Cleptomanie : « Gobelets, dosettes... Je ne peux pas m’empêcher de voler au bureau »

« Je ne peux pas m’empêcher de voler, même au travail, avoue Martin (1), 25 ans. J’ai même déjà volé des collègues deux ou trois fois. Ce sont des pulsions difficiles à contrôler. » Ce jeune agent administratif souffre de cleptomanie (ou kleptomanie) depuis plus de dix ans. Un symptôme qui rend sa vie professionnelle « à la fois excitante, stressante et culpabilisante ». La cleptomanie est un trouble psychologique qui se caractérise par des pulsions irrépressibles de voler.

Les personnes qui en souffrent ne volent pas par manque de moyens financiers ou pour s’enrichir, mais pour soulager une pulsion. En fait, le vol leur procure une sensation de soulagement et même de gratification. « Je sais intellectuellement que c’est mal, mais j’en ai besoin émotionnellement… surtout au travail. Car je me sens supérieur quand je vole. J’ai l’impression d’avoir le contrôle. » La prévalence de la cleptomanie n’est pas connue, mais elle a été estimée à 6 cas pour 1 000 personnes aux États-Unis, soit environ 1,2 million de cas sur les 200 millions d’adultes, selon une étude américaine. Aucune donnée officielle n’existe en France, même si on trouve des estimations toujours inférieures à 1% de la population.

« C’est un symptôme qui résulte de plusieurs pathologies comme des troubles du comportement alimentaire, bipolaires, schizophréniques ou encore un état dépressif, avec un côté addictif très fort, explique le psychiatre Jean-Christophe Seznec. C’est une envie furieuse, comme peuvent l’être pour certains celle de manger, fumer, boire de l’alcool ou se droguer. » Et de la même façon qu’une addiction à l’alcool ou à la drogue peut impacter la vie professionnelle, celle au vol ne fait pas exception. « C’est dur de résister, confirme Martin. Car on passe le plus gros de notre temps au travail et on passe par plein d’émotions différentes, ça se déclenche forcément. » Les personnes cleptomanes volent des objets sans valeur ni importance. « Elles les accumulent ou s’en débarrassent, mais ne s’en servent pas », précise le psychiatre. Au travail, cela peut concerner « des gobelets, des dosettes de café, des clés, des couverts, des clés usb… des trucs comme ça », avoue Martin, qui reconnaît avoir déjà culpabilisé. « La plupart du temps, je jubile qu’on cherche ce que j’ai volé, car je me sens puissant : moi seul sait où il se trouve. Mais c’est déjà arrivé, qu’après coup, je regrette d’avoir volé un porte-clé qui, apparemment, avait une valeur sentimentale pour une collègue. »

Stress, frustration et anxiété : un cocktail émotionnel explosif

Dans certains cas, voler est aussi un moyen d’évacuer le stress et soulager un sentiment de frustration. Et justement, le travail est un environnement stressant pour près de la moitié des salariés français. Selon le dernier baromètre Santé au travail d’Humanis Malakoff (octobre 2023), 55% des travailleuses et 45% des travailleurs auraient souffert de troubles psychologiques en 2022 et 2023. On parle ici de troubles de l’humeur ou de dépression, troubles anxieux, troubles liés au traumatisme et au stress, épuisement professionnel ou burn-out. « Le travail est un endroit parfois stressant et quand je me sens mal, c’est plus fort que moi… »

