« Qu'est-ce que tu veux de plus ?! » : infos et absurdités sur la parité
16 sept 2024
6 min
Depuis quelques années, la journaliste Alexandra Zykunov porte la voix du féminisme en Allemagne. Avec plus de 60 000 abonnés sur Instagram et un premier essai à succès en 2022, elle signe « Qu'est-ce que tu veux de plus ?! Chiffres, faits et absurdités sur notre si grande égalité » (ed. Ullstein, 2023, non traduit). Un titre qui se suffit à lui-même... Rencontre.
Avec ce livre, vous vouliez « mettre en lumière les chiffres et absurdités qui montrent comment les femmes sont désavantagées dans les pays industrialisés ». Ce n’est pas une mince affaire ! D’où vient ce projet ?
J’avais déjà rédigé un premier livre, qui visait à fournir des arguments face à tout un tas de remarques sexistes du quotidien (« “Cela fait longtemps que nous sommes tous égaux !“ 25 phrases à la con et comment les démonter », ed. Ullstein, 2022, non traduit de l’Allemand). Lors de mes recherches, je suis tombé sur tellement de chiffres qui m’ont sidérée que j’avais besoin d’un deuxième livre pour tout mettre. Par exemple, plus de 80% des contributeurs mondiaux de Wikipédia sont des hommes, plus de 90% des maires allemands sont des hommes… Un de mes préférés : avant 2022, il y avait plus d’hommes prénommés « Thomas » que de femmes dans les conseils d’administrations des grandes entreprises allemandes !
Le « cycle des Thomas » est d’ailleurs une expression courante en Allemagne, qui désigne la tendance humaine à embaucher des gens qui nous ressemblent. En France, on l’appelle parfois le syndrome du scarabée. Vous nous expliquez ?
L’idée, c’est que les « Thomas » en poste préfèrent embaucher des Thomas. Psychologiquement, c’est logique : on préfère s’entourer de gens qui nous ressemblent. Et quand « nous », c’est un homme hétéro blanc de cinquante ans, ça donne les comex actuels de nos grandes entreprises. C’est un cycle que l’on doit briser, un problème structurel.
Depuis le succès de votre premier essai, de nombreuses directions RH vous demandent d’intervenir devant leurs employés (SAP, Pfizer, Axa, Johnson & Johnson…). Vous leur dites quoi ?
Souvent, on me demande de motiver les femmes à postuler à des postes à responsabilité. Je trouve ça ahurissant qu’on remette le problème sur les femmes, en les culpabilisant de ne pas être assez ambitieuses, au lieu de pointer du doigt le système discriminatoire dans lequel elles se trouvent. J’explique donc aux directions RH que ce n’est pas parce que les femmes sont timides qu’elles ne se ruent pas sur les gros postes.
Qu’est-ce qui bloque, alors ?
Souvent, les femmes en entreprises font face à une culture sexiste au sein du top management, ou une absence de prise en compte de leur vie de parent. Je conseille donc aux salariées de défendre en interne des mesures de fond : des formations sur les préjugés sexistes, des crèches d’entreprises ou une compensation financière équivalente, des congés paternités étendus, des possibilités de temps partiel même pour le top management…
Vous dites que les directions d’entreprise qui vous contactent, constituées en grande majorité d’hommes, lancent de nombreux appels pour attirer les femmes aux postes de pouvoir. Ils continuent malgré tout à se recruter entre hommes. Pourquoi cette contradiction ?
On touche ici au cœur des paradoxes du système patriarcal. Les études tendent à montrer qu’une entreprise où les dirigeants sont plus diversifiés (femmes, personnes de couleur, LGBTQ+…) est plus rentable et plus performante, de +25% en moyenne selon McKinsey. C’est tout à fait logique : la diversité des points de vue favorise l’innovation, et donc la vente à un public plus large. C’est évident pour moi, j’ai le nez dans ces chiffres toute la journée ! Mais pour un PDG d’âge moyen, il me semble qu’on est face au même mécanisme que la crise climatique il y a quelques années : tout le monde ne le sait pas, et même quand c’est le cas, personne n’agit.
Les PDG dont vous parlez sont sceptiques vis-à-vis de ces chiffres sur la parité et la diversité ?
Oui, certains hauts dirigeants ne croient pas à ces chiffres, ou bien ils ne les connaissent pas - mais j’en doute. Certains ont peur du changement. Une autre théorie serait de dire que les Thomas ne veulent pas abandonner leur place pour la donner à d’autres. C’est un peu comme des enfants qui ne veulent pas intégrer des gens différents à leur groupe d’amis. Je pense aussi que les dirigeants au pouvoir ne veulent pas abandonner l’influence qu’ils ont, et l’argent qui va avec.
Et quand les femmes atteignent enfin ces postes à haute responsabilité, elles ne sont pas au bout de leurs peines.
Tout à fait, et cela porte un petit surnom sociologique : la « seule expérience ». Lorsque les femmes arrivent dans les cercles élevés de pouvoir, elles ont tendance à constituer une minorité, ce qui encourage les attitudes sexistes : blagues vaseuses, objectification, sous-estimation, etc. Elles ont donc tendance à quitter ces postes plus tôt - qui ne le ferait pas à leur place ? C’est un cercle vicieux, car cela encourage la croyance qu’elles ne sont pas faites pour les postes de pouvoir. C’est bien sûr pire pour les mamans, ou les femmes non-blanches.
Vous soulignez aussi que lorsque les femmes arrivent dans un secteur professionnel, les revenus de ce métier ont tendance à diminuer.
