visage sur le pouvoir, c’est aussi se dire que le pouvoir est détennu par des personnes normales. D’une certaine manière, avec mon appareil photo à moins d’un mètre de lui, je désacralise l’image du puissant, perçu comme un empereur haut perché. Comme Batman à qui tu enlèves son costume, c’est quelqu’un de normal. Moi, je me sers de l’appareil photo pour rendre ces gens qu’on fantasme simples et montrer leur vraie personnalité, leur bestialité, même s’ils n’ont pas décidé de faire un métier « normal », justement.
Peu de gens le savent, mais la pratique du portrait est souvent un réel combat entre le photographe et la personne en face. J’imagine que vous devez pas mal bousculer vos modèles pour obtenir ce que vous voulez…
Il y a différentes façons de mettre à l’aise son modèle dans le portrait. Certains passent par la séduction ou la gentillesse. Moi, je mise sur le temps qu’on va passer ensemble. Je sais quel résultat je veux et il ne peut pas y avoir deux patrons, c’est toujours moi qui contrôle la communication. L’idée, c’est d’avoir un visage qui n’offre pas de stigmate, un visage sans masque. Pour arriver à mes fins, je leur dis de penser à telle type de chose jusqu’à ce qu’ils s’abandonnent totalement, je ne les lâche pas. Au début, ils sourient toujours, au bout de dix minutes, ils en ont marre donc ils arrêtent, puis après trente minutes ils ont envie de se barrer. C’est à ce moment-là que je commence à travailler, quand ils ne sont plus dans le paraître, quand leur vraie nature se révèle.
Mais ce n’est pas toujours simple à obtenir. Une fois, un grand patron qui gère cent mille personnes est venu dans mon studio et il n’arrêtait pas de poser avec un sourire. J’ai utilisé des ruses pour qu’il arrête, mais il continuait de sourire alors j’ai décidé d’arrêter la séance. Il m’a lâché un regard rempli de haine alors je lui ai expliqué qu’on était en train de perdre notre temps tous les deux… On est repartis de zéro et j’ai finalement réussi à obtenir ce que je voulais.
En quoi ces « métiers » représentent-ils pour vous les véritables figures de pouvoir de notre société ?
Je traite de plusieurs types de pouvoirs, incarnés par des figures différentes. J’ai commencé par le pouvoir classique, c’est-à-dire démocratique, politique. Et puis un jour j’ai rencontré un publicitaire. Ce que je trouvais intéressant chez ce type de professionnels, c’est que ce sont des gens qui nous donnent envie d’acheter des choses dont on n’a pas besoin. Si la société de consommation existe, c’est parce que ces gens ont bien bossé.
Je me suis aussi intéressé aux avocats et aux chirurgiens qui n’ont - en apparence - pas de pouvoir. Mais quand tu te fais opérer, la notion de pouvoir apparaît puisque le mec sauve ta vie. Il suffit d’assister à une opération à cœur ouvert pour le réaliser. Il faut se rappeler que dans la mythologie, les gens qui ouvraient et réparaient des corps étaient des dieux.
En ce moment je travaille sur le dernier volet de la série qui traite de la violence légitime, c’est-à-dire la capacité à exercer une violence sur autrui, sans répercussion. Toi, si tu tues quelqu’un, on te fout en prison. Mais certains peuvent le faire sous ordre et on leur file une médaille. Est ce que c’est le Président de la République qui a le pouvoir, ou est-ce que c’est la personne qui en a la possibilité ?
Est ce que vous avez pu noter de réelles différences et similitudes chez vos modèles selon leur métier ? Est ce que l’homme financier est différent de l’homme des médias par exemple ?
