Activity-based working : diversifier les espaces de travail pour libérer l'initiative

Apr 09, 2024

8 mins

Activity-based working : diversifier les espaces de travail pour libérer l'initiative
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Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

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L’activity-based working (ABW) émerge comme un nouveau paradigme dans l’aménagement des espaces de travail, proposant une approche dynamique et adaptable aux besoins réels des collaborateurs. De la redéfinition du concept à ses implications pratiques en entreprise, en passant par les résistances et les stratégies d’appropriation, Delphine Minchella, directrice académique et enseignante-chercheuse à l’EM Normandie, et Camille Rabineau, spécialiste de l’aménagement des espaces de travail explorent en profondeur cette révolution discrète, qui transforme profondément la manière dont nous concevons et vivons nos lieux de travail.

Camille Rabineau : On a coutume de résumer l’ABW au fait d’adapter l’espace de travail aux besoins des salariés et à leurs différentes activités. En réalité, cette définition se rapproche davantage de celle de l’ergonomie, dont l’étymologie grecque renvoie aux principes régissant les lois du travail. L’école française d’ergonomie cherche à adapter l’espace et les outils de travail à l’activité et non à la contraindre dans un environnement prédéfini. Je dirais que l’ABW, pour les métiers de bureau, complète cette perspective ergonomique tout en intégrant deux notions essentielles : la diversité des espaces et la mobilité, offrant ainsi une palette variée d’espaces adaptés à différentes tâches et situations de travail. Cela se traduit par une multiplication des options disponibles, incitant les individus à se déplacer. Ce postulat repose aussi, et surtout, sur la mobilité offerte par l’évolution d’outils informatiques qui ont contribué à cette nouvelle flexibilité. Delphine, tu souhaites peut-être compléter cette définition ?

Delphine Minchella : Oui, je voudrais aborder un aspect crucial lié à l’ergonomie, à savoir la distinction entre le travail prescrit et le travail réel. Le premier englobe les tâches, responsabilités et procédures formellement établies par l’employeur ou l’organisation, souvent définies dans les descriptions de poste et les contrats de travail. Cependant, au quotidien, nous accomplissons bien plus que ce qui est prescrit : il s’agit du travail réel, désignant ce que les salariés réalisent effectivement dans leur journée de travail. Celle-ci est ponctuée de réunions, d’interactions avec des collègues, de moments de réflexion. Ce sont autant d’éléments qui donnent du sens et de la valeur au travail. Dans une approche d’ABW, nous partons de cette réalité du travail, du cheminement des collaborateurs et de leurs activités tout au long de la journée. L’objectif est de fournir des espaces adaptés pour répondre à cette diversité d’activités : des espaces calmes, conviviaux, propices à la créativité… Cela implique également une adaptation aux besoins physiologiques de l’individu, notamment en tenant compte du problème majeur de la sédentarité dans les environnements de travail tertiaires. L’objectif global est de créer un cadre de travail qui favorise le bien-être des salariés.

CR : Ce que tu soulignes me permet de mettre en avant un point fondamental : l’ABW est essentiellement une philosophie d’organisation de l’espace de travail, qui ne doit pas être opposée au flex office ou à l’open space. Au contraire, ces approches se complètent. L’objectif de l’ABW est de créer une variété d’espaces, tout en cherchant à comprendre le travail réel et ses usages. C’est peut-être pourquoi cette approche est moins connue que le flex office qui se caractérise par une mutualisation des postes. Cependant, les bénéfices de l’ABW sont plus évidents : en organisant l’espace en fonction des différentes activités qu’il recouvre, on offre aux salariés une plus grande autonomie. Avec une diversité d’espaces de travail disponibles, leur liberté d’initiative est encouragée : chacun peut utiliser les lieux selon ses besoins individuels sans être constamment surveillé par son manager. La confiance joue d’ailleurs un rôle crucial dans cette dynamique.

