Career showers : « Mes copines célèbrent leurs grossesses, moi ma carrière ! »
Oct 10, 2024
5 mins
Sur les réseaux sociaux américains, une nouvelle trend est apparue : celle de remplacer la traditionnelle “baby shower”, par sa… “Career shower” ! Ou l’occasion, pour les femmes, de fêter en grande pompe leurs succès professionnels au même titre que de se marier ou avoir un enfant. Alors, vraie avancée féministe ou miroir aux alouettes ?
Sur les vidéos TikTok ou YouTube, les ballons sont gonflés, le champagne est au frigo et les cupcakes sont tout juste sortis du four. Les ami·e·s sont réunis dans la grande salle à manger américaine, prêt·e·s à célébrer l’heureux événement. Énièmes images de « baby shower » publiées sur les réseaux sociaux ? Non, car ce qu’on peut lire sur le gâteau ce n’est pas « fille ou garçon » mais « félicitations pour ta promotion ! » et le hashtag qui accompagne ces vidéos indique « career shower », que vous pouvez traduire en « célébration de carrière ».
Parmi les queens de cette trend, on retrouve l’Américaine Kellie Gerardi, une des 100 premières femmes de l’Histoire à s’être envolée pour l’espace. L’astronaute aux 800k abonnés nous invite à découvrir sa « space-shower » organisée par sa maman. Quand il s’agit de célébrer le deuxième voyage dans l’espace de sa fille, rien n’est négligé : dans une maison décorée au thème de l’Univers, la vidéo TikTok nous montre des invités siroter des cocktails et manger des biscuits pailletés aux allures intergalactiques. Et face à cette career shower, les commentaires des internautes semblent unanimes : quelle belle idée de célébrer enfin la réussite professionnelle au féminin, au même titre que l’accomplissement de devenir maman !
Célébrer la réussite professionnelle au féminin
L’idée part d’un ras-le-bol général : les femmes ne sont célébrées que pour des événements de l’ordre du personnel. Neelam, artiste visuel multimédia canadienne, l’a réalisé grâce à l’épisode A woman’s right to shoes de la série Sex & The City. L’héroïne Carrie Bradshaw y célèbre par elle-même ses choix de vie et sa réussite en se mariant à elle-même (et en s’offrant une paire de Manolo Blahnik plutôt que de dépenser pour un enfant…) « Entre celles qui se marient et celles qui ont des enfants, je passe mon temps à célébrer mes copines » regrette la jeune femme de 34 ans, ni mariée ni maman. « Bien sûr, ça me comble de bonheur pour elles, mais je ne comprends pas pourquoi je ne serai pas mise en valeur pour mes accomplissements à mon tour ! »
Si nous ne sommes plus en 1950 et que les femmes ne sont plus prisonnières des cuisines (sûrement grâce à Moulinex !), la division genrée des rôles a la peau dure. « Le système fait que nous sommes habitués à ce que les femmes prennent davantage de charges », introduit Jenny Chammas, mastercoach fondatrice de Coachappy, entreprise qui accompagne les entreprises et leurs talents féminins dans l’affirmation de leur leadership. Et la répartition sexuée des tâches familiales et domestiques se traduit dans leurs carrières. « Les femmes donnent souvent la priorité aux aspects pratiques du travail plutôt qu’à l’emploi », nous apprend Emma Bolger, responsable du programme en orientation et développement de carrière à l’Université de l’Ouest de l’Écosse. Ce qui est vu comme une préférence est avant tout déterminé par un ensemble de contraintes et de pressions sociales, précise la docteure. Nous attendons des femmes qu’elles soient des épouses et des mères avant d’être des businesswomen.
