« Plus qu'une règle d'or, partir à l'heure du bureau est devenu ma bataille »
Apr 09, 2024
5 mins
Empiler les journées à rallonge, travailler même malade, rogner sur ses congés… Le présentéisme pousse au zèle ses adeptes, tout en stigmatisant ceux qui s’y soustraient. À l’instar de Victor*, accueilli à la manière d’une perle rare dans son équipe d’événementiel, mais tôt relégué au rang de mouton noir « désinvestit » au motif qu’il respecterait « trop » ses horaires réglementaires. Une criante injustice, au regard de ce trentenaire parti en croisade contre « notre mal français ».
Honorer les mentions de son contrat de travail et se retrouver au ban d’une boîte, précisément pour cette raison. Voilà le scénario kafkaïen dans lequel je suis piégé. Cherchez l’erreur ! Tout avait pourtant démarré sous les meilleurs auspices, dans la société d’événementiel que j’ai rejoint en 2021. Un manager aux petits soins, des collaborateurs friendly, et plusieurs projets stimulants à l’horizon. Le jackpot, quoi. Jusqu’à ce qu’une ombre vienne obscurcir ce tableau. Passé plusieurs semaines, j’ai réalisé que l’ensemble de l’open space dépassait le planning horaire réglementaire. Parfois copieusement.
Nous avons tous été embauchés pour travailler de 9h à 18h, mais j’étais le seul à mettre les voiles à cette heure. Aux pauses café certains fanfaronnaient, dans une surenchère qui frisait l’absurde, avoir « bouclé » vers 19h, 20h - voire davantage. Curieux concours de « moi j’en fais plus, non, moi encore plus ! ». Ces conversations me faisaient l’effet d’une parodie, jusqu’au jour où, devant un parterre de collègues, une collaboratrice m’a lancé d’un air mi-amusée, mi-mesquine : « C’est quand même pénible ce problème d’éclairage, passé le coucher de soleil. Mais toi, tu ne vois pas de quoi on parle Victor, hein ? » Alors que toute l’assemblée esquissait un sourire entendu, j’ai senti que quelque chose basculait.
« Ton manque d’engagement plombe l’esprit d’équipe »
La digue avait cédé. J’ai eu droit au chapelet traditionnel de vannes : « *Fais gaffe, il est bientôt 17h45, tu risques de louper ta demi-journée de congé ! » Ou alors, les soirs où je tirais un peu sur mon emploi du temps : « Mais attends, t’as pas regardé ta montre ? Il est bientôt 18h30, tu virerais pas workaholic ? » Toujours sur un ton humoristique, bien sûr. Mais de blagues en blagues, les vérités s’additionnent. Quelles vérités, en l’occurrence ? Celles d’un imaginaire commun qui encense, plus ou moins consciemment, le présentéisme. Une logique tordue qui métamorphose le salarié ayant « l’indécence » de mettre les voiles à l’horaire contractuel… en élément démotivé. Pire : par effet épidermique, il tirerait l’ensemble de l’équipe vers le bas. Une fois, mon N+1 m’a notifié, d’un air désolé - mortifié, presque -, être peiné de me voir « détaler » à chaque fin de journée. Et qu’au lieu d’être un « team player solidaire », je donnais le mauvais exemple. Quel culot ! Autant me balancer à la figure que j’avais un poil dans la main, tant qu’on y est.
Qu’une chose soit claire : je ne suis ni un flemmard, ni un quiet quitter (employé désinvestit de son travail, NDLR). Mon travail de chargé de com est ma vocation. J’ai été employé sur la base d’un CV béton et de compétences maîtrisées. Je n’ai jamais fuis devant mes responsabilités, et les retours sont unanimes : j’accomplis mes missions avec sérieux et implication. Malgré cette conscience lucide sur la qualité de mes rendus, petit à petit, le doute s’est instillé en moi : « Suis-je vraiment à la hauteur de l’ambition de cette société ? » Des réflexions qui vous sautent à la gorge dès que vous quittez le bureau, avant de vous précipiter dans la spirale de l’auto-culpabilisation. Tant et si bien que j’ai fini par être à deux doigts de craquer, et m’aligner sur les habitudes de mes collègues. Avant de réaliser que me fondre dans ce moule, ce serait me rendre complice d’un système aussi irrationnel que dangereux.
Travailler plus pour performer mieux ? L’erreur.
C’était décidé. J’allais faire du strict respect de mes horaires, plus qu’une règle d’or, une bataille anti-présentéiste ! Chaque jour, je me faisais un devoir moral de partir au grand maximum 10 minutes après 18h. Même si, de fait, les missions qui tombaient en pluie drue sur ma boite mail auraient pu me pousser à travailler non stop, 24h/24h. D’autant plus que j’évolue dans un secteur sous pression, où les deadlines ont tôt fait de s’empiler. Mais alors, où fixer la limite ? Au nom de la performance, pourquoi ne pas faire sauter mes pauses clopes et mon heure de déjeuner - puis mettre entre parenthèses mon projet d’enfant, dans la foulée ? Entre s’investir et endosser le sinistre costume du « bourreau de travail » sacrifiant sa sphère perso sur l’autel de la productivité, il y a un fossé que je me suis juré de ne jamais franchir. Tout simplement parce que je n’ai aucune envie d’être une énième victime du surtravail.
