« Le travail pressé » : comment le modèle de la hâte dégrade le travail et la santé
11 janv. 2024
6min
Vous aussi, vous avez l’impression que tout va trop vite ? Que les cadences du travail s’emballent et vous pressurisent toujours plus ? Nous rendent malades ? Dans « Le travail pressé : pour une écologie des temps du travail », Corinne Gaudart et Serge Volkoff mettent en garde contre ce qui pourrait bien être le mal du siècle des travailleurs. Lauréats du prix “Penser le travail”, les deux ergonomes et chercheurs nous invitent à appuyer sur pause.
Votre ouvrage a récemment remporté le Prix “Penser le travail”, organisé par Le Monde et Sciences Po. Pensez-vous que le travail pressé soit « LE sujet du moment » dans la sphère professionnelle ?
Serge Volkoff : En tout cas, il semble prégnant ! Celles et ceux qui nous ont remis le prix sont majoritairement des étudiants et des professionnels des Ressources Humaines, c’est donc que le travail pressé les inquiète, quelque part…
Comment définiriez-vous le travail pressé ?
Corinne Gaudart : C’est un temps du travail qui s’est densifié, il est en quelque sorte occupé à « plein temps ». Le travail peut ainsi déborder sur d’autres sphères de nos vies : de manière “subjective”, par exemple lorsque l’on pense au travail alors qu’on est chez soi, ou de manière très concrète, lorsque nos horaires débordent sur notre vie privée.
Dans votre livre vous détaillez également le modèle de la hâte. Qu’est-ce que c’est exactement ?
C.G. : Le modèle de la hâte produit le travail pressé. C’est lorsque le temps est compressé. Il y a de plus en plus de contraintes autour du travail de qualité tel qu’entendu du côté prescripteur (employeur).
C’est également un temps qui est consigné dans la mesure où le « reporting » prend de plus en plus de place, notamment pour les encadrants et encadrantes de proximité. Bien souvent, ces indicateurs se trouvent en décalage avec le travail concret et ordinaire.
« La densification du travail rend les collectifs plus instables et les occasions de discuter de l’organisation du travail plus rares. » - Serge Volkoff, ergonome
Et puis c’est aussi certainement un temps enfermé. Du fait des changements récurrents que connaissent les organisations professionnelles, les salariés se retrouvent à devoir y réagir en permanence sans pouvoir mettre à profit leurs expériences antérieures. Cela rend plus difficile la capacité à se projeter dans le temps.
Certaines études indiquent que le fait de travailler en horaires longs, (plus de 8h par jour et 40h / semaine) est mauvais pour la santé. Qu’en est-il du travail pressé ?
S.V. : L’intensité du travail est un des facteurs de risques psychosociaux très largement documentés dans la littérature épidémiologique en santé au travail. Cette intensité peut entraîner des troubles du sommeil, des sensations de fatigue, des troubles digestifs… De façon plus prolongée, le travail pressé peut également provoquer des problématiques cardiovasculaires.
Ce sur quoi nous insistons particulièrement dans le livre, c’est le caractère individualisé de ces retombées puisqu’elles ne sont pas nécessairement étudiées à l’échelle globale comme étant le produit du travail pressé. La densification du travail rend les collectifs plus instables et les occasions de discuter de l’organisation du travail plus rares. Donc si ça ne va pas on a d’abord tendance à l’imputer à soi-même en se disant : « Je ne suis plus fait pour ce travail. » C’est un véritable handicap pour la mise en place de politiques de prévention.
Justement, en l’état actuel des choses, que peuvent faire les employeurs pour éviter ce travail pressé et ses conséquences à l’échelle collective ?
S.V. : Une première action « anti-travail pressé » pourrait être d’amener la question du temps là où spontanément on ne la pose pas. Prenons par exemple une étude menée il y a quelques années dans les caisses de retraites. Nos interlocuteurs souhaitaient mieux comprendre pourquoi et comment certains dossiers se trouvaient parfois erronés. Pour répondre à cette problématique, nous avons décortiqué l’utilisation du temps par les techniciens des caisses de retraites dans leur manière de gérer les dossiers : prendre des renseignements complémentaires, joindre et éventuellement recevoir le bénéficiaire etc. Au cours de l’étude, nous nous sommes rendus compte que les erreurs venaient souvent d’une mauvaise utilisation du temps dédié à chacune de ces tâches ! Chaque étape doit pouvoir se faire en “prenant son temps”. Pour prévenir les erreurs, le “bon” usage du temps est donc au centre de tout.
« Quand on essaie de décortiquer les conditions de survenue, il y a souvent un rapport avec le modèle de la hâte. Cela n’a pas du tout été étudié, mais nous en sommes convaincus. » - Serge Volkoff, ergonome
Les risques tels qu’évoqués plus tôt (risques psychosociaux, risques d’erreurs…) liés au travail pressé ne sont donc pas vraiment pris en compte par les organisations ?