Oui, c’est quelque chose qui m’a choqué. C’est le cas de la programmation informatique par exemple, qui était un métier d’assistanat dans les années 1960, majoritairement féminin. Quand davantage d’hommes sont entrés dans ce secteur en plein essor dans les années 1990 et 2000, le nombre de femmes a diminué et les salaires ont augmenté… Le processus inverse est aussi étudié : si plus de femmes entrent dans un secteur, les salaires baissent. Les femmes travaillent en moyenne davantage à temps partiel, elles ont moins confiance en elles à cause de leur éducation de genre, et on les juge plus facilement incompétentes au même niveau de qualification qu’un homme… Tout cela fait baisser leurs salaires.
Vous citez des études assez effrayantes sur des couples où la femme gagne plus – ou occupe un poste plus élevé. Ces femmes ont plus de chances d’être trompées par leur conjoint (étude américaine, citée par la journaliste Stefanie O’Connell), ou encore d’être victimes de violence domestique (étude australienne). Comme si les hommes les faisaient payer d’avoir plus de succès. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Nous vivons - encore ! - dans un monde où il est difficile pour les hommes et leur ego d’accepter qu’une femme gagne plus d’argent. Pour moi, cela provient de leur éducation : les hommes ont été élevés avec l’idée qu’ils ne doivent pas pleurer, ne peuvent pas faire des sports « de fille » comme la gymnastique ou la danse, ne peuvent pas porter un costume de la Reine des Neiges à Halloween, etc. Et même si les choses changent, les trentenaires d’aujourd’hui ont souvent baigné dans ce moule-là également… Et si on tire le fil, cette éducation-là nous dit que le pouvoir est une chose d’hommes, l’argent aussi, et que si vous n’avez ni l’un ni l’autre, vous ne pouvez pas être un vrai homme.
En Europe, les hommes gagnent en moyenne toujours plus que les femmes : l’écart salarial est encore de 18% en Allemagne, 14% en France (selon Eurostat). Comment corriger cet écart de salaire ?
Pour moi, une des origines majeures des inégalités de genre en général est l’écart de soins. Les femmes prennent davantage soin des enfants et des personnes âgées. En moyenne en Allemagne, c’est deux fois plus de temps par jour que les hommes. Des études montrent que même à très haut poste, les femmes continuent à passer plus de temps à prendre soin de la famille que leur mari. Cela fait que les femmes ont moins de temps, et moins de ressources que les hommes pour atteindre de hauts postes, ou même lutter pour leurs droits, se lancer en politique…
Quelles solutions existent pour combler cet écart de soin ?
Il existe des réponses politiques et structurelles, comme l’allongement du congé paternité et une meilleure rémunération de celui-ci, ou un système d’allocation incitatif pour les foyer avec enfants, pour que cela devienne plus attractif financièrement pour les hommes et que les femmes ne deviennent pas dépendantes financièrement. Je propose aussi dans mon livre un système qui rémunère les personnes qui effectuent des tâches de soins, pour ré-intégrer ce travail gratuit dans l’économie.
L’entreprise a-t-elle aussi un rôle à jouer là-dedans, malgré l’aspect privé du soin que l’on porte à ses proches ?
Oui, bien sûr ! Votre vie pro aura toujours un impact sur votre vie perso, et inversement. Il faut rééquilibrer les rapports de genre dans tous les domaines de la société, car tout est lié, imbriqué. Certaines entreprises que je cite dans le livre ont de très belles mesures pour faire avancer les choses en Allemagne : un congé parental rémunéré de six semaines chez SAP, Microsoft, l’aide à la parentalité chez Google, Patagonia, Sony, Ericsson, Evernote… Mais il faut garder en tête que ce sont des étapes, et non pas des solutions ultimes aux inégalités de genre - ce dont les entreprises se vantent parfois.
Nous avons récemment interviewé la chercheuse Catherine Shea qui affirmait que les femmes « violent les normes de genre de la communauté » lorsqu’elles créent des réseaux de haut rang. Êtes-vous d’accord avec cette formulation ?
Oui, absolument. En tant qu’être humain, nous avons tendance à avoir des cases mentales dans lesquelles ranger les « hommes » et les « femmes », parce que le monde est si compliqué que nous devons trouver des moyens de l’appréhender. Cela se produit des deux côtés : un père au foyer viole également ces normes traditionnelles. J’ai reçu plusieurs témoignages où des hommes ayant pris un an de congé parental se sont vu adresser des condoléances. Les gens autour d’eux pensaient que la mère était morte… On parle de 2024, là !
Si l’on se reparle dans 20 ans, vous pensez que les choses auront changé ?
Je suis sûr que nous verrons plus de diversité parmi les PDG et les cadres supérieurs. Mais ça avance très lentement : les dernières études estiment qu’en Allemagne, l’égalité salariale arrivera dans 130 ans. Ça donne un peu envie de se taper la tête contre les murs. En Allemagne, nous souffrons aussi d’un manque de salariés qualifiés, à tous les niveaux de l’entreprise. Mon espoir est que cela permette à plus de femmes, de mères et de femmes de couleur d’être embauchées à haut niveau de responsabilité, par manque d’hommes hétéro blancs d’âge moyen pour occuper ces postes.
On se reparle dans 130 ans, alors ?
J’aimerais que la parité arrive bien plus vite ! L’immobilisme des dirigeants me met souvent en colère. J’utilise cette énergie pour corriger au mieux l’injustice que nous vivons. La colère, quand elle n’est pas destructrice, peut être un formidable moteur.
Article édité par Clémence Lesacq Gosset - Photos Matéo Parent pour WTTJ
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