« Tous les animaux domestiques, le chien y compris, “travaillent” pour l’homme »
22 juin 2023
8min
Ancienne bergère devenue sociologue à l'Institut de Recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), Jocelyne Porcher est l’auteure prolifique de “Vivre avec les animaux”, “Cause animale, cause du capital” (2019), ou encore “Pour l’amour des bêtes” (2022). Au cœur de ses recherches : le rapport de travail entre les êtres humains et les animaux. Une vache laitière, un bœuf destiné à l'abattage ou un chien de compagnie “travaillent-ils” ? Peuvent-ils avoir des droits ? Rencontre.
Vous étiez à l’origine bergère avant de bifurquer vers une carrière de sociologue. Qu’est-ce qui vous a poussée à changer de métier et pourquoi ce choix de reconversion ?
J’ai été éleveuse néo-rurale quand j’étais jeune, dans un modèle de petite ferme qu’on appelle aujourd’hui « agriculture paysanne ». Puis j’ai repris des études agricoles et j’ai dû quitter la ferme. En formation, c’est là que je me suis retrouvée pour la première fois confrontée à une porcherie industrielle, en Bretagne. Là-bas, la manière dont y sont traités les animaux m’a extrêmement choqué. J’ai alors remis en question ma conception de l’élevage : si on appelle cette porcherie « élevage » et que moi aussi, je fais de l’élevage : qu’est-ce que c’est réellement que l’élevage ? Cette question a ensuite guidé tout mon parcours. De mémoires en rapports, j’ai essayé d’y répondre, obtenu un BTS, un certificat de spécialisation en agriculture biologique, un diplôme d’ingénieur, un DEA puis une thèse… suite à quoi j’ai été recrutée à l’INRAE (Institut national de la recherche agronomique, ndlr.).
On nomme en général “élevage intensif” ou “industriel”, ce que vous appelez « productions animales ». Pourquoi ce rappel sémantique est-il nécessaire ?
C’est la toile de fond de mon travail de dire que l’élevage et les productions animales sont loin d’être intrinsèquement liés. Historiquement, avant l’industrialisation, les animaux étaient partenaires du travail des paysans. Ces derniers faisaient les labours, étaient élevés naturellement pour leur viande. On tuait les cochons et volailles. Mais avec l’industrialisation au 19ème siècle, les animaux ont changé de statut sous l’impulsion de philosophes comme Descartes, Malebranche ou encore Bacon. C’est sur cette base philosophique qu’est née la zootechnie, (la science de l’exploitation des machines animales, ndlr.) et que se sont développées les productions animales. Cette discipline conceptualise l’animal de ferme comme une machine, à l’instar d’un haut fourneau. Les rapports de travail entre paysans et animaux connaissent alors un processus de désensibilisation.
Les choses n’ont-elles pas récemment évolué en mieux sur le sujet ? Aujourd’hui, on ne considère plus les animaux comme des objets, et on leur reconnaît même une certaine forme d’intelligence et une capacité à ressentir…
On a l’impression que la sensibilité animale est un concept nouveau, mais en réalité, les paysans en attestaient déjà avant l’ère industrielle : la plupart avait un réel lien émotionnel avec leurs animaux de ferme. Il faut comprendre que le bien-être animal est une notion scientifique qui - depuis le départ dans les années 1960-1970 - est destinée à favoriser l’acceptabilité du système industriel (par les bêtes et par les consommateurs). Ce n’est pas étudié par amour ou respect de l’animal. Désensibiliser les bêtes de ferme au bruit des machines ou au port de charges lourdes, cela rend le travail plus facile, et nous fait croire qu’ils ne souffrent pas. Lorsque Ruth Harrison écrit son livre « Animal Machines » en 1964, elle montre déjà la violence incroyable que subissent les animaux en Angleterre (volailles, veaux…). En 2007, dans le film Notre pain quotidien, avec ses longs plans séquences sur le travail agricole et l’industrie : on y voit aussi comment sont (mal)traités hommes, nature et animaux, rationnellement, sans émotion, et on ne peut s’empêcher de remarquer que les choses n’ont pas beaucoup évolué entre ces deux oeuvres. Je pense qu’il faut vraiment repenser nos rapports de travail avec les animaux. Peut-on continuer à traiter des êtres vivants comme des machines dénuées d’émotions ?
Mais concrètement, un chat, une vache ou une abeilles “travaillent”-ils ?
En ce qui concerne les animaux sauvages, de mon point de vue, la question du “travail” ne se pose pas, parce que le travail est nécessairement quelque chose qui est fondé sur la relation avec les humains. Comme le disait Marx : « travailler, c’est transformer et humaniser le monde ».
