“Travailler” pour toucher le RSA : « une réforme injuste pour les plus précaires »
02 nov. 2023
6min
La récente réforme du revenu de solidarité active (RSA), désormais conditionné à 15 à 20 heures d'activité par semaine, soulève les débats. Entre ceux qui fustigent “l’oisiveté” des bénéficiaires et ceux qui s’insurgent contre une future forme de “travail gratuit”, le dialogue ne passe plus. Clara Deville, sociologue spécialisée sur les thématiques de l'action publique et des inégalités, met elle en garde contre une réforme qui, si elle ne favorise pas réellement l'accompagnement et la bienveillance, pourrait aggraver la précarité des plus pauvres.
Pour la première fois depuis sa création en 2008, le revenu de solidarité active en France sera versé en échange d’une durée d’activité hebdomadaire d’au moins 15 heures effectuées par le bénéficiaire. Pour quelles raisons cette réforme a-t-elle eu lieu ?
Le processus de cette réforme avait été enclenché avant la pandémie. Mais de manière générale, le RSA est réformé très régulièrement, et reprend un peu toujours les mêmes éléments : il faut « remobiliser » les bénéficiaires selon le gouvernement, ou en tout cas les inciter à reprendre une activité.
Le problème, analysé en politique publique, c’est que si les bénéficiaires n’arrivent pas à sortir de la pauvreté, c’est qu’ils ne sont pas suffisamment actifs. Beaucoup de nos réformes sont en lien avec « l’activation », s’inspirant ainsi du modèle allemand ou anglais. C’est l’idée que pour bénéficier d’une allocation, il faut en échange respecter une contrepartie.
Les personnes au RSA représentent près de 2 millions de bénéficiaires. Mais qui sont-elles vraiment ?
Il faut se rendre compte que les profils sont vraiment très variés. La moitié des foyers bénéficiaires correspond à des personnes seules et sans enfant, et un tiers est des familles monoparentales – en général des femmes, très majoritairement en situation d’isolement. On retrouve aussi de jeunes diplômés, des chômeurs en fin de droits, et de plus en plus de personnes de 55 ans et plus. Toutes les tranches d’âge sont donc touchées.
On peut également dire que l’on retrouve une majorité de personnes appartenant aux classes populaires. Elles sont bien sûr plus exposées au risque de la pauvreté, et aux effets de déstructuration du marché de l’emploi.
Il faut comprendre que le RSA ne permet pas, et d’autant plus pour les classes populaires, de sortir de la pauvreté. On reste sous le seuil de pauvreté (établi en 2019 à 1 102 euros par mois), même lorsqu’on le perçoit. Une personne seule touchera par exemple 607,75 euros, et un parent isolé avec un enfant à charge 1 040,56 euros.
À quoi le quotidien d’une personne au RSA ressemble-t-il ?
Une des conclusions importantes des récentes recherches sur le sujet est qu’il est compliqué d’accéder au RSA. Les parcours de demande sont longs, et on estime qu’entre 30 et 40 % des bénéficiaires potentiels ne le perçoivent pas.
De plus, lorsqu’on parvient à y avoir accès, c’est une prestation qui est difficile à maintenir, car il comprend beaucoup de travail administratif. Les bénéficiaires doivent faire face à des logiques bureaucratiques qui sont parfois violentes, avec des logiques de contrôle organisées autour de l’idée de faire du chiffre (en trouvant des raisons pour ne plus verser le RSA, ou par le biais d’obstacles bureaucratiques qui font que les personnes y ayant droit ne le réclament pas).
Cela peut aussi conduire les organismes sociaux à avoir des pratiques illégales, comme le fait de ne pas respecter les deux mois légaux permettant au bénéficiaire de faire une réclamation après la réception d’une notification de suppression ou de réduction du RSA.
À ces relations avec le pouvoir bureaucratique qui sont envahissantes, s’ajoute l’incertitude sur les revenus qui vont être perçus. Il y a toujours la probabilité réelle pour les bénéficiaires du RSA qu’on le leur retire. C’est une véritable angoisse.
Pour le gouvernement en général, le problème est que les bénéficiaires du RSA seraient un peu oisifs et qu’il faudrait les remettre en dynamique. Mais la réalité, c’est que leur quotidien, c’est beaucoup de travail administratif et de subsistance. Lutter contre la pauvreté, c’est un travail – certes non-professionnel - qui prend du temps, pour s’alimenter, pour maintenir son logement, s’occuper des enfants, se déplacer, etc. Tout est plus compliqué, car on n’a pas d’argent pour le faire et qu’il faut trouver des combines. Or, ce travail est non reconnu, non quantifié, et non-légitime aux yeux de l’action publique.
« Tout rabattre sur l’idée qu’il s’agit d’un problème de comportement individuel, c’est oublier les causes structurelles. »
Quelles activités les bénéficiaires devront-ils effectuer et comment cela sera-t-il décidé ?
Pour l’instant, on sait que cet article a été voté, mais le décret d’application n’a pas encore été publié. Au départ, il était question que les bénéficiaires effectuent entre 15 et 20 heures de « travail », qui se sont transformées en « activité ». S’en sont suivis des débats sur la notion d’ « activité », car celle-ci n’est pas définie dans le code de l’action sociale, on n’a pas de critère pour dire ce que c’est.