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DM : Effectivement, dans le cadre de l’ABW, le manager ne sait pas toujours où se trouve précisément le collaborateur. Ainsi, la notion de confiance devient essentielle. Il est intéressant de noter que le bureau tel que nous le connaissons, avec un poste de travail attitré, trouve ses origines dans l’héritage historique de la salle de classe, symbolisant à la fois le contrôle, la surveillance et la discipline. Les premiers changements qui ont ouvert la voie vers l’ABW sont difficiles à dater précisément. Dans la littérature scientifique mondiale, le flex office et l’ABW sont souvent associés, car une réorganisation spatiale est souvent motivée par des considérations financières. En effet, les bureaux représentent le deuxième poste de dépenses des entreprises. Ceci explique en partie pourquoi ces deux configurations spatiales sont étroitement liées. Camille, tu as peut-être d’ailleurs d’autres expériences à partager sur le terrain ?

CR : Il est, en effet, rare de trouver des projets qui séparent complètement l’ABW du flex office. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette corrélation, c’est de comprendre que l’ABW rend le flex office à la fois pertinent et soutenable. Pertinent, car la combinaison de la mutualisation des postes de travail et de la diversification des espaces encourage la mobilité. Soutenable, car le flex office seul peut être perçu comme une privation dans la mesure où « l’on doit partager son bureau ». En contrepartie, les salariés se voient offrir de nouveaux territoires à explorer à travers une variété d’espaces, à la fois collectifs et individuels. De plus, cette combinaison favorise la collaboration, les échanges sociaux et même la transversalité, des éléments cruciaux dans le contexte émergent du travail hybride. En effet, de nombreuses études montrent que le collectif est souvent fragilisé dans ce nouveau mode de travail distanciel. Est-ce que tu as observé d’autres enjeux ?

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DM : La plupart des entreprises qui me contactent font face à un dilemme : elles veulent passer au flex office… sans le nommer, de peur de provoquer une levée de boucliers. Le flex office est effectivement associé à une perte d’espace de travail individuel. Or, l’espace est très symbolique puisque c’est la matérialisation du contrat de travail. C’est particulièrement marqué chez les cadres supérieurs : souvent dotés d’un bureau privatif, leur territorialisation s’exprime par la dimension en mètres carrés du bureau ou le nombre de fenêtres. La notion de justice spatiale devient alors fondamentale, car ils vont comparer les espaces auxquels ils ont le droit de disposer. Il est important que le top management soit exemplaire pour embarquer l’ensemble des équipes, sinon ce sera perçu comme une injustice, laquelle représente un frein considérable pour le bon déroulement du projet. C’est là que les arguments en faveur de l’ABW sont intéressants, car cette démarche repose sur l’écoute des salariés et l’observation de leur travail. C’est également une hétérotopie de la maison : on recrée un lieu plus propice aux échanges informels et aux mouvements. Les personnes habituées au télétravail gardent les activités de concentration pour le télétravail, suggérant que les activités relationnelles sont associées au temps de bureau.

CR : Oui, en cela, l’activity-based working me semble être une organisation pérenne, car elle s’adapte aux mutations actuelles du travail. Néanmoins, ce type de concept peut aussi être en décalage avec la réalité du travail. Il existe encore de nombreux métiers sédentaires, monotâches et routiniers. Il ne faut pas les éluder. L’ABW nécessite un examen approfondi des modes de travail et de l’évolution des compétences à l’image des réflexions sur l’avenir des métiers avec l’arrivée de l’IA. L’autre frein me semble plus individuel : tout le monde n’est pas à l’aise avec la mobilité. Cela exige une certaine confiance en soi, une aisance pour naviguer librement dans son environnement professionnel. Il faut « oser être libre » alors que rester figé à un bureau, avec des routines et des repères, procure un sentiment de sécurité. Une étude a d’ailleurs révélé qu’il existe, dans les environnements en ABW, 30 % de salariés appelés « squatters ». Qu’est-ce que cela sous-entend ? Les changements dans les pratiques collectives sont essentiels : il faut créer de nouveaux rituels pour s’approprier les nouveaux espaces. De plus, il est important de soigner ces différents lieux, de les rendre attrayants et agréables, afin de susciter l’intérêt des équipes et de créer des « nudges », de nouveaux réflexes de travail. L’enjeu est d’offrir une congruence entre les utilisations prévues des espaces et l’atmosphère qu’ils véhiculent.