Par contre, ce que l’on fait avec les animaux domestiques, c’est du travail, peu importe l’espèce : le chien, le chat, la brebis, la vache, le cochon ou les poules. Ce sont des animaux qui sont avec nous dans un rapport de production, qu’il s‘agisse d’un travail de service (des chevaux qui emmènent les enfants à l’école, des chiens de compagnie…) ou de production de biens (comme le lait ou la viande).
D’après vos travaux, les animaux domestiqués auraient même, comme nous, un besoin de reconnaissance dans leur “travail”. Comment cela se traduit-il ?
La psychodynamique du travail a démontré que chez les humains la reconnaissance est essentielle pour la santé mentale et physique, émancipatrice et constructrice de l’identité. Et c’est la même chose pour les animaux ! Féliciter un chien de berger par un « oui c’est bien, bravo » ou une caresse, par exemple, c’est gratifiant pour lui. Mais il y a des animaux pour qui on considère la reconnaissance secondaire. On aura plus facilement de peine pour un chaton en souffrance que pour une poule ou une vache. Pourtant, les éleveurs paysans ont bien trouvé des moyens de manifester leur affection pour leurs animaux en guise de reconnaissance pour ce qu’ils font.
En ce qui concerne le travail des animaux, vous vous opposez aux animalistes sur plusieurs points, notamment sur la question du consentement. Devrait-on demander aux animaux s’ils ont envie de travailler ?
Les animalistes considèrent que tous les rapports entre humains et animaux relèvent de la domestication originelle - qui signerait le début de l’exploitation et de la domination -, et ne veulent donc absolument pas entendre parler de travail. Le biais qu’ils ont trouvé pour critiquer cette notion de travail c’est cette notion de consentement des animaux à travailler. Mais la question du consentement au travail est vraie aussi pour les humains. Le travail est un fait social : pour vivre, survivre, se nourrir, habiter le monde, il faut travailler. Mais pour que le travail soit un vecteur d’émancipation et de construction de soi, il doit être réalisé en intelligence avec les autres, dans la coopération, dans la confiance. Dans le cas contraire, il peut être source d’une grande souffrance. Pour les animaux c’est pareil. On s’aperçoit que les chevaux de course, les animaux de cinéma ou encore les chiens d’aveugle ont plaisir à travailler. Et comme nous, ils peuvent ou non respecter les règles du travail, être paresseux ou très actifs. Par exemple, un berger m’a raconté qu’un jour, il a mis un de ses chiens au repos parce qu’il boitait. Mais il s’est alors rendu, que ce chien avait ce comportement, uniquement au moment d’aller garder les brebis. C’est pour moi la manifestation d’un chien qui n’a pas envie de bosser et qui ruse.
Vous continuez à défendre l’élevage (non-industriel) et là aussi, on vous oppose aux animalistes, puisque eux réfutent le droit d’exploiter ou surtout, de tuer les animaux. Élever un animal, même dans de bonnes conditions, pour ensuite l’abattre, ne reste-il pas un geste barbare ?
Malheureusement, la mort fait partie de la vie, et quand on travaille avec des êtres vivants, on y est confronté. Mais le travail avec les animaux n’a évidemment pas pour but de les tuer, c’est simplement une finalité inévitable. Adopter un chat, ça veut dire lui promettre à la fin une mort quasi certaine par euthanasie chez le vétérinaire. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle on l’adopte. C’est la même chose avec les vaches. L’objectif de cette “collaboration”, c’est la relation qui se crée, le lien entretenu entre l’animal et son maître. La mort, ce n’est que la finalité, pas le but.
C’est pourquoi dire qu’on élève les animaux pour les manger, ce n’est pas ma conception. Dans “Vivre avec les animaux”, je décris que le travail répond à différentes rationalités en fonction des milieux. Dans les productions industrielles par exemple, la seule rationalité c’est l’argent. Mais les travaux de psychodynamie du travail montrent que la première rationalité du travail est le vivre ensemble, et dans l’élevage, la rationalité relationnelle est au cœur de nos rapports de travail. En d’autres termes, ce qui motive les éleveurs au travail, c’est d’abord de vivre avec les animaux, dans la nature, mais pour pouvoir faire cela, puisqu’on est dans une société régie par l’argent, il faut qu’on gagne notre vie. Il y a aussi d’autres rationalités, morale ou esthétique, qui s’articulent autour de la relation avec les animaux. On ne travaille pas avec les animaux pour les tuer. Comme je l’ai dit, tuer les animaux in fine, c’est le bout de la relation, du travail, mais pas le but.
L’élevage serait selon vous, la garantie de meilleures conditions de vie pour les animaux ?