Donc, pour l’instant, c’est flou. Il y a eu des prises de parole sur la question, indiquant que cela pouvait être de la formation, de l’activité professionnelle, etc.
Mais ce que l’on peut craindre, c’est que si c’est flou, cela fera l’objet d’interprétations locales, et donc de variations importantes dans leur mise en œuvre, avec des diversités de pratiques et des inégalités de traitement.
Une telle réforme peut-elle vraiment déclencher un retour vers l’emploi, ou va-t-on au contraire vers un développement du travail gratuit ?
Cela va vraiment dépendre de la manière dont c’est appliqué. Si cela ressemble à un accompagnement renforcé, avec des contacts avec des travailleurs sociaux, un point sur leur santé, leur formation, leur habitat, le tout dans un cadre bienveillant, à l’écoute des besoins des usagers, cela peut améliorer le suivi et la réinsertion. Mais je ne crois pas qu’il y ait les moyens humains pour systématiser cet accompagnement.
J’ajoute à cela qu’il y a un problème sur l’idée que l’on se fait de l’insertion professionnelle. Tout rabattre sur l’idée qu’il s’agit d’un problème de comportement individuel, c’est-à-dire de la manière dont les bénéficiaires du RSA ont de sortir de cette situation, c’est oublier les causes structurelles. Or nous avons clairement un problème d’offres d’emploi en France. Je ne vois donc pas comment cette réforme pourrait résoudre complètement le problème de la pauvreté. D’autant qu’on a déjà eu plusieurs réformes d’activation en France (comme le RMI, la prime d’activité, ou la nécessité d’apporter la preuve d’une recherche active d’emploi ou d’inscription dans un processus de formation), et cela n’a pas abouti à une réduction du taux de pauvreté.
Certains types de profils touchant actuellement le RSA vont-ils être défavorisés par cette mesure, créant ainsi plus de précarité ?
Il y a non seulement les 15-20 heures d’activité, mais il y a aussi un renforcement des mécanismes de sanction à l’encontre des bénéficiaires qui va être mis en place. Or, on sait de longue date que face à ces sanctions, par les mécanismes qui sont mis en œuvre, ce sont aussi les classes populaires qui s’en sortent le moins bien.
Elles ont plus de difficultés à s’ajuster aux normes de fonctionnement de l’allocation. Par exemple, se conformer à 15-20 heures d’activité risque d’être compliqué pour quelqu’un dont le quotidien est déjà très pris par les urgences liées au travail de subsistance.
Avec pour conséquence une augmentation de la précarité et des inégalités de traitement, et des risques de sanction plus importante. Et on sait aussi que lorsqu’il y a une coupure ou diminution des droits, cela augmente derrière les risques de non-recours. Les personnes n’osent pas refaire de demande ou contester la décision, notamment car les démarches sont trop compliquées, ou par méconnaissance du dispositif.
Depuis le début de l’année, 18 territoires pilotes ont entrepris de tester cette nouvelle réforme, pour une durée d’un an. Quels en sont les résultats ?
Nous n’avons pas encore de données dessus, nous n’en sommes pas encore là.
Cette mesure montre-t-elle que nous avons une mauvaise perception des chômeurs en France ?
Oui. Je crois qu’il y a un décalage entre la manière dont on perçoit la pauvreté et les pauvres, et leur quotidien, la réalité de leurs conditions de vie. Par exemple, cette image qui affleure souvent dans les discours politiques, c’est que les bénéficiaires du RSA doivent être remobilisés et responsabilisés. C’est l’idée qu’ils seraient forcément un peu feignants ou assistés. Or, c’est tout l’inverse que j’ai pu observer dans mes recherches. Leurs vies sont remplies de tâches qui sont nécessaires à la subsistance.
« Cette réforme montre notre façon de voir les pauvres. Elle en dit également beaucoup sur la façon dont l’Etat conçoit son intervention. »
La perception des chômeurs a-t-elle évolué au fil du temps ?
De nombreux travaux – dont les miens – s’intéressent à ces questions. Je pense notamment à ceux de Serge Paugam, qui avait fait une étude de la perception de la pauvreté. Il montrait que, dans des moments de crise économique, de restriction du marché de l’emploi ou autre, il y avait une usure de la compassion qui pouvait s’observer. Nous sommes un peu dans cette situation en ce moment.
Pourquoi vouloir absolument le plein-emploi ?
On a une société qui est fondée sur le statut de salarié. Les mécanismes de solidarité, et globalement beaucoup d’actions publiques, sont fondés sur le salariat.
Il y a aussi, à mon avis, des effets de l’internationalisation et de l’européanisation, avec les règles budgétaires européennes qui font qu’il y a un enjeu autour de la dette publique. La France fait partie des cinq pays d’Europe les plus endettés. Le plein-emploi serait un moyen d’inverser la tendance.
Que dit cette mesure de notre société ?
Cette réforme montre notre façon de voir les pauvres. Elle en dit également beaucoup sur la façon dont l’Etat conçoit son intervention. Les réformes mises en place dans différents secteurs montrent une orientation autour de l’individualisation. L’idée de l’individualisation est de compter sur le renforcement des capacités individuelles pour résoudre un problème social (en l’occurrence la pauvreté) plutôt que d’assurer un service public. C’est donc une orientation de type néo-libérale, qui tend à faire reposer la charge sur les personnes concernées.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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