Dans certains cas, voler est aussi un moyen de punir l’autre et de se venger. « Les personnes cleptomanes passent parfois à l’acte pour se venger, en ayant l’impression de se faire justice », explique le Dr Jean-Christophe Seznec. Un phénomène qu’Astrid (1), 31 ans, cheffe de projet, a découvert malgré elle. « Ma boss a recruté un collaborateur cleptomane sans le savoir, raconte-t-elle. Je m’en suis rendue compte au bout de quatre mois en l’apercevant mettre les ciseaux de ma collègue dans sa poche. On avait remarqué que des petits trucs avaient disparu dans l’open space, mais rien d’important. Et là, il avait un regard revanchard hyper étrange et ça m’a tout de suite interpellée. » Astrid a fait le parallèle entre les quelques disparitions mystères au bureau et la nouvelle recrue. « Je l’ai surveillé de loin pendant plusieurs semaines, je voulais le prendre en flagrant délit. Et après un mois, je l’ai vu mettre un livre qui ne lui appartenait pas dans son sac avant de partir. J’en suis restée bouche-bée ! Je l’ai suivi dehors et l’ai confronté. »

Pour ce collaborateur souffrant effectivement de cleptomanie, voler était un moyen de s’affirmer et de se venger des collègues désagréables. « Il était bouleversé que je le grille et m’a avoué ne pas apprécier la façon dont certains lui parlaient au bureau. Ayant grandi avec une mère très sévère et castratrice, il avait pris l’habitude de ne rien dire de son mal être et de réaffirmer son pouvoir en volant. » Selon Lorrin M. Koran, professeur de psychiatrie à l’Université de Stanford aux États-Unis, la cleptomanie « peut en effet aussi résulter d’un traumatisme survenu dans l’enfance, de facteurs familiaux ou sociaux, ou encore d’épisodes de stress présents ou passés ».

L’histoire ne dit pas si ce collègue s’est mis en arrêt maladie le lendemain et a fini par démissionner parce qu’il venait d’être découvert ou non. « Je suis sûre que c’est à cause de ça, il était vraiment mal, très nerveux, se souvient Astrid. C’est vrai que je ne savais pas quoi faire de cette info. Je ne voulais pas causer son départ, mais je ne pouvais pas le laisser continuer à nous voler des trucs. »

Le poids de la stigmatisation au travail

La cleptomanie est l’expression d’une souffrance psychique profonde. Et comme c’est souvent le cas avec les troubles mentaux, il est difficile d’en parler, surtout au travail. « Je ne veux pas que ça se sache, je serais mal vu, tout le monde se méfierait de moi », estime Martin. Selon une enquête menée en 2018 par le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail (OIT), un travailleur sur quatre aurait subi des propos et comportements stigmatisants au travail durant les cinq années précédentes. Et dans certains cas, à cause d’un handicap ou de leur état de santé.

En 2022, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’OIT ont même appelé à ce que des mesures concrètes soient prises pour répondre aux problèmes de santé mentale, y compris au travail. « Comme les gens passent une grande partie de leur vie au travail, un environnement de travail sûr et sain est essentiel. Nous devons investir pour construire une culture de prévention autour de la santé mentale au travail, remodeler l’environnement de travail pour mettre fin à la stigmatisation et à l’exclusion sociale, et faire en sorte que les employés souffrant de troubles mentaux se sentent protégés et soutenus », avait déclaré Guy Ryder, Directeur général de l’OIT.

Alors justement, comment soutenir un salarié qui souffre de cleptomanie ? « C’est une question délicate car l’entreprise peut avoir un sentiment d’insécurité, reconnaît le Dr Jean-Christophe Seznec. Mais un patron bienveillant peut en parler au médecin du travail. » Le professeur Lorrin M. Koran conseille, pour sa part, d’en toucher un mot à « un superviseur ou un collègue d’insister pour que la personne avoue sa cleptomanie à des proches et commence à suivre un traitement sous la forme d’une psychothérapie et/ou d’un traitement médicamenteux ». Car de la même façon qu’il est possible de contrôler un penchant pour l’alcool ou une boulimie, il est possible de réfréner des envies de vol. Les personnes cleptomanes ont donc autant besoin de bienveillance et de soutien que d’autres personnes en souffrance psychique.

(1) les prénoms ont été changé pour protéger l’anonymat des personnes qui témoignent

Article édité par Aurélie Cerffond, photo Thomas Decamps pour WTTJ