Hard skills : doit-on à tout prix les chercher chez les candidats ?
23 avr. 2024
5min
Les hard skills restent une référence pour de nombreux recruteurs. Cependant, cette focalisation sur les compétences techniques peut parfois occulter l'importance des soft skills, moins tangibles mais cruciales à l’heure de l’IA.
Mais qu’entend-on par hard skills ? Selon Ibrahima Fall, fondateur du cabinet Hommes & Décisions, président fondateur de l’Institut du Travail Réel et auteur du livre L’entreprise contre la connaissance du travail réel ?, il est essentiel de revenir sur la notion de compétence professionnelle, qui est relativement récente car elle émerge dans les années 1970 aux États-Unis. « Il s’agit de l’aptitude à accomplir une tâche avec succès. Mais pour être compétent dans un domaine donné, il faut plus que la simple capacité à exécuter des tâches : travailler efficacement implique également d’avoir du discernement sur celles-ci, c’est-à-dire savoir les évaluer, les améliorer voire les supprimer si nécessaire. Ce qui veut dire que, paradoxalement, pour être compétent, la compétence ne suffit pas ! » Les hard skills, spécifiquement, regroupent les connaissances ainsi que les savoir-faire professionnels nécessaires pour réussir dans une mission, un poste ou une activité. Elles ont longtemps été considérées comme le filtre incontournable pour sélectionner les candidats.
Face à la montée en puissance de l’intelligence artificielle, à l’obsolescence de ces compétences techniques et à la complexité socio-économique croissante, la sélection traditionnelle des candidats par ces aptitudes semble remise en question. Les recruteurs se tournent désormais vers les soft skills, des compétences interpersonnelles, émotionnelles et comportementales. « Elles ne sont pas simplement des traits de personnalité ou des préférences comportementales, mais plutôt des habiletés pratiques qui se manifestent dans l’action et peuvent être entraînées et développées », souligne Laure Bertrand, directrice du programme Soft Skills et enseignante-chercheure en RH et RSE au sein du Pôle Léonard de Vinci (EMLV, ESILV, IIM). La question se pose : pourquoi s’obstiner à chercher des hard skills potentiellement « périssables » ? A contrario, ne s’appuyer que sur des soft skills, est-ce la bonne stratégie ? D’ailleurs, la dichotomie « hard skills versus soft skills » a-t-elle – encore – un sens ?
Obsolescence, carrières en pointillés, monde B.A.N.I… Bienvenue à soft skills land ?
Trois grands changements expliquent la fin du règne des hard skills dans le processus de recrutement et positionnent les soft skills comme levier d’ajustement afin de s’y adapter.
Une accélération de l’obsolescence des compétences techniques
Les avancées technologiques accélèrent la transformation des organisations à un rythme de plus en plus soutenu. Cette évolution entraîne une obsolescence exponentielle des métiers et des compétences, soulignant ainsi l’urgence pour les individus et les entreprises de s’adapter rapidement aux nouveaux défis du marché. En 2018, Philippe Burger, ancien associé Conseil, Capital humain chez Deloitte, alertait déjà que « la “demi-vie” d’une compétence professionnelle (période au bout de laquelle 50 % de son impact ou de sa pertinence disparaît) est aujourd’hui de moins de 5 ans, alors qu’elle se situait aux alentours de 30 ans dans les années 80 ». Selon l’OCDE, une compétence technique aurait même une durée de vie qui oscille entre 12 et 18 mois !
Des carrières dynamiques et moins linéaires
Les carrières professionnelles actuelles sont de moins en moins linéaires, sonnant le glas – ou presque – des trajectoires rectilignes. En effet, il y a quelques années, il était courant de suivre un chemin professionnel prévisible : les individus entraient dans une entreprise à vie et y progressaient graduellement. Cependant, avec l’évolution rapide du marché du travail, des technologies et des attentes des employés, cette stabilité est devenue de plus en plus rare. À titre d’exemple, on observe une augmentation marquante du nombre de reconversions professionnelles : 35,8 % des salariés ont entrepris une transition professionnelle en 2022 contre 26,2 % en 2017, que ce soit par choix ou par nécessité. Cette nouvelle transversalité des parcours individuels se heurte aux modalités d’évaluation des candidats encore indexées sur des référentiels bardés de cases à cocher – rappelons-nous des codes Rome.