Alors que le parcours de la réussite professionnelle est semé d’embûches pour les femmes, celles qui font le choix de s’y lancer réclament plus de reconnaissance. C’est pourquoi Neelam a organisé avec sa meilleure amie Natalia Knowlton, elle aussi indépendante dans le milieu artistique, leur career shower. « On a toutes les deux monté notre propre entreprise, ce qui nous prend beaucoup de temps et d’énergie, tout comme un bébé. Évidemment qu’on doit se célébrer pour ça ! » Lors d’une soirée mémorable à Montréal, les deux jeunes femmes ont dîné dans un restaurant japonais chic puis ont dansé et chanté dans une salle de karaoké jusqu’au bout de la nuit. Micro en main, elles ont fini la soirée aux aurores en s’adressant un discours chacune leur tour. « Même si on se parle tous les jours, qu’on se soutient et qu’on sait qu’on est mutuellement fière de l’autre, le verbaliser nous a beaucoup émues. On a fini par pleurer dans les bras l’une de l’autre. » Se sentant enfin reconnues dans leur choix de vie (et dans leur succès !), les deux femmes ont souhaité publier leur career shower sur les réseaux sociaux afin de pouvoir en inspirer d’autres. « Je voulais montrer ce que c’était d’être fière de soi et que, sans forcément être mère ou épouse, il était tout à fait possible d’être épanouie dans sa vie, et reconnue comme telle. »
À deux ou à dix : pas de règles pour les career showers
Amy Chan, experte en relations amoureuses et autrice à succès de Breakup Bootcamp, a adopté le concept des career showers et donne des conseils sur les réseaux pour les organiser. « Une career shower est un succès si les invités s’amusent, se sentent inspirés et repartent avec un sentiment d’appartenance à la communauté. » Donc, pas de manuel à suivre à la lettre. Quant aux événements à célébrer, il n’y a pas de liste non plus. « Il suffit que la réalisation professionnelle change de manière significative la trajectoire de votre carrière. » La Canadienne se remémore ainsi une Career shower où trois femmes étaient célébrées en même temps : « l’une était mère au foyer et s’apprêtait à réintégrer le monde du travail, une autre avait quitté un emploi toxique et la troisième a remporté le prix du meilleur vendeur de son entreprise. »
Célébrer différentes trajectoires de carrière est un élément essentiel des career showers, pour Emma Bolger. « On a cette idée que les parcours pro doivent être ascendants, mais c’est une notion qui est très masculine. » Les événements de la vie perso bousculent les trajectoires professionnelles des femmes. «Il y a des interruptions, des ralentissements ou des transitions. Pour autant, cela ne les rend pas moins honorables. » À ce titre, une femme qui a un enfant n’arrête pas soudainement d’avoir une carrière. Donc, le fait de célébrer permet de rajouter un peu de sensationnel dans des parcours qui sont regardés de haut.
Concernant les présents offerts par les invités, Amy Chan propose de troquer les habituels objets matérialistes pour des « cadeaux de sagesse ». Le but d’une career shower étant de soutenir une personne dans ses réalisations, « il est plus pertinent de préparer des questions qui aideront les invités à s’aider mutuellement à progresser. » En d’autres termes, profiter de cet événement pour partager ses conseils et ses erreurs dans un but collectif plus grand : s’affranchir ensemble du schéma classique de la réussite dans la vie d’une femme.
Pourquoi les hommes devraient organiser leurs baby shower
Pour certain·e·s pourtant, les Career showers pourraient bien diviser plus que réunir. En 2023, Nadia Shehadeh mettait déjà en garde sur cette vision du succès féminin simplifié à outrance, avec son livre Anti-GirlBoss. « Le mythe de la girlboss renvoie à l’idée que les femmes peuvent tout accomplir si elles sont diligentes et prêtes à tout sacrifier » vilipende l’essayiste allemande. « Comme si les injustices sociales avaient cessé d’exister, et que désormais si vous n’avez pas un job de rêve c’est que vous n’avez pas assez fourni d’efforts. » Une idée que les career showers pourraient renforcer sans le vouloir : « On nous fait miroiter la réussite à quelques centimètres de notre visage, ce qui a pour effet de minimiser voire effacer toutes les contraintes structurelles qui pèsent sur l’ascension de certaines femmes de couleur ou avec un handicap, par exemple », met en garde Nadia Shehadeh.
Et puis, qu’est-ce que la réussite finalement ? Dans un épisode de son podcast Sensées, Jenny Chammas argumente que nous avons collectivement une définition du succès qui est erronée. La société ne prend en compte que deux éléments : l’argent et les responsabilités, alors que l’épanouissement personnel est rarement mentionné. Célébrer avec des gâteaux où nous pouvons lire « femme riche et indépendante » donne du grain à moudre à cette définition. « Et puis il y a aussi un côté élitiste, argumente Nadia Shehadeh, je pense à tous ces jobs, principalement ceux alimentaires, qui ne seraient sûrement pas célébrés avec une career shower. » Pour autant l’autrice d’Anti-Girlboss ne condamnerait pas les career showers entièrement. « Les femmes ont déjà assez peu de modèles autres que des femmes au foyer alors, avoir un phénomène qui challenge cette vision, qui milite pour l’indépendance économique des femmes, ça reste positif. »
Comme Neelam ou Kellie, exposer ses fiertés professionnelles en tant que femme peut donc avoir un vrai effet de role-model. Sans pour autant oublier que derrière chaque grand succès se cache des échecs, des doutes, des retours en arrière… Et des choix qui évoluent (ou non) : on peut vouloir, d’une année sur l’autre, organiser une career shower, puis une baby shower, puis une career shower ! (ou pas). Avec en ligne de mire l’idée que les hommes, dans un futur monde égalitaire, organisent eux-aussi leurs… babies showers ?
Article écrit part Camille Perdriaud et édité par Clémence Lesacq Gosset - photographie par Thomas Decamps
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