22% des Français… (et Françaises !) préfèrent être managés par un homme
22. 7. 2024
6 min.
CE
Journaliste
En 2024, 22 % des Français·es préfèrent encore répondre aux ordres d’un manager homme… plutôt que d’une femme. Et cette préférence genrée n’a, elle, pas de sexe : les femmes sont aussi nombreuses que leurs collègues masculins à plébisciter davantage un management sous testostérone ! Mais pourquoi donc ?
Vous préférez travailler pour un chef, ou pour une cheffe ? « La compétence, c’est comme l’incompétence, ça n’a pas de sexe », commente Etienne, sous notre appel à témoins posté sur LinkedIn. « Poser des questions qui pensent à faire croire l’inverse est assez choquant », ajoute-t-il. Et nous sommes bien d’accord ! Pourtant, en 2024, 22 % des Français·es affirment qu’ils préfèrent travailler sous les ordres d’un homme. C’est l’Ifop qui le démontre dans une étude parue en mai dernier.
La bonne nouvelle, c’est que la majorité des sondés (70 %) n’ont pas de préférence genrée sur la question ! Mais l’étude révèle tout de même deux choses troublantes. La première, c’est que pour 30 % des Français·es, oui : le genre a quelque chose à voir avec l’appréciation de leur manager. La seconde, c’est que ces biais sexistes favorisent, une fois de plus, les hommes : les manageuses ne sont préférées que dans 8 % des cas.
Aujourd’hui, les femmes sont toujours en minorité aux postes à responsabilité dans les entreprises françaises et du monde entier. Et plus on monte vers les sommets du monde des affaires, moins les femmes sont nombreuses : la France ne compte que trois femmes à la tête d’une entreprise du CAC 40. Alors, en plus de leur rareté, comment expliquer l’impopularité des femmes lorsqu’elles se hissent aux postes à responsabilité ?
Le sexisme en recul
En 1987, à peine 46 % des Français·es considéraient que le genre de leur manager leur était égal. Depuis, les femmes ont largement pris leur place dans les entreprises, y normalisant leur existence. On est donc passé d’une configuration où les hommes étaient nettement plus appréciés que les femmes aux postes de direction… à une situation actuelle où la plupart des gens se fichent, globalement, du genre de leur chef·fe.
En revanche, une chose n’a pas changé : quand préférence il y a, elle va aux hommes. « Les sondés reconnaissent que c’est plus facile de faire carrière pour un homme, alors on peut faire l’hypothèse que ces 22 % préfèrent être managés par un homme pour être tirés vers le haut », analyse Flora Baumlin, directrice de clientèle à l’Ifop.
Il faut aussi considérer que tous les secteurs n’ont pas le même contexte de mixité. « Beaucoup de métiers sont encore soit très masculins, soit très féminins. Chez les sondés qui travaillent dans le BTP par exemple, il y a plus d’hommes qui préfèrent être managés par des hommes », précise encore Flora Baumlin. Préférer un manager masculin, c’est quelque part, désirer le modèle dominant. Pour l’experte, le diagnostic est clair : « Ce que l’étude démontre, c’est avant tout que les codes de l’entreprise restent encore globalement masculins. »
« Think manager, think male »
Ces dernières décennies, les femmes ont dû se faire une place dans un monde du travail construit par et pour les hommes. Un phénomène bien résumé par l’adage « think manager, think male » (pensez manager, pensez masculin), consacré en 1973 par la chercheuse américaine Virginia Ellen Schein, ayant démontré la corrélation entre stéréotypes masculins et leadership. Pour Isabel Boni-Legoff, sociologue, cette croyance est toujours en vigueur aujourd’hui. Dans son article intitulé « Corps à l’ouvrage, masculinité hégémonique et sexualité dans le travail managérial » (extrait de Féminisme et Management, état et enjeux de la recherche francophone, éd. PUL, 2024), elle explique que ce sont les normes de la « masculinité hégémonique » qui structurent cet univers : les qualités requises pour être considéré comme un bon manager sont associées au masculin.
Prenons l’exemple du conseil en management, où la hiérarchie est particulièrement marquée. La sociologue y observe une valorisation de figures professionnelles viriles, à travers les « récits admiratifs des coups d’éclat et des coups de force de consultants expérimentés caractérisés par leur “culot” », et malgré l’augmentation du nombre de femmes dans ces milieux, cet idéal n’a pas changé. « Au contraire », observe Isabel Boni-Legoff, qui souligne « une insistance sur les traits professionnels les plus virils ».
Alors en réponse, pour occuper les postes de dirigeantes, les femmes doivent se comporter « comme » des hommes… tout en faisant face à des attentes fondées sur leur genre. Une posture impossible, résumée par Judy Wajcman et citée dans l’article de la sociologue : « Étant donné que les règles du jeu des interactions sur le lieu de travail sont masculines, les femmes cadres sont toujours dans une position précaire, obligées de chercher à négocier entre des demandes contradictoires : être féminine et se comporter comme un homme d’affaires. »
« C’est triste, mais à chaque fois que j’ai été managée par une femme, ça c’est mal passé »
La mauvaise image des manageuses persiste donc dans nos esprits, et ce, quel que soit notre genre : parmi les 22 % de sondé·es qui affirment préférer être managés par un homme, on compte quasiment autant d’hommes que de femmes. Les hommes, eux, sont plutôt jeunes : 34 % ont moins de 35 ans. Rien d’étonnant pour Flora Baumlin de l’Ifop. « Nous le remarquons dans plusieurs études : les hommes les plus jeunes sont bien plus conservateurs que les jeunes femmes. Ils présentent comme une sorte de résistance au progressisme, voire même du masculinisme », explique-t-elle. Un effet « Boys Club » qui peut aussi entrer en jeu. « Il y a sûrement quelque chose de l’affinitaire pour creuser le sillon de réussite : les profils d’hommes ont peut-être le sentiment d’être plus valorisés par leurs pairs », poursuit la directrice de clientèle.