Le rapport homme / animal doit s’articuler autour d’une relation de travail basée sur la confiance et la négociation. Dans les systèmes industriels, les animaux sont esclaves de la production, et donc ce rapport au travail est aliéné. Il y a chez les éleveurs un vrai respect et une exigence vis-à-vis du traitement des animaux, pour qu’ils aient la meilleure vie possible. On peut voir dans l’élevage une interface entre deux mondes : celui des animaux (le monde des vaches, celui des cochons…) et celui des humains. Dans cet espace, on travaille, on communique, il y a de l’affect. Les animaux restent dans leur environnement en grande partie, leur monde de cochon, leur monde de vache, leur prairie, pour brouter, gambader, se reproduire… Ils sont donc en confiance, ce qui leur permet de participer de leur plein gré au travail avec les humains. L’objectif de l’élevage c’est que dans cette interface, les deux parties soient épanouies et qu’elles puissent cohabiter et coopérer.
La reconnaissance des conditions de travail des animaux évolue. Par exemple, en 2021, une charte de bien-être animal de la mairie de Paris encadre les balades à poney, réduisant le temps de transport des animaux, leur accordant un jour de repos tous les trois jours ou durant la canicule, et même un congé maternité pour les femelles. Cette organisation de travail est-elle le préambule d’un droit du travail des animaux ?
Si la mairie de Paris emploie le terme de « repos » ou de « congé », c’est bien qu’elle reconnaît indirectement le travail des animaux, c’est déjà une avancée. Il existe également des temps de pause réglementaires pour les chiens d’aveugle, des retraites et reconversions pour les animaux d’assistance… Il y a même l’exemple d’un chien policier norvégien qui a obtenu le statut de fonctionnaire. Je crois qu’il faut développer ce droit du travail des animaux, en mettant en place des conventions collectives par secteur : dans les centres équestres, les zoo, les cirques… Il s’agit aussi d’offrir aux animaux les conditions de vie au travail le plus en accord avec leur monde propre et avec leurs compétences et leurs goûts. Car si on considère que les animaux travaillent et apportent quelque chose de spécifique à l’économie humaine, que ce soit à titre individuel ou collectif, ce quelque chose doit être reconnu. C’est une manière selon moi de changer la vie des animaux, tout en sauvegardant nos liens avec eux.
Aujourd’hui certains cirques (comme Bouglione, par exemple) ont remplacé leurs animaux par des hologrammes, le cinéma peut en créer numériquement, des IA pourraient prendre la place d’animaux de service, le développement de l’agriculture bio-cellulaire promet une nouvelle source de viande… Vivre avec les animaux au sens où vous l’entendez, c’est devenu une utopie ?
C’est la raison d’être de mon livre. On se rend compte, avec toutes les transformations technologiques, qu’on est dans un processus d’exclusion des animaux domestiques de nos sociétés, parce qu’ils ne sont plus rentables pour le capitalisme industriel et numérique, qui n’en a plus besoin, et on présente cela comme un cercle écologique et vertueux. À quoi servent les animaux d’un point de vue de la finance mondialisée ? A pas grand chose.
Là aussi je m’oppose aux animalistes. Sur la question du droit du travail, ces derniers veulent donner une personnalité morale aux animaux, ce qui empêcherait justement tout travail avec eux. Derrière cette bonne volonté, il y a en fait un projet très clair d’exclusion des animaux de ferme. Moi, j’estime plutôt qu’il faudrait reconsidérer complètement nos relations avec eux en s’appuyant sur la question du travail.
Mais pourquoi faudrait-il sauvegarder ou plutôt restaurer ces liens avec les animaux plutôt que les voir disparaître ?
Travailler, c’est mettre en jeu notre intelligence, c’est être en relation avec d’autres, donner un sens à ses journées. C’est un enjeu qui concerne aussi les animaux domestiques. Lorsque notre président Emmanuel Macron dit que les piliers de l’agriculture de demain sont le numérique, la génétique et la robotique, le projet est très clair. Il s’agit de poursuivre dans la voie de l’industrialisation. Mais, si on continue sur cette voie là, en effet, les animaux domestiques sont voués à disparaître. Ils seront remplacés par des artefacts (de la viande cultivée, des robots, des hologrammes…). La solution selon moi serait plutôt de favoriser une prise de conscience de nos concitoyens quant à l’importance et de la richesse de nos liens avec les animaux. Pour cela, il faut politiser nos rapports aux animaux, et cela implique de changer de modèle. Dire que les animaux travaillent a pour enjeu non seulement de changer la vie des animaux, mais aussi de maintenir nos liens avec eux.
Article édité par Lisa Lhuillier et Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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