Bruits suspects et poignée mouillée : l’angoisse d’utiliser les toilettes au bureau
31. 10. 2024
7 min.
En 2024, le monde du travail génère un nombre conséquent d’angoisses chez les salariés les plus craintifs. De la panique de ne pas recevoir les chèques cadeaux de Noël – alors que « tout le monde » les a eus – à l’erreur de destinataire classique du « pfff mais quel connard ce Marc » envoyé directement à Marc, votre manager, celles-ci viennent souvent hanter les nuits des travailleurs modernes. Mais au-delà de ces tracasseries du quotidien qui alimentent les discussions à la pause dej’, un sujet encore plus épineux qu’on ne partage pas en CSE plane dans l’atmosphère feutrée des open spaces : le passage aux toilettes.
Oui, il est temps de le dire : aller faire la chose la plus naturelle du monde au bureau est une source d’angoisse inavouée, un véritable tabou silencieux, pire que d’avouer son excitation face à des tableaux croisés dynamiques dans Excel. Parlons-en franchement : s’asseoir dans un espace partagé, sur une cuvette froide où des dizaines d’autres paires de fesses se sont assises durant la journée n’est pas exactement l’expérience la plus relaxante qui soit. Entre les bruits suspectés, les odeurs parfois laissées en héritage et les regards gênés qui se croisent au moment de se laver les mains, il faut reconnaître que la simple visite aux toilettes peut agir comme un PTSD, vous rappelant les heures sombres de votre été en camping, PQ sous le bras, marchant sans honte vers le point névralgique de la résidence de vacances.
Le ballet du 14h-16h, l’heure de pointe
Toute journée au bureau suit un rythme précis, une véritable chorégraphie réglée comme une montre suisse. Les matins sont souvent consacrés aux réunions inutiles ou aux missions urgentes (lisez : les tâches que personne ne veut faire). Puis vient la pause dej’, qui débute généralement vers 12h01. Vous prenez sans pression deux heures où vous avez décidé de “profiter de la vie” avec une formule entrée-plat-dessert (vous payez en tickets restaurants), oubliant votre manager, l’augmentation que vous pensez encore obtenir (non) et également que vous parlez mal de vos collègues dans leurs dos. Mais l’après-midi, entre 14h et 16h, c’est une autre histoire : l’heure fatidique où l’appel de la nature résonne dans le ventre de chaque salarié. Car une fois de retour à votre bureau, le calme est trompeur. Vous sentez cette petite pression au creux du ventre. Oui, il est temps. Vous n’êtes pas le seul : un flot constant de gens qui se dirigent vers les toilettes avec l’air faussement nonchalant de ceux qui essaient de cacher leur véritable objectif.
Une procession silencieuse s’organise : des va-et-vient vers les toilettes, sans se regarder dans les yeux, en priant secrètement pour trouver un cabinet libre. Mais ils savent que vous savez, vous savez qu’ils savent. Tout le monde sait. C’est une véritable guerre de position qui commence, où chacun espère ne pas être la victime d’une intrusion malheureuse. Il y a d’abord les “prévoyants”, ceux qui ont fait un petit détour aux toilettes dès le retour de la pause déjeuner, espérant profiter des derniers instants où ils ne ressemblent pas encore à des toilettes turques d’aire d’autoroute pendant un weekend de chassé-croisé. Puis viennent les “survivants”, ceux qui attendent désespérément que le flux se calme, en jetant des coups d’œil nerveux vers l’horloge comme si chaque minute gagnée était une victoire personnelle. Ceux-là savent ce qui les attend.
Guide de survie en milieu hostile
Face à cet environnement hostile, les employés développent toute une série de stratégies pour minimiser le traumatisme de la visite aux toilettes, et notamment cette “marche de la honte” vers les toilettes. Nombreux sont celles et ceux s’arrangent pour brouiller les pistes. Celui qui débute tout son petit stratagème par un léger détour par la machine à café, puis par la salle de pause, et enfin les toilettes : c’est un cheminement complexe mais sûr, pour s’assurer que personne ne puisse deviner leur véritable destination. Car pour ces personnes, une explosion de gaz dans l’immeuble leur semble toujours une meilleure option que de se faire interpeller au moment de poser la main sur la poignet de la porte par un collègue qui leur demande « Je te dérange ? ». Mais aussi celui qui analyse les allers et venues dans les couloirs pour s’y rendre avec le meilleur timing - à savoir un moment où ils pourront rapidement s’y engouffrer sans être vu. L’objectif est toujours le même : faire croire à des personnes qui font la même chose que vous, que non, vous n’allez jamais aux toilettes.
Car c’est dans ce triangle des bermudes que tout peut arriver. Vous voilà à l’intérieur, le plus dur est fait. Mais vous entendez subitement des pas lourds se rapprocher. Quelqu’un enfonce la porte des toilettes puis secoue fortement la poignée du cabinet pour s’assurer que celle-ci est vraiment fermée, vous plongeant ainsi dans une panique incontrôlable. Vous savez qu’il y a la queue. La crispation est totale, votre corps est comme foudroyé par la gène. Toute personne normalement constituée quitte les lieux et revient plus tard. Mais il peut arriver que certains restent et attendent. Le plus inquiétant est aussi lorsque vous entrez dans un cabinet en même temps qu’une autre personne. Là, on attend sagement que l’autre rompe le silence, comme si on en attendait un signe de communication. Et, de la même manière que l’on attend derrière sa porte avant de sortir chez soi pour éviter de croiser son voisin, on fait de même aux toilettes : on tente de « deviner » où en est l’autre. Tirer la chasse en même temps est terrible. Bien sûr, il existe les “masqueurs sonores”, ces âmes courageuses qui osent violemment faire tourner le distributeur de papier pour créer du bruit ou tirer la chasse à plusieurs reprises pour couvrir d’éventuels bruits suspects. Une méthode risquée, mais parfois nécessaire pour préserver un semblant de dignité.
