Reconversion : pourquoi s'accompagne-t-elle parfois d’un sentiment de déclassement ?
Apr 19, 2024
4 mins
Switcher d’un métier intellectuel à un travail manuel, d’un salaire confortable à un SMIC, quitter un poste qui participe à notre rayonnement social pour travailler dans l’ombre des projecteurs… Une reconversion pro s’accompagne parfois d’une impression de dégringolade sociale. Comment expliquer cette sensation de déclassement social, alors que l’on sait avoir fait le bon choix ?
Dans la vie pré-Covid, Cécile exerçait comme assistante administrative dans des secteurs privés : les banques, la vidéoprotection, l’architecture… Une rupture conventionnelle et une poignée d’années plus tard, loin des bureaux et des fichiers Excel, elle passe de domicile en domicile chargée de courses et de produits ménagers pour subvenir aux besoins de personnes âgées ou en situation de handicap. « Je fais les courses, le ménage, j’écoute les gens… Il n’y a aucune qualification requise, je suis vraiment au bas de l’échelle hiérarchique. Le jour où j’ai dit à mon ancien directeur ce que je faisais, il a eu un mouvement de recul, il n’en revenait pas… comme si c’était n’importe quoi. » Lorsqu’on lui demande ce qu’elle fait dans la vie – question indéboulonnable d’une nouvelle rencontre – Cécile lit l’incompréhension sur les visages. « Quand j’explique que je suis aide à domicile, les gens sont curieux, puis ils me demandent pourquoi je fais ça, me disent que je pourrais faire autre chose… Mais moi je trouve ça super, de m’occuper des gens. »
Une hiérarchisation des métiers
Rattaché à un bagage social, culturel et économique, le métier donne, à priori, quelques indices sur la situation sociale de celui qui l’exerce. Selon les valeurs mises en avant dans notre société (productivité, réussite individuelle et financière), certains métiers bénéficient, à tort, de davantage de considération : ce sont les postes qui nécessitent un BAC+5, ceux qui rapportent gros sur le compte en banque, ceux qui s’appuient sur un solide bagage intellectuel, ceux qui sont surmédiatisés et donc valorisés aux yeux des autres. À l’inverse, les métiers qui ne nécessitent pas de qualifications particulières ou très majoritairement exercés par des femmes, par exemple, bénéficient d’une rémunération et d’un intérêt amoindris. « Il existe une très forte confusion entre “réussir sa vie” et “réussir dans la vie”. Certains pensent que “réussir” signifie réussir socialement, donc financièrement, alors qu’une étude sur le bonheur menée à Harvard depuis 86 ans montre bien que ce qui nous rend heureux n’est pas la réussite sociale, ni la reconnaissance, ni la réussite financière, mais le fait d’être en adéquation avec ses besoins et d’entretenir des liens sociaux qualitatifs », rappelle Johanna Rozemblum, psychologue clinicienne à Paris.
Cette sensation de vivre un déclassement social après une reconversion, dûe au fait de s’être dirigée vers un métier moins valorisé socialement, Camille, 29 ans, l’a également ressentie. Après ses études en journalisme, elle s’est rapidement inscrite à un CAP cuisine en accéléré. « Mon travail, qui n’était plus intellectuel mais manuel, était forcément aussi un peu redondant. J’effectuais les mêmes gestes chaque jour, je faisais des tâches ingrates comme faire la plonge, nettoyer ma cuisine à la fin… Mais le métier est comme ça et il me plait ! »
Avec les autres, sauver la face
En société pourtant, la cuisinière a inconsciemment mis en place un discours, qu’elle ressortait dès que la question « boulot » se posait. « Je disais que je bossais en cuisine mais que j’étais journaliste de formation. Il fallait toujours que je place que j’avais une double casquette, que je ne faisais pas « que » ça. J’avais peur qu’on croit que j’avais seulement un CAP, que j’avais fait ça toute ma vie… Ce qui est un peu con, parce qu’être cuisinière n’induit pas un manque de culture ou d’intelligence. » La crainte du regard extérieur est aussi le signe d’un jugement intégré, comme l’admet Camille, qui bien qu’ayant exercé en cuisine, ne parvenait pas à s’extirper de cette forme de jugement.
« Si le regard de l’autre nous questionne sur nos propres choix alors qu’à priori on est la personne la mieux placée pour savoir ce qui est bon pour nous, c’est que cette société a encore un poids sur nous et sur l’image qu’on renvoie », affirme Johanna Rozemblum. Selon la psychologue, le poids du regard sociétal n’est toutefois pas nécessairement incompatible avec le fait de faire des choix qui soient alignés avec nous-mêmes. Il ne devient un problème que lorsque ce poids empêche un changement nécessaire, et pèse sur nos décisions individuelles.
Le choix des mots
Cécile, qui sent les regards interloqués quand elle aborde les ménages, s’en affranchit rapidement puisqu’elle sait les bénéfices que cette reconversion lui a apporté. « J’ai eu l’impression d’être restée toute ma vie assise derrière un écran et maintenant je suis dans l’action, mes journées ne sont jamais les mêmes, j’ai gagné en liberté, je me rends utile… C’est un métier qui a un sens énorme, qui est fatiguant aussi, mais qui rejoint l’humain dans tout ce qu’il a de plus essentiel, puisque l’on fait justement l’essentiel. » L’ex-assistante a parfaitement conscience de ce qu’elle a laissé derrière elle : c’est d’ailleurs le principe de la reconversion, qui est censée tendre vers du mieux. « Quand on entame une reconversion, on ne cherche pas forcément un gain financier, mais davantage d’épanouissement, un alignement avec nos idéaux, notre éthique et nos besoins. C’est uniquement le regard des autres qui peut créer cette sensation de déclassement, parce que la reconversion vient répondre à un besoin très intime et personnel », analyse Johanna Rozenblum.
Si les métiers essentiels ont été revalorisés par la crise du Covid, c’est surtout le discours que l’on a sur son propre métier qui va participer à façonner le regard d’autrui. Ce peut être ce degré de passion perceptible dans la voix, l’aboutissement d’une quête de sens qui anime une personne quotidiennement, des sensations retrouvées dans un métier manuel… Cécile, qui ne parlait jamais de son poste d’assistante, qu’elle a pourtant exercé 25 ans, est désormais bien plus éloquente et animée lorsqu’il s’agit de parler de son travail. « Je prends le temps d’expliquer aux autres de quoi il s’agit, et je défends mon métier et mon choix à l’exercer. J’ai l’impression que ma carrière n’a pas eu beaucoup de sens jusqu’à maintenant, alors que ce sens est désormais très fort. Et puis, c’est aussi comme une thérapie pour moi qui suis un peu timide, d’aller au contact des autres… C’est comme si j’avais longtemps été recroquevillée, et que je m’étais enfin dépliée. »
Article rédigé par Pauline Allione, édité par Gabrielle Predko, photographie par Thomas Decamps
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