Il y a quelques années, je voyais des différences, mais depuis dix ans, une communauté s’est créée avec toutes ces personnes de pouvoir. Avant il y avait plus de diversité dans les physiques : on pouvait trouver des personnes plus corpulentes. Il n’y avait pas une grande importance portée au corps et à l’apparence. On pouvait les voir avec des vêtements trop larges, ou porter des couleurs moches. Mais depuis dix ans, une nouvelle génération est arrivée au pouvoir. Toutes professions confondues, j’observe une plus grande maîtrise de l’image : ils font du sport, portent des habits bien taillés, ne mettent pas de cravate, se contentent de bleu marine, de noir et de gris anthracite. J’ai été très frappé par l’interchangeabilité de ces personnes dans des univers différents. Il y a vingt ou trente ans, c’était impensable de voir un homme politique devenir patron par exemple. Parfois, je shoote de jeunes ministres qui se déplacent avec des conseillers qui leur ressemblent tellement que j’ai du mal à les distinguer. J’ai même déjà été obligé d’aller voir le responsable de la sécu pour lui demander : « Excusez-moi, le Ministre, c’est lequel ? »
Je crois qu’il y a une tendance (qui me complique la tâche) à nommer à ces hauts postes des gens qui sont censés nous représenter et qui doivent donc ressembler à une moyenne. Alors qu’au début du 21ème siècle, des Pasqua ou des Seguin avaient un truc, une gueule, un style particulier.
J’ai remarqué dans votre série, notamment avec les chirurgiens, les pilotes ou les avocats, qu’un uniforme ou une tenue peut donner une image de pouvoir. Dès qu’ils mettent leurs « habits de lumière », ils deviennent des super-héros !
Si tu croises un pilote en uniforme dans un aéroport, tout le monde va le regarder. Alors que si tu lui enlèves son uniforme, le type est lambda et passe inaperçu. Sa veste en fait un puissant. D’ailleurs, ce sont les seuls que je shoote qui ont vraiment conscience de leur pouvoir et me répondent tout de suite « Oui bien sûr, je viens quand ? »
Un jour, j’ai shooté le patron de Total de l’époque, Christophe De Margerie, à la Défense. À la fin de la séance, on a continué à discuter autour de l’immense table ovale de réunion et j’ai pris une photo sous la table. Tout d’un coup le patron du monde était réduit à une paire de jambes avec des pompes. Ça aurait pu être n’importe qui, c’était pareil. L’incarnation du pouvoir est très fantasmée, et très liée à nos représentations.
Que vous a appris cette série de photos sur le pouvoir ? Sur ces métiers ?
J’ai beaucoup de respect pour ces gens qui font des métiers que je n’ai ni la capacité, ni l’envie d’exercer. Mais par-dessus tout je me demande « À quoi bon ? » J’ai un pote qui est passé de numéro 10 à numéro 2 dans une énorme société de 150 000 employés. Je l’ai retrouvé quelques mois après son évolution, tout fatigué. Il m’a dit : « Si j’avais su… Quand j’étais numéro 10, j’étais dans l’opérationnel, j’élaborais des stratégies, j’avais des grands comptes, c’était hyper intéressant. Aujourd’hui, je reçois des personnes différentes dans mon bureau toutes les demi-heure. Parfois, je ne comprends rien à ce qu’elles me disent. En fait, celle qui a le pouvoir, c’est mon assistante. » D’un côté, il a gagné beaucoup de pouvoir, mais de l’autre, il s’emmerde. C’est comme être professeur ou proviseur. Proviseur c’est cool, tu diriges l’établissement mais tu te tapes les emmerdes alors que professeur, tu fais ton cours avec des élèves plus ou moins cool. Est-ce que tu as envie par exemple d’être DG de la police municipale… Que tu veuilles devenir policier à la limite mais DGPM…
Je me demande pourquoi ces gens-là sont prêts à endurer tout ça. Surtout qu’aujourd’hui, quand tu es un puissant, on veut te couper la tête. Alors certes, tu gagnes plus que la moyenne des Français, mais moi par exemple, je préférerais être balayeur que Président de la République.
Article édité par Gabrielle Predko, photos Olivier Roller
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