Secret parenting : ces salariés contraints de gommer leur parentalité au travail

19 sept. 2024

8min

Secret parenting : ces salariés contraints de gommer leur parentalité au travail
auteur.e
Sarah Torné

Rédactrice & Copywriter B2B

contributeur.e

Aujourd’hui encore, nombreux sont les parents qui ressentent une pression : celle de devoir travailler comme s’ils n’avaient pas d’enfants et d’élever leurs enfants comme s’ils n’avaient pas de travail. Certains vont même jusqu’à jouer le jeu (dangereux) de minimiser, voire cacher leur rôle parental dans leur quotidien au travail. Décryptage.

Théorisé par l’économiste américaine Emily Oster, le phénomène du « secret parenting » désigne cette tendance, chez les parents, à dissimuler leur rôle familial pour ne pas être perçus comme moins engagés ou moins performants dans leur carrière. Peut-être qu’au cours de votre carrière, vous avez, vous aussi, eu l’occasion de taire une grossesse, minimiser des responsabilités parentales, ou cacher un retard dû à une nuit difficile avec un enfant malade ? Cette stratégie de camouflage est une réponse directe à la pression ressentie dans certains milieux professionnels. Le but ? Éviter d’être jugé·e moins disponible ou moins compétent·e que ses collègues sans enfants.

Mais cette dynamique, ancrée dans la culture du présentéisme et de la performance, mérite aujourd’hui d’être repensée. Comment alors pouvez-vous trouver un juste milieu entre engagement professionnel et obligations familiales sans risquer d’être pénalisé·e ? Pour nous éclairer sur cette question, Laëtitia Vitaud, spécialiste de la productivité et du travail des femmes, Anne Delacroix-Peymirat, auteure du Syndrome du Wonder Parent et conférencière sur la parentalité et Célina Buttin-Hecquard, fondatrice de La Tribu Kafékouche, nous aident à comprendre les raisons derrière ce silence et dévoile leurs pistes de solution pour lever le voile sur le statut parental.

Pourquoi le secret parenting persiste dans certains environnements de travail

La parentalité à l’épreuve des milieux jeunes

Bien que théorisé récemment, le phénomène n’a rien de nouveau. Comme le souligne Laëtitia Vitaud « Ce n’est pas parce qu’il y a une expression anglaise qui émerge que la situation est nouvelle. Les gens taisent depuis toujours le fait d’être parents dans certains milieux professionnels ». Mais alors, de quels milieux parle-t-on ?

Le secret parenting trouve un terrain particulièrement fertile dans les environnements où règnent la jeunesse, l’agilité et la recherche de performance à tout prix. Et en la matière, la Silicon Valley reste un modèle. « Dans cet écosystème, l’âge moyen des employés tourne souvent autour de 30 ans », illustre Laëtitia Vitaud. Dans ce cadre, devenir parent peut rapidement apparaître comme une faiblesse ou un signal de vieillissement. Les nouvelles responsabilités familiales deviennent alors des boulets invisibles à dissimuler, sous peine de passer pour un ringard, ou pire, d’être inefficace.

Emily Oster, qui a théorisé le phénomène, l’observe aussi dans des milieux où l’on glorifie le workaholism, cette tendance à considérer que chaque minute libre doit être consacrée au travail. Or, dans ce monde, les parents peuvent rapidement devenir ceux qui ne suivent plus la cadence. On se souvient de cette déclaration provocante de Mark Zuckerberg en 2007 : « Les jeunes gens sont simplement plus intelligents. » Une citation qui reflétait à l’époque l’état d’esprit dominant dans la Silicon Valley, où la jeunesse était valorisée pour son énergie et sa flexibilité. Ironie du sort, depuis Zuckerberg a fêté ses 40 ans… et est devenu père.

Le symptôme d’un monde du travail encore rigide

Le secret parenting ne se limite pas aux startups de la tech. On retrouve ce phénomène dans bien d’autres secteurs, où être parent est souvent perçu comme un « déclassement », une perte de « coolitude ». Cette idée est symptomatique d’un monde professionnel qui valorise encore l’investissement total et la disponibilité permanente, laissant peu de place à la parentalité. « Il faut travailler comme si on n’avait pas d’enfant, ne jamais montrer la moindre faille », illustre Anne Delacroix-Peymirat.

Cette culture du présentéisme à la française, avec ses réunions tardives et ses attentes implicites, est souvent renforcée par un manque de transparence sur les critères de promotion et de rémunération. « Ces habitudes d’opacité RH créent un climat où chacun se demande : “Est-ce que c’est pour ça que je suis discriminé ?” », souligne Célina Buttin-Hecquard. Ce flou alimente un climat où certain·es choisissent de taire leur parentalité, préférant jouer le jeu pour ne pas risquer d’être marginalisé·es.

