Emploie-t-on le mot « toxique » à tort et à travers au travail ?
21 déc. 2023
3min
Manager toxique, environnement de travail toxique, feedbacks toxiques… De nos jours, le terme « toxique » est incontournable pour qualifier négativement tout ce qui touche de près ou de loin au monde professionnel. Un emploi intensif d’un mot autrefois dédié aux produits industriels nocifs qui pose question : s'agit-il d'un simple effet de mode linguistique ou révèle t-il une dégradation du monde du travail ?
« Substance qui provoque l’intoxication, la destruction d’un organisme vivant », précise le CNRTL pour définir l’adjectif toxique, qui - bien avant de caractériser nos collègues, notre boss ou notre amoureux - faisait référence aux stupéfiants : des drogues (comme l’opium) aux produits de pétrochimie qui fragilisent l’écologie.
C’est au XXIème siècle que son sens métaphorique va se développer, comme le révèle la psychanalyste et philosophe Clotilde Leguil, dans son essai L’ère du toxique (éd. PUF, sept. 2023). « J’ai essayé d’interpréter le nouveau sens qu’a pris le terme dans notre langue. Désormais, « toxique » désigne notre malaise par rapport à l’autre, tant dans les relations familiales, amoureuses que professionnelles. » Une diffusion du mot dans toutes les strates de notre société qui serait bien plus qu’une vogue pour l’auteure : « S’il est autant utilisé ce n’est pas qu’un simple effet de mode. C’est la preuve qu’il désigne quelque chose de réel, de symptomatique de notre temps, et qui mérite que l’on s’y intéresse. »
Le poison… c’est maintenant ?
Le terme « toxique » est tellement utilisé - et les articles de notre rédaction n’y font pas exception - qu’à l’instar de l’œuf ou de la poule, on en vient à se demander si nos relations se dégradent, ou si c’est juste qu’on utilisait d’autres mots avant pour les réprouver ? « Au XXème siècle, on ne parlait pas de management toxique mais le lexique marxiste dénonçait déjà l’aliénation du travail, précise Clotilde Leguil. Nos relations sociales n’étaient pas davantage meilleures, mais on préférait les décrire comme étant “malsaines”. » Un malaise préexistant à la diffusion du mot donc, mais dont l’adoption massive retranscrit une nouvelle perception du mal qui nous ronge : désormais, nous sommes touchés dans notre corps.
Pour le comprendre, l’experte nous invite à s’intéresser aux origines du mot toxique, qui, s’il paraît moderne, ne date pas d’hier, mais remonte à la Grèce antique. Le toxikon est alors un puissant poison dont on imprégnait les flèches à la guerre ou à la chasse, et qui, une fois atteint sa victime, se répandait dans tout son corps pour l’anéantir. « Aujourd’hui, la métaphore de la flèche empoisonnée est celle qui vient du discours de l’autre. Ses mots viendraient se planter en nous sans qu’on ne sache très bien à quel moment, ni de quelle façon, on a pu se faire intoxiquer », interprète l’auteure.
Ainsi à force d’entendre de la bouche de son N+1 le top dix des formules passives-agressives professionnelles telles que « Sauf erreur de ma part… », « Je suis sûr·e que tu peux mieux faire » ou « Je crois qu’on ne s’est pas compris… » Son arsenic se diffuse peu à peu dans notre sang. Qualifier ce comportement de « mauvais » ou de « problématique », ne rend pas suffisament compte de ce qu’il génère en nous.
En plein dans le mille
Plus qu’une expression virale, se pourrait-il qu’employer le mot toxique soit juste… le terme adéquat pour décrire le malaise ressenti actuellement au travail ? Entre l’intensification de la production, la concurrence accrue sur le marché de l’emploi, et les nombreuses injonctions (souvent contradictoires) dictées par le monde professionnel moderne, on a vite fait de tomber tous malades. Une théorie qui fait sens pour Clotilde Leguil, pour qui, l’emploi du mot toxique vient interroger l’expérience que l’on vit : « Au travail, on rencontre un certain nombre d’impératifs qui viennent parfois forcer quelque chose en nous. Jusqu’à atteindre notre corps, comme dans le mécanisme qui conduit au burn-out. On en revient à ce poison qui porte atteinte au vivant, ici notre écologie psychique. »
Une écologie psychique dont on se soucie davantage, notamment depuis la pandémie de Covid-19 et ses confinements. Choisir d’évoquer un poison qui nuit à notre santé plutôt qu’une autre métaphore, témoigne de notre intérêt grandissant pour notre santé mentale en général, mais aussi au bien-être au travail.
Jusqu’à se demander si la substance nocive qui nous intoxique, ne serait pas… notre propre vision du travail ! Celle qui nous enjoint à ne pas se contenter de travailler au sens d’exécuter des tâches et des missions, mais d’y investir tout notre être pour construire une carrière qui devra elle-même, nous permettre de nous réaliser. Une idée légitime sur le papier qui peut pourtant nous malmener explique la psychanalyste : « Cette injonction-là comporte une face assez destructrice pour la personne qui travaille et qui en vient finalement à forcer son désir, c’est-à-dire à chercher au-delà même de ce qu’elle souhaite en attachant sa vie à son travail. » Le péril ? Étouffer son vrai désir ! Un désir qui serait notre seul antidote face à cette toxicité : « C’est ce qui nous permet de donner un sens à notre existence. Il n’y a pas d’autres remèdes. »
Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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