« Bien manager ne signifie pas être un héros solitaire ! »

20 oct. 2022

5min

« Bien manager ne signifie pas être un héros solitaire ! »
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Dans les organisations, il est courant que les individus doués dans un domaine se voient confier de nouvelles responsabilités managériales, comme s’il allait de soi que, puisqu’ils sont bons dans leur métier, ils feront de bons managers. Mais n’est-ce pas la raison principale pour laquelle tant de salariés se plaignent régulièrement de leur N+1 ? Notre experte du Lab Laetitia Vitaud propose de dépasser le lieu commun selon lequel ces managers seraient insuffisamment formés, pour enfin mettre le doigt sur les tenants et aboutissants qui empêchent ce management de bien s’exprimer.

« Le management, ça s’apprend », répètent certains à l’envi, tandis que d’autres estiment au contraire que quelques élus sont davantage « faits pour ça ». Étonnamment, bien que ces deux idées soient contradictoires (si le management s’apprend alors il n’est pas inné), cela n’empêche pas certains de passer de l’une à l’autre, parfois dans la même phrase. Pour ma part, je ne crois pas beaucoup aux propositions « essentialistes » : je suis convaincue que le management aussi s’apprend et s’acquiert. Pour autant, je ne suis pas sûre de savoir comment on apprend à être manager. Je suis moi-même passée par une école de management, mais je ne peux pas dire que j’y ai appris le management. Sans doute parce que ce qu’on appelle aujourd’hui « école de management » s’appelait hier encore « école de commerce », et que ce qu’on y apprend reste avant tout de la gestion.

Or, quand on se plaint des managers insuffisamment formés, on déplore généralement leur absence de soft skills et de qualités de leadership, qui n’ont pas grand-chose à voir avec les pures compétences de gestion qu’on apprend en école de commerce ou MBA. On voudrait les voir soutenir le collectif avec empathie et écoute, être une source d’inspiration pour l’équipe, cimenter sa culture et donner ce supplément d’âme au groupe qui fait qu’il est bien supérieur à la somme des parties. Les compétences attendues semblent combiner les qualités d’un thérapeute, d’un GO du Club Med, d’un prof d’anthropologie et d’un chef de culte. Comment se former à TOUT ça ?

Ne se cache-t-il pas derrière la question de la formation au management et l’omniprésence du burn-out des managers un changement de modèle qui appelle une transition profonde ? Alors que l’organisation du travail se transforme, on fait coexister les anciens et les nouveaux modèles organisationnels. La période d’incertitude que nous traversons fait peser sur les managers une pression inédite. Et on attend, en plus, qu’ils et elles portent toute l’équipe et l’organisation sur leurs épaules. Si le management s’apprend, comment est-ce le cas ? Je voudrais vous partager trois réflexions que m’inspire cette question à laquelle, spoiler, je n’ai pas de réponse unique et simple à apporter !

Il n’existe pas de formation pour apprendre à gérer les injonctions contradictoires

La pandémie a accéléré la transition numérique de notre économie et l’organisation du travail qui l’accompagne : plus d’usages numériques, plus de télétravail, plus de cloud et de visios… L’économie numérique appelle des modèles différents (analyse de données massives, innovation, management plus horizontal et agile…) de l’économie industrielle et son modèle command-and-control qui standardisait les produits et concevait des lignes de production répétables à grande échelle. Or notre période de transition et de crises multiples (énergétique, géopolitique, sanitaire) pousse de nombreux acteurs à se réfugier dans l’optimisation de ce qui est connu, c’est-à-dire renouer avec le modèle industriel (séparer ceux qui pensent et ceux qui exécutent), de manière encore plus efficace et avec moins de ressources.

« Elles demandent donc à leurs managers d’optimiser l’ancien modèle tout en inventant le nouveau. »

Conscientes qu’un autre modèle existe et qu’il faudra bien s’adapter à l’économie numérique et à un monde d’incertitude plus grande, les entreprises qui optimisent le modèle industriel veulent aussi apprendre à innover, à donner plus d’autonomie à leurs collaborateurs et à soigner leur marque employeur. Elles demandent donc à leurs managers d’optimiser l’ancien modèle tout en inventant le nouveau ! Voilà pourquoi tant d’injonctions contradictoires pèsent sur leurs épaules et qu’ils sont si souvent mis en situation d’échec ou de burn-out.