David, 38 ans, consultant en stratégie et père d’une fille de cinq ans, avoue minimiser certains aspects de sa paternité au travail. « Je mentionne rarement que je dois m’absenter pour une urgence familiale. Je préfère dire que c’est un rendez-vous important. C’est plus accepté comme excuse professionnelle », raconte-t-il. Pour lui, la pression de la performance reste présente, mais elle est plus diffuse. « En tant qu’homme, on attend de moi que je sois présent et impliqué, peu importe ce qui se passe à la maison. Alors, je fais en sorte de ne pas trop parler de ma vie personnelle. »

Quand maternité rime avec pénalité

Comme souvent dans le monde du travail, la parentalité n’est pas vue sous le même prisme selon que l’on soit un homme ou une femme. C’est ici qu’interviennent deux concepts bien distincts, issus des travaux de l’économiste Claudia Goldin, spécialiste des questions de genre et de marché du travail : le « motherhood penalty » (pénalité de la maternité) et le « fatherhood premium » (prime de la paternité).

D’un côté, la maternité reste une véritable épreuve pour l’avancée professionnelle des femmes. De nombreuses études ont montré qu’à compétences égales, les mères sont perçues comme moins performantes dans leur travail. Une promotion ? Peut-être après que les enfants aient grandi. Un projet important ? Préférez-leur une collègue sans enfant, plus « disponible ». « Les femmes subissent encore une présomption de moindre investissement au travail, dès qu’elles deviennent mères, explique Laëtitia Vitaud. Elles sont souvent jugées sur des critères invisibles : on suppose qu’elles seront moins flexibles, moins motivées, moins disponibles, même si elles prouvent chaque jour le contraire. »

Pour les hommes, en revanche, la situation est bien différente : la paternité peut améliorer leur image professionnelle. Le « fatherhood premium » renvoie à l’idée que les pères, tout en étant vus comme des salariés exemplaires, bénéficient d’une valorisation supplémentaire grâce à leur statut parental. « Les hommes sont perçus comme plus responsables et plus stables. On leur attribue même un engagement supérieur au travail lorsqu’ils deviennent pères », souligne Laëtitia Vitaud.

Entre fatigue et manque d’inclusion, les conséquences du secret parenting

Cacher sa parentalité au travail peut sembler une stratégie temporaire payante pour éviter d’être jugé·e moins performant·e ou moins disponible. Mais, à long terme, cette tactique pèse lourdement sur les parents et l’entreprise elle-même.

Le casse-tête des parents : un quotidien fait de jonglages et de micro-interruptions

Pour de nombreux parents, équilibrer les exigences professionnelles et familiales est une gymnastique quotidienne. Entre deux réunions Zoom, il n’est pas rare de glisser une inscription en catastrophe à la piscine pour le petit dernier, de répondre à un SMS de la nounou ou de résoudre une crise à la maison sans que personne au bureau ne s’en aperçoive. Ces micro-interruptions, invisibles aux yeux des collègues, sont pourtant omniprésentes et pèsent lourd sur la concentration et la productivité. « Elles affectent inévitablement la qualité du travail, car il est difficile de maintenir le même niveau de performance que quelqu’un qui n’a pas de responsabilités familiales », souligne Laëtitia Vitaud.

Julie, 35 ans, cadre dans une grande entreprise de télécommunication et maman de deux enfants en bas âge, avoue avoir pris l’habitude de « faire comme si de rien n’était » lorsque sa nounou est absente ou que l’un de ses enfants tombe malade. « En télétravail, je dis que j’ai une mauvaise connexion pour couper la caméra en réunion, alors qu’en réalité, je suis en train de les déposer à l’école ou de gérer une crise de larmes », confie-t-elle. Son secret ? Une organisation minutieuse et une flexibilité quasi surnaturelle.

Mais derrière cette gestion impeccable, l’épuisement pointe le bout de son nez. « J’ai l’impression de ne jamais être à 100 % quelque part. Quand je suis au travail, je pense à ce que je n’ai pas fait pour les enfants, et quand je suis avec eux, je pense au dossier que je n’ai pas fini », confie-t-elle. Pour Laëtitia Vitaud, il faut faire face à une réalité : garder un enfant en bas âge tout en travaillant à temps plein est tout simplement impossible. « Même si nous avons des écoles et des crèches, les attentes envers les parents sont souvent trop élevées, particulièrement en période de rentrée, pour maintenir un temps complet sans que cela ait un impact sur la production. »

Elle pointe ici une incompatibilité structurelle entre le monde du travail tel qu’il est conçu aujourd’hui et les responsabilités de care giving, qu’il s’agisse de soins apportés aux enfants ou aux aidants familiaux. « On travaille trop, trop longtemps », constate-t-elle. L’experte plaide pour un soutien plus important : « Peut-être qu’on a besoin d’écoles qui ferment plus tard, de services d’études renforcés, d’aides à domicile, de babysitters fiscalement soutenues. On ne va pas assez loin. » En somme, c’est l’ensemble du système de soutien aux parents et aux aidants qu’il faut repenser.

L’impact sur les entreprises : une pression qui pèse sur l’inclusion

Le secret parenting ne se développe pas en vase clos. Si les parents en arrivent à dissimuler leur réalité familiale, c’est souvent en réponse à un environnement de travail toxique, où le surinvestissement personnel est synonyme de performance. Dans ces organisations, la moindre absence ou demande liée à la parentalité est perçue comme une faiblesse. La culture du présentéisme règne en maître, de sorte que les horaires s’étendent bien au-delà de la journée de travail officielle, et les réunions à 18h ou 19h sont monnaie courante.