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L’émergence d’un monde B.A.N.I : nouvel acronyme B pour Brittle (Fragile), A (Anxieux), N (Non Linéaire) et I (Incompréhensible)
Selon Laure Bertrand, il devient primordial de naviguer à travers un monde caractérisé par son incertitude, sa confusion et son anxiété. « Dans des environnements autrefois prévisibles, où la compétence technique offrait une certaine maîtrise qui nous entoure, ces aptitudes ne suffisent plus à garantir notre sécurité professionnelle », insiste-t-elle. La force doit davantage émaner des individus : « Ils doivent cultiver une solidité intérieure leur permettant de définir leur propre cap et de faire preuve de flexibilité dans un monde en constante évolution. Pour cela, il est essentiel de se connaître soi-même ». Quant à l’intelligence artificielle, l’une des variables phares de cette incertitude, « elle pourrait mobiliser une grande partie de nos capacités cognitives ». La question est donc de savoir ce que « nous pouvons produire de plus qu’elle : l’enjeu pour les candidats réside dans le développement de leur esprit critique, leur réflexivité et leur discernement ».
Face à ce constat, quelle place laisser aux hard skills ? Faut-il les sortir de l’équation du recrutement de manière catégorique ? N’y a-t-il pas un juste milieu à (re)trouver ?
Hard skills vs soft skills : une dichotomie artificielle à déconstruire ?
Au sein du Pôle Léonard de Vinci, Laure Bertrand a initié une formation obligatoire aux soft skills pour l’ensemble des étudiants. Sa conviction est que la dichotomie entre hard et soft skills est artificielle : « Les deux sont indissociables car on a toujours besoin d’une partie technique et de connaissances structurantes pour développer ses compétences inter ou intra personnelles : comment gérer ses émotions sans comprendre ce qu’elles sont ? ». Cette distinction entre aptitudes techniques et comportementales est également perçue comme incohérente par Ibrahima Fall. Selon lui, la définition d’une soft skill ou d’une hard skill dépend avant tout du métier : « Savoir bien communiquer peut être une soft skill pour certains postes. Mais quand on est journaliste ou communicant, c’est bien une compétence métier ? C’est donc une ineptie de créer des frontières étanches entre des supposées hard skills et soft skills ». Dès lors, le fait de scinder les compétences est en soi une erreur, invitant les recruteurs à adopter une vision plus holistique de la personne dans l’environnement de travail.
En ce sens, l’auteur poursuit sa réflexion en émettant des doutes quant à la pertinence de cartographier les compétences techniques (ou même comportementales) d’une personne en espérant qu’elle corresponde à un poste. Selon lui, en procédant ainsi, les recruteurs négligent la réalité du travail : « Le travail est vivant, quelle que soit la qualité des référentiels d’évaluation, il existera toujours un écart entre le travail prescrit (les tâches, les responsabilités et les méthodes telles qu’elles sont formalisées, définies et prescrites par les politiques, les procédures, les règlements ou les descriptions de poste au sein d’une organisation) et le travail réel (ce que les employés font réellement dans leur travail quotidien, en situation). La classification des compétences et son utilisation dans le recrutement sont souvent inefficaces ». Alors, comment évaluer un candidat pour se rapprocher au plus près du travail réel ?
Vers une approche plus intégrative et réelle de l’évaluation ?
Laure Bertrand propose une approche intégrative de l’évaluation des compétences soft et hard. La jonction se fait grâce à un critère majeur : la temporalité. « Lors de la création d’une offre d’emploi, il s’agit de prioriser les compétences métiers dont j’ai besoin immédiatement, par rapport à celles que je peux transmettre de manière progressive via de la formation ou de l’accompagnement. Ceci exige d’entrer plus finement dans les postes et d’accepter que la phase d’investissement soit plus longue. » On ne renonce donc pas aux hard skills. On les trie en fonction du degré d’urgence des projets ou des missions à accomplir. Dans cette optique, l’onboarding doit être pensé comme un prolongement du recrutement, en jonglant intelligemment entre les compétences métiers acquises et celles à acquérir, tout en s’appuyant sur les soft skills identifiées.
Ce pas de côté nous mène à une perspective plus large défendue par Ibrahima Fall : l’acceptation de l’incertitude en matière de recrutement. « Il n’existe pas de méthode 100 % fiable pour prédire la réussite d’une prise de poste. Quelles que soient les compétences – soft ou hard – de la personne, si elle n’est pas positionnée dans un environnement capacitant, cela ne fonctionnera pas. Le travail est vivant et l’Homme est infiniment changeant et variable, comme disait Dante. L’essence du travail est d’être à la confluence des mondes objectif, social et subjectif, ce qui semble difficilement modélisable. » Ainsi, si la corrélation positive entre un panel de compétences et la réussite d’une prise de poste est loin d’être démontrée, pourquoi dépenser autant d’énergie sur les compétences ? Ibrahima Fall propose quelques pistes pour mieux appréhender les candidats dans leur futur environnement de travail « réel » :
- prendre le temps de mener une discussion avec le candidat reste le meilleur moyen de le connaître ;
- compléter avec des entretiens avec des personnes du terrain et de la direction afin de prendre une décision collégiale ;
- mettre à l’essai systématiquement la personne pour valider les synergies entre l’individu et l’environnement de travail.
Article écrit par Laure Girardot, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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