Chez les femmes qui préfèrent être encadrées par des hommes, nous avons, dans les témoignages recueillis sur les réseaux sociaux, repéré un élément récurrent : le vécu d’une rivalité féminine délétère. Colombe, par exemple, a été dirigée par des trentenaires enceintes au début de sa carrière. Elle raconte : « Le sentiment que j’avais, c’est que comme elles allaient partir en congé maternité, elles me voyaient un peu comme une compétitrice… Alors que bon, sur mes trois premières expériences, deux étaient des stages, donc je n’allais pas être embauchée après. »
Une compétition qui peut s’expliquer par le fait qu’au travail, les femmes voient les choses sous le prisme de la « quantité restreinte », pense Elisabeth Cadoche, autrice d’«En finir avec la rivalité féminine » (Les Arènes, 2022). « Le leadership est majoritairement détenu par des hommes, donc les femmes doivent se battre encore plus », rappelle-t-elle. « Et si l’une obtient gain de cause, sa collaboratrice aura tendance à avoir le sentiment d’être privée de quelque chose, comme s’il n’y avait pas assez d’opportunités pour les femmes. » Colombe a souffert de cette compétition dans laquelle elle s’est retrouvée de façon involontaire : « J’étais délaissée, elles ne m’accompagnaient pas du tout… Alors que leurs managers à elles, qui étaient un homme ou une femme plus âgé·e, était beaucoup impliqués dans le fait de m’enseigner et de me faire progresser. »
Ce manque de solidarité entre femmes est d’autant plus paradoxal, qu’elles sont la proie de violences sexistes et sexuelles émanant principalement des hommes, dans tous les espaces de la société. « J’ai eu de la chance d’être tombée sur des bons gars », souligne Colombe, qui regrette d’avoir vécu de mauvaises expériences avec les femmes. « On est censées être solidaires et pas se mettre des bâtons dans les roues quand on sait qu’on a déjà beaucoup de mal à se faire entendre », rappelle la jeune femme.
Repenser le management au-delà du genre
Il y a tout un imaginaire collectif à déconstruire pour que les femmes puissent enfin se libérer des attentes impossibles qu’on leur assigne. Dans les années 2010, une nouvelle figure féminine a tenté d’émerger dans le monde du travail : la « girl boss », tout droit venue des États-Unis. Elle a été consacrée par Sophia Amoruso, qui raconte dans son livre #GIRLBOSS comment elle a fondé Nasty Gal, une plateforme de vente de vêtements en ligne. Selon ses préceptes, la girl boss prend sa vie en main pour réaliser son rêve, mais elle est aussi censée prôner des valeurs inclusives et féministes, c’est-à-dire, manager avec plus d’éthique. Cela promettait une transformation intéressante des codes du management par et pour les femmes…
Mais en réalité, déplore l’autrice Racha Belmehdi, cela n’a débouché que sur une nouvelle variation du mode patriarco-capitaliste. Dans son livre « Rivalité, nom féminin » (Favre, 2022), elle raconte comment, aux États-Unis comme en France, plusieurs girl bosses ont fini par être accusées de management toxique par leurs employé·es, démontrant que les principes qu’elles défendent ne sont pas vraiment appliqués. Pour l’autrice, la courte popularité du phénomène #GIRLBOSS a montré les limites du féminisme capitaliste : « La girl boss telle qu’on la connaît est un patron HSBC de plus, autocentré et concentré sur toujours plus d’argent et de pouvoir. Bref, un parangon du patriarcapitalisme. »
Il faut dire que le phénomène #GIRLBOSS a émergé quasiment au même moment qu’une vague de dénonciation des violences en entreprise - qu’elles touchent des femmes ou des hommes. Dans le sillage de #MeToo et #BalanceTonPorc, sont nés les pages Instagram @BalanceTaStartUp, @BalanceTaRedaction… ou encore @BalanceTonAgency, première page du genre créée en 2020 par Anne Boistard, qui dénonce les pratiques toxiques dans le monde de la pub. Pour elle, les comportements toxiques des femmes managers sont souvent jugés plus sévèrement que ceux des hommes : « Les femmes leaders doivent naviguer dans des environnements professionnels encore marqués par le sexisme, et parfois, reproduisent des pratiques abusives pour survivre », analyse Anne Boistard, qui souligne l’importance de comprendre les pressions et les critiques auxquelles sont soumises spécifiquement les femmes. Elle conclut : « Cela ne justifie en aucun cas un management toxique… mais en fin de compte, c’est un problème systémique qui transcende le genre. »
Article rédigé par Camélia Echchihab et édité par Clémence Lesacq Gosset - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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