C’est impossible d’être toujours plus productif dans le vieux monde tout en inventant des nouveaux modèles ! Par définition, quand on fait de nouvelles choses, on n’est pas productif. Quand on est débutant, on est libéré des attentes de la maîtrise : on est dans l’exploration, imparfait et délicieusement inefficace. C’est l’une des nombreuses injonctions contradictoires qui pèsent sur le management moderne. Dans cette période de transition qui est la nôtre, on voudrait des managers qu’ils soient « charismatiques » mais aussi humbles et à l’écoute, efficaces et innovants, « couteaux suisses » et visionnaires… Hélas, il n’existe aucune formation pour apprendre à être tout à la fois et à gérer les injonctions contradictoires. Sans doute vaudrait-il mieux nous former à avoir des attentes plus raisonnables et à ne pas attendre des individus qu’ils soient des sur-hommes et sur-femmes.

Notre vision du management est trop centrée sur les individus et pas assez sur les liens entre eux

Le héros solitaire n’a pas besoin d’aide : il sait quoi faire et dirige les autres avec autorité et confiance. Sauf que bien manager ne signifie pas être un héros solitaire ! Cela pourrait même être la définition du mauvais manager. Si on n’attendait pas des managers qu’ils et elles soient « bons » dès le premier jour (sans avoir besoin de demander de l’aide, de tâtonner et de poser beaucoup de questions), ils auraient tout le temps de se former au contact des autres dans leur terreau professionnel.

On se forme au management largement sur le tas. Mais quand le tas en question ne vous laisse pas vous former parce que vous êtes censé être prêt à l’emploi en tant que manager dès que vous en avez le titre, alors cela ne marche pas. Il ne servira pas à grand-chose d’aller chercher des formations à l’extérieur de l’organisation si le terreau dans lequel vous voulez grandir n’offre pas le droit à l’erreur et l’espace adéquat pour l’apprentissage.

Le management est une histoire de liens plus que d’individus. Les managers construisent des réseaux et nouent des liens afin d’augmenter les individus. Mais il ne s’agit pas seulement de relations individuelles : le collectif devrait être davantage que la somme des relations individuelles. Imaginer que la formation concerne l’individu tout seul dans son coin, c’est déjà passer à côté du caractère essentiel des interactions et des réseaux dans ce qui fait un bon manager.

« Les liens qui comptent, ce sont tous ceux que l’on construit pour cimenter une équipe et tous les rituels qui la font vivre. »

Si formation au management il y a, celle-ci repose pour beaucoup sur le développement de liens et de réseaux. Les managers débutants (comme les chevronnés) ont besoin de réseaux de pairs et de mentors pour grandir grâce aux échanges avec eux, de clubs de parole et autres safe spaces pour parler de leurs problématiques managériales et construire leur identité de manager car cela comporte aussi un défi identitaire (« Qui suis-je en tant que manager ? »). Et puis, les liens qui comptent, ce sont tous ceux que l’on construit pour cimenter une équipe et tous les rituels qui la font vivre. Trop peu de programmes de formations destinés aux managers appréhendent le management de manière holistique et relationnelle.

La culture mange la formation au petit déjeuner

Culture eats strategy for breakfast” (« La culture mange la stratégie au petit déjeuner ») a affirmé un jour Peter Drucker, célèbre théoricien américain du management. Ce que Drucker voulait dire par là, c’est qu’aucune stratégie et « vision d’avenir », si bien conçues soient-elles, ne résistent à l’épreuve d’une culture d’entreprise hostile. En un mot, quelle que soit l’excellence de votre stratégie, elle échouera sans une culture d’entreprise qui encourage les gens à la mettre en œuvre. Toute dissonance cognitive et double discours sera délétère à cet égard.

Il en va des formations en management comme de la stratégie d’entreprise : les meilleures formations au monde pour augmenter les soft skills, les qualités d’écoute, l’empathie se heurtent à une culture d’entreprisedans laquelle les « sales cons » continuent d’être promus. Par un curieux effet de compensation morale, les personnes ayant suivi ces formations se penseront moralement supérieures et pourront perpétuer en toute impunité les comportements les plus toxiques (de la même manière que les programmes de sensibilisation concernant les biais cognitifs sont insuffisants, voire peuvent avoir des effets pervers s’ils ne s’accompagnent pas de changements des pratiques managériales).

Plus généralement, le style managérial est influencé par les pratiques dominantes dans l’organisation. Par exemple, il ne sert pas à grand-chose de prôner l’équilibre pro / perso si les hauts dirigeants jouent au présentéisme de l’extrême et envoient des e-mails à pas d’heure. Le modèle dominant a toujours une influence prépondérante (formatrice) sur tous les individus qui rejoignent le groupe. Certes, on apprend beaucoup de choses sur les bancs de l’école ou en lisant des livres, mais on apprend bien plus encore sous l’influence de son groupe et par imitation des pairs. Il y a quantité de belles formations à imaginer ou à suivre (pour celles qui existent déjà), mais si elles ne sont pas soutenues par une organisation du travail adéquate et une culture compatible, cela ne sera jamais que du management-washing

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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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