Une fois dehors, vous allez aussi devoir faire face à la poignée de porte mouillée. Chose qui m’a toujours dégouté, alors que je sais pertinemment que c’est une preuve que la personne vient de se laver les mains. Mais ça me rappelle surtout qu’elle était aux toilettes.
Quand l’échelle sociale s’invite aux toilettes
Dans le grand univers du bureau, même les toilettes respectent une certaine hiérarchie. La question de « qui a droit à quoi » se pose même dans ces lieux d’aisance. Les managers supérieurs s’y comportent comme s’ils étaient chez eux. Ils arrivent détendus, équipés de leur téléphone ou d’un magazine (parfois les deux), et s’installent pour un moment de détente bien mérité, peu importe l’odeur ambiante.
À l’autre bout du spectre, il y a les stagiaires et autres juniors, ceux pour qui chaque passage aux toilettes est une épreuve. Ils préfèrent se retenir aussi longtemps que possible, par peur de croiser un supérieur en sortant et de prononcer une phrase inutile telle que, « Oh tiens, Marc, ça va ? » Une phrase qui fait froid dans le dos. Mieux vaut souffrir en silence, en attendant que les VP aient quitté les lieux.
Et puis, bien sûr, il y a les collègues à l’hygiène douteuse, ceux qui laissent les toilettes dans un tel état que vous hésitez à prévenir la médecine du travail. On les repère rapidement : ils tirent la chasse avec un demi-zèle et ne semblent pas être perturbés par les éventuelles réclamations olfactives qu’ils laissent derrière eux. Pour eux, la notion de civilité s’arrête à la porte du cabinet.
Le dernier bastion de vulnérabilité
Tel un alternant paniqué à l’idée de se rendre aux toilettes sur les heures de travail, j’ai moi-même éprouvé, non pas une gêne d’aller aux toilettes (je suis manager), mais un réel questionnement existentiel quant à l’utilité de cet article. Il est vrai qu’un soir, je suis rentré chez moi en me disant qu’à 35 ans, avec une situation stable et des tickets restaurants, il y avait sans doute d’autres sujets nettement plus utiles et importants sur lesquels passer du temps. J’ai fait part de ce doute autour de moi, puis voyant bien que tout le monde n’avait que faire de mes angoisses de privilégié, je me suis rappelé que ces 3m2 composés de carrelage blanc et de lumière du métro étaient bien plus qu’un simple réceptacle à Poke légumes : le dernier bastion de vulnérabilité.
Les toilettes au bureau sont le théâtre de bien des confidences et des révélations. On y croise des collègues dans des états de vulnérabilité rarement visibles ailleurs. C’est aussi un espace où l’on peut mesurer le niveau de stress de l’entreprise. Les portes qui claquent plus fort qu’à l’accoutumée, les soupirs de soulagement ou d’agacement, les pauses qui s’éternisent : tout cela en dit long sur l’état de l’entreprise. Les toilettes, en somme, deviennent un baromètre du climat social, un lieu où l’on perçoit ce que les couloirs ne laissent pas transparaître.
Les toilettes sont surtout le dernier lieu où l’on peut être en paix au bureau. L’ultime pièce où un chef de projet ne pourra vous traquer, où un PowerPoint ne pourra vous regarder dans les yeux. Dans bien des situations, les WC permettent de faire une pause mentale, un genre de restart. C’est là que l’on peut parfois le mieux réfléchir et prendre des décisions, loin du vacarme du bureau, du bruit des ordinateurs et des lumières blafardes des open space. Les toilettes sont aujourd’hui un refuge de liberté, un safe space pour tous les salariés où ils ne sont ni observés, ni testés. Et il doit en rester ainsi.
Finalement, le passage aux toilettes au bureau n’est pas qu’un acte banal de la vie quotidienne. C’est un reflet des relations de pouvoir, des dynamiques sociales et des anxiétés collectives qui règnent au sein de l’entreprise. Ici, chacun est à égalité – ou presque – devant l’impérieux besoin naturel. Pourtant, les règles implicites qui gouvernent cet espace sont révélatrices de la façon dont nous nous comportons en société. Il y a ceux qui s’y précipitent avec insouciance, et ceux qui calculent chaque geste pour éviter la moindre interaction embarrassante.
Jamais considéré par tous les plans d’entreprise concernant le bonheur au travail car toujours vu comme un simple outil naturel, c’est sans doute aussi pour cela qu’il échappe aux affres du travail et qu’il peut servir de bastion de la dernière chance avant le burn-out. Alors chers travailleuses et travailleurs, restons soudés et faisons de nos toilettes l’arche de Noé du monde du travail. Après tout, s’il y a bien une chose qui relie les employés, c’est l’angoisse de se retrouver face à un collègue dans un moment de vulnérabilité. Une angoisse que l’on tait mais qui, dans le fond, ne résume-t-elle pas à elle seule toute l’absurdité du monde du travail ?
Article écrit par Paul Douard et édité par Gabrielle Predko ; photo de Thomas de Decamps.
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