Les parents, qui doivent jongler avec des responsabilités familiales en parallèle, n’ont alors d’autres choix que de cacher ces obligations pour ne pas être perçus comme moins engagés que leurs collègues. « Si l’environnement de travail pousse les salariés à taire leur parentalité, c’est qu’il y a un problème, explique Laëtitia Vitaud. Cela révèle un manque d’inclusion et une pression implicite qui incite à minimiser ou même cacher des aspects essentiels de la vie privée. »

À long terme, cette pression constante pousse de nombreux parents -et en particulier les mères- à s’évincer eux-mêmes des promotions ou à quitter l’entreprise. Laëtitia Vitaud alerte : « Si un sondage anonyme révèle bien plus de parents dans l’entreprise que vous ne le pensez, c’est un signal d’alerte pour les employeurs. Cela montre que ces parents ne se sentent pas suffisamment accueillis ou soutenus pour partager cette partie de leur vie. »

3 conseils pour (enfin) oser parler de votre parentalité au travail

Conseil n°1 : évaluez l’environnement avant de vous lancer

Avant de dévoiler que vous jonglez entre réunions et couches-culottes, il est essentiel de prendre la température de votre environnement professionnel. « S’il est vraiment toxique, il ne faut pas vous mettre en danger », prévient Célina Buttin-Hecquard. Dans certains lieux de travail, la parentalité est encore perçue comme un frein à la performance, et s’exposer trop tôt peut avoir des conséquences indésirables. Mais dans d’autres contextes, aborder la question de manière constructive peut faire évoluer les mentalités et ouvrir la voie à un environnement de travail plus inclusif. « Plus on en parle, plus on fait avancer les choses », ajoute Laëtitia Vitaud.

Certaines actions concrètes de vos dirigeants et managers peuvent illustrer un environnement propice au dialogue :

  • L’exemplarité des managers : lorsque les managers partent plus tôt pour aller chercher leurs enfants ou refusent une réunion tardive, ils envoient un message fort à leurs équipes. Celui qu’il est possible d’assumer ses responsabilités parentales tout en étant professionnellement engagé. « Il y a un devoir d’exemplarité des managers et des personnes en position de pouvoir », insiste Laëtitia Vitaud.
  • La création de politiques parentales inclusives : « Ce qui fait avancer les choses, c’est quand ce sont les personnes puissantes et/ou les hommes qui osent en parler », souligne encore notre experte. Ce fut notamment le cas chez Google, où le géant de la tech a mis en place des crèches sur site, des espaces dédiés pour tirer son lait et des congés parentaux particulièrement généreux.
  • La mise en place d’actions simples : au-delà des grandes politiques, ce sont souvent les petites actions qui font la différence. Anne Delacroix-Peymirat évoque l’importance de certains gestes : « Donner la demi-journée de la rentrée scolaire envoie un signal fort aux collaborateurs, explique-t-elle. Cela montre que l’entreprise comprend et prend en compte les contraintes familiales. » Un autre exemple ? Décaler une réunion de 9h à 9h30 pour permettre aux parents de déposer leurs enfants à l’école.
  • La normalisation de l’humanité au travail, au-delà de la parentalité : « Pour normaliser la parentalité, il faut normaliser l’humanité de tous les collaborateurs, en célébrant les étapes de vie de chacun », affirme Célina Buttin-Hecquard. Cela inclut les aidants familiaux ou encore les personnes en situation de handicap, afin de créer un environnement plus solidaire et inclusif.

Conseil n°2 : posez vos limites avec transparence

La transparence est la clé pour gérer sa parentalité au travail. Indiquer vos obligations parentales dans votre calendrier partagé peut être un bon point de départ pour poser des limites sans ambiguïté. « Montrer qu’on aime son travail, qu’on sait s’organiser, c’est ça que veulent entendre les managers », rappelle Anne Delacroix-Peymirat. Plutôt que de dire « Je dois partir à 16h », il est plus efficace de dire « Cette semaine, je me suis organisé·e de telle manière. » Cela prouve que vous maîtrisez vos priorités.

Conseil n°3 : déculpabilisez et réaffirmez vos ambitions

Stop à la culpabilité ! Trop souvent, les parents ont tendance à raser les murs lorsqu’ils partent plus tôt ou prennent une journée pour s’occuper d’un enfant malade. « Arrêtez de vous enfermer dans des excuses. Vous vous mettez tout seul dans la tête que ce sera vu négativement », souligne Anne Delacroix-Peymirat. Il est temps de déculpabiliser : être parent ne signifie pas que vous devez mettre vos aspirations en pause. « Même si j’ai un enfant malade, je reste intéressé·e par telle ou telle responsabilité », insiste Anne. Affirmer clairement vos objectifs permet de montrer que parentalité et carrière peuvent coexister sans compromis.

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Article rédigé par Sarah Torné et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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