S.V. : Tout à fait. Prenons l’exemple des accidents du travail. Pour la CNAM (Caisse Nationale d’Assurance Maladie, ndlr.), le suivi statistique de ces risques s’appuie sur une nomenclature des éléments matériels. Pour évoquer ces accidents on parle donc du type de machines utilisées, des locaux sécurisés ou non, des espaces de travail… mais jamais de notion de temps ! Comme si l’accident était atemporel… Pourtant, quand on essaie de décortiquer les conditions de survenue, il y a souvent un rapport avec le modèle de la hâte. Cela n’a pas du tout été étudié, mais nous en sommes convaincus. C’est d’ailleurs pour cela que nous commençons notre livre avec l’exemple de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Il y a probablement dans l’explication de cet événement la question de l’usage du temps par les personnes en cause.
Dans votre livre, vous parlez de plusieurs temps du travail, importants selon-vous mais souvent mis de côté par le modèle de la hâte : pouvez-vous nous en dire plus ?
C.G. : A travers nos observations nous avons repéré des temps du travail qui étaient souvent masqués et pas forcément reconnus, alors qu’ils peuvent pourtant prévenir les risques du travail pressé.
- Le temps de la transmission : Un temps où il est possible de débattre du métier, de transmettre des savoirs et des savoir-faire pour les nouveaux, mais plus largement entre collègues.
- Le temps de la construction : C’est le temps pour construire ensemble.
- Le temps de la créativité : C’est le fait de trouver des solutions à des problèmes nouveaux en mobilisant son expérience. Serge et moi-même souhaitons que cette idée de créativité remette en cause la conception plutôt classique de l’innovation, souvent conçue comme étant en rupture avec le passé. Or ce que nous voyons, c’est que la créativité dans le travail appelle au contraire à un dialogue entre passé et futur.
Et à l’échelle individuelle, peut-on échapper au modèle de la hâte ? Vous avez parlé de stratégie individuelle, mais quand on est pris dans l’engrenage des paradoxes organisationnels et de la pression temporelle, quelle est la marge de manœuvre que nous avons en tant que salariés ?
S.V. : La question n’est pas de savoir si on peut. Le fait est que nous n’arrêtons pas d’essayer. Avec parfois une participation bienveillante et bienvenue de la hiérarchie, des N+1, on se re-bricole des espaces, des stratégies, pour que malgré tout, le travail se fasse et pour qu’on ne soit pas totalement épuisé.
Une grande partie de la compétence professionnelle est en fait une compétence temporelle. Dans tous les métiers. C’est pourtant souvent négligé et ce n’est pas enseigné. Gérer son temps c’est à la fois savoir prioriser, réussir à demander plus de temps si nécessaire, savoir de quelle quantité on a besoin pour effectuer une tâche etc.
« Si on se cantonne au constat selon lequel « on n’a pas assez de temps » individuellement et collectivement, ça devient difficile de faire bouger les lignes. » - Corinne Gaudart, ergonome
Dans le quotidien, comment gérer le manque de temps ?
C.G. : Si nous manquons de temps face à nos tâches, il y a en fait deux solutions qui apparaissent : soit il faut faire moins dans le même temps, soit être plus nombreux pour réaliser ces tâches !
S.V. : Ou accepter de faire moins bien !
C.G. : Mais nous avons généralement très peu de marge de manœuvre pour agir sur la quantité de tâches et de personnes. Le sous-titre de notre livre « pour une écologie des temps du travail » correspond précisément à cette problématique : comment faire pour que les différents « temps » du travail s’épaulent plutôt que d’entrer en concurrence ?
Ce que nous proposons via notre ouvrage, c’est donc une grille de lecture des temps au pluriel. Le temps n’est plus juste une enveloppe, il devient ce que l’on en fait ! Nous disposons alors de temps dédiés à des aspects importants de notre travail.
Le fait de nommer ces temps ouvre le champ des possibles. Si on se cantonne au constat selon lequel « on n’a pas assez de temps » individuellement et collectivement, ça devient difficile de faire bouger les lignes.
Au-delà de nos contraintes organisationnelles au bureau, ne sommes-nous pas aussi devenus nos propres bourreaux dans nos vies personnelles que l’on gère parfois comme un agenda Outlook à optimiser à chaque instant ?
C.G. : Nous ne sommes pas experts de cette question, mais c’est vrai qu’on voit se dégager une certaine forme de culture temporelle qui n’est plus propre au travail et qui peut effectivement s’imposer à des temps sociaux dans une forme d’auto-entrepreneuriat de soi. C’est en tout cas un sujet sur lequel on travaille actuellement, notamment sur l’usage des outils de rationalisation du temps dans le cadre de la vie personnelle.
Dans quelle mesure pensez-vous que votre livre et le prix que vous avez remporté aient contribué à faire bouger les lignes ?
C.G. : C’est peut-être un peu tôt pour savoir si ça a eu des effets mais une chose est sûre, ce livre a été l’occasion d’ouvrir le dialogue et le débat dans différents milieux professionnels. C’est d’ailleurs pour nous une manière de lutter contre les effets individualisant du modèle de la hâte. Pouvoir en débattre, c’est déjà participer à ce que chacun puisse réaliser que ça n’arrive pas qu’à lui-même.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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