Le vrai visage du présentéisme, c’est n’est pas celui du golden boy ou de la business woman triomphante, récompensés pour leurs heures sup’ non-rémunérées par une avalanche de gratifications. Non, ce « vrai visage », je l’identifie plutôt aux traits harassés de mes amis, toujours en retard aux dîners parce qu’ils étaient - encore - « charrette ». Ou qui ne se « permettent » pas de prendre leur congés pour partir en vacances - avant de m’avouer, en aparté, ne même plus trouver le temps de cultiver leur couple. À force de tirer sur la corde, ces « cravacheurs » deviennent même improductifs au bureau. Prochaine étape ? Le burn out, sans doute.
Présentéisme : un jeu à somme nulle
Au moment d’évoquer l’impact néfaste du présentéisme auprès de mes collègues, je n’ai récolté que des sourires sceptiques. Sans doute parce que le phénomène suppose, par logique arithmétique, que le temps écoulé au bureau est proportionnel à la qualité des tâches accomplies. Alors pour me punir de prendre des « libertés », là où mes collègues avaient le sentiment de s’infliger des privations, certains m’ont évincé de responsabilités. En sous-entendant que, de toute façon, je n’aurai jamais « le temps » de m’y atteler. Un coup à vous dégoûter de votre travail.
Récemment, j’ai failli claquer la porte. Poser ma démission, changer d’air. Pour plier bagage vers le Danemark, peut-être ? Après tout, le pays est considéré comme l’un des modèles du « bien-vivre » au travail. Là bas, soyez sûr que dynamiter vos horaires de bureau ne vous glissera pas dans le glorieux costume du « Superman du salariat ». On interprétera plutôt votre stakhanovisme (tendance à la surproductivité, NDLR) comme le symptôme d’une organisation chaotique ou… d’un fayotage outrancier. Même si la culture de l’ultra-performance au sein de la boîte m’empêche désormais d’envisager d’y faire « carrière », pour des raisons de sécurité financière, il n’est pas question de quitter le navire dès maintenant. Alors j’ai appris à assumer le rôle de « vilain petit canard » de la famille.
Afin de renverser la vapeur, l’horizon d’un slow management pacifié
Pour se soustraire à cette course au « qui en fera le plus », où chacun épie les horaires d’arrivée et de départ de l’autre façon Big Brother, je mise sur la transparence. Lorsqu’on me demande si je pars « déjà », je réponds simplement - l’air courtois, si possible - qu’il est « l’heure » et que ma séance d’escalade ou de ciné m’attendent. Parfois, je me permets même de jouer, moi aussi, la carte de l’humour en souhaitant à mes collègues de ne pas se « provoquer d’ulcère » à force de « faire la clôture ».
Ne pas aller au conflit. Être cordial, mais sans manquer de répondant. C’est ma manière de montrer que je suis droit dans mes bottes, et de normaliser le fait de partir à l’heure, au lieu d’alimenter la concurrence qui règne dans l’entreprise. Une atmosphère d’autant plus anxiogène qu’elle est hypocrite. Je soupçonne que la majorité de ces « part-tard » flânent sur Internet, jusqu’à ce que leur horaire de départ leur paraisse « acceptable ». Ou qu’ils s’arrangent pour prendre des pauses à rallonge, histoire de bosser jusqu’à pas d’heure. Quel sketch.
Il y a urgence à mettre un point final à ce jeu de faux-semblants. Aussi fou que cela puisse paraître, j’ai déjà été dans une entreprise où chacun se sentait autorisé à quitter son travail, une fois ses tâches accomplies. Et où l’on se souriait sincèrement lorsque cela arrivait à tel ou tel collègue. Je n’évoque pas une vision d’utopie idyllique, mais un modèle accessible basé sur une notion élémentaire : moins de travail ne tue pas le travail - au contraire !
Pour démocratiser ce principe, aux managers de prendre le taureau par les cornes grâce au slow management. Que ce soit via l’instauration de la semaine de quatre jours, l’interdiction d’envoi de mail en interne le week-end, la fermeture des locaux aux horaires réglementaires… Des options sont à portée de main. À nos têtes d’entreprise de s’en emparer, afin de poser des limites. Pas pour brider l’investissement des salariés, attention ! Mais plutôt dans l’optique de leur assurer un temps libre auquel ils ont droit - et besoin. Tout simplement parce que sans bouffée d’oxygène, aucun employé n’est capable de se hisser au maximum de ses capacités.
(1) Le prénom a été modifié.
Article écrit par Antonin Gratien, édité par Aurélie Cerffond ; Photo par Thomas Decamps.
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