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DM : Tout à fait. L’appropriation ne se fait ni par un simple mode d’emploi, ni par des injonctions imposées par la nouvelle organisation spatiale. Cela risque d’engendrer des résistances. Les collaborateurs coopéreront uniquement si la communication réalisée a du sens pour eux. Selon Chester Barnard, auteur ayant théorisé les raisons qui incitent un individu à coopérer avec une organisation plutôt qu’avec une autre, il existe une « zone d’indifférence » chez chaque individu, à l’intérieur de laquelle les décisions sont acceptables sans pousser à une remise en question consciente de leur autorité. Si la demande concerne leur travail et reste dans leur zone d’indifférence, le changement est généralement bien accueilli. En revanche, sortir de cette zone engendre de la résistance. En termes d’espaces, ce n’est pas simple, car il implique de passer d’un lieu qui a du sens dans l’imaginaire collectif à un nouvel espace où une nouvelle expérience collective doit être créée. Ça passe par la ritualisation des pratiques et la possibilité pour les individus d’expérimenter des choses. La culture organisationnelle doit donc encourager cette adaptation en laissant de la place à l’initiative individuelle, tout en assurant également des zones où chacun peut s’isoler. En effet, nous avons tous besoin de prendre un certain recul sur notre environnement immédiat. Camille, je sais que tu attaches une grande importance à l’expérience vécue des lieux : comment parviens-tu à faciliter l’appropriation des espaces par les managers et les collaborateurs ?

CR : Le manager joue un rôle assez inconfortable dans cette transition. La reconfiguration des espaces perturbe ses habitudes, car il est important de rappeler que son niveau de pouvoir se reflète souvent par l’espace qu’il occupe. De plus, certains aspects de son activité, notamment ceux liés à la confidentialité, seront remis en question par les nouveaux aménagements. De surcroît, les managers se voient également chargés de porter les transformations liées au travail hybride, ce qui ajoute une pression supplémentaire. Le dernier baromètre d’Empreinte Humaine a révélé que 52 % des managers éprouvent un sentiment de détresse psychologique. Pour faciliter leur appropriation du projet, je les intègre rapidement dans la réflexion afin de les responsabiliser. En effet, ce sont eux qui donnent du sens à l’aménagement en exprimant leurs besoins, en réfléchissant à la manière de favoriser une meilleure collaboration et de briser les silos.
Ils ont également pour responsabilité de donner le coup d’envoi d’une nouvelle dynamique, de créer de nouvelles habitudes et d’instaurer des rituels d’équipe dans ces nouveaux espaces. C’est pourquoi je préconise de travailler sur un changement de posture pour passer d’un rôle directif à celui de facilitateur, capable d’animer une vie collective et de favoriser les échanges. Mais n’oublions pas que les nouveaux usages doivent également se développer indépendamment des managers : l’autonomie des collaborateurs se trouve dans les moments où le manager n’est pas présent ! Ce changement de paradigme culturel est complexe à mettre en œuvre. Si tu as d’autres idées ou suggestions, je serais curieuse de les entendre ?

DM : Il est difficile d’engager un changement si le top management reste cantonné à ses bureaux attitrés. Je constate que l’exemplarité est un vecteur de sens. Mais attention, ce n’est pas parce qu’un dirigeant ou qu’un manager adopte de nouvelles habitudes en termes de spatialité que tout le monde va suivre ou être convaincu. En revanche, l’inverse est vrai. Pourquoi ? Parce que cela envoie un signal négatif : « Si ce n’est pas bon pour mon manager, ce n’est pas bon pour moi. » De plus, les salariés ne sont pas dupes : garder son bureau est perçu comme un privilège, comme l’expression de l’arbitraire, et c’est inaudible voire inique. Les collaborateurs vont donc adapter leur comportement, soit par de l’inertie, soit par une forme de résistance. Il existe néanmoins des contre-exemples : je pense au groupe Récréa dont le siège est à Caen. Ayant constaté un plébiscite pour le télétravail, le DRH a accordé deux jours à distance par semaine. Le taux d’occupation a donc chuté et ils sont en train de passer au flex office avec quelques principes de l’ABW. Et bien, les cinq premiers espaces à adopter ce modèle sont les cinq bureaux privatifs de la direction. Ces signaux sont très forts et me semblent des exemples à suivre lorsqu’on lance une démarche de transformation spatiale pérenne.

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Article rédigé par Laure Girardot et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.