Youssef Badr : le magistrat qui venait de l'autre côté du périph'

09. 2. 2021

7 min.

Youssef Badr : le magistrat qui venait de l'autre côté du périph'
autoři
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Hélène Pillon

Journaliste freelance.

On dit du magistrat Youssef Badr “qu’il vient de loin”. Pourtant, il a simplement grandi en banlieue parisienne et ses parents au Maroc. Une singularité au sein des grandes écoles françaises qui ne l’a pas empêché d’atteindre l’un des plus hauts postes de la fonction publique ou celui de porte-parole du ministère de la justice, et aujourd’hui d’encourager d’autres jeunes des quartiers prioritaires à suivre le même chemin en les parrainant. Dialogue avec un épris de justice qui mise sur la force des bonnes étoiles.

« Vous êtes sûr que mon parcours est intéressant ? J’ai l’impression que les étudiants auraient plus de choses à raconter en ce moment. » La réponse de Youssef Badr lorsqu’on le contacte, n’étonne en rien Inès. La jeune-femme que l’ancien porte-parole de la chancellerie parraine depuis l’année dernière assure : « C’est très représentatif de sa personnalité, il cherche toujours à mettre en avant les autres. » Cet été, alors que celle que Youssef Badr qualifie de « pépite » n’arrivait pas à trouver de stage, il lui en a rapidement dégoté un au tribunal de Paris. Ravi, il professe « elle ira loin, très loin. »

Né sous la même étoile

Depuis quelques années, ils sont plusieurs élèves de banlieue parisienne à avoir bénéficié des conseils et contacts du magistrat. Marwane, qui lui est en partie redevable pour son alternance, se souvient de sa rencontre avec le parrain d’honneur de la promo 2018 de la Grande Famille – une initiative qui soutient des étudiants des IUT de Bobigny, Saint-Denis et Villetaneuse : « J’avoue, je ne connaissais pas son nom et au début, je me suis dit : “oula, porte-parole du ministère de la Justice, on ne va pas beaucoup le voir celui-là…” Et en fait, dès la première fois, j’ai compris qu’il serait là pour nous. Il y a eu un vrai feeling. Il nous comprenait. Il savait ce qu’on traversait. »

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Aujourd’hui, installé au sommet de la pyramide juridique française, Youssef Badr reconnaît : « J’étais absolument pas destiné à ça. » Ce quatrième d’une fratrie de cinq, élevé par des parents immigrés marocains, a d’abord suivi un chemin scolaire chaotique. « Dans la classe, ça partait en sucette à la moindre étincelle, mais c’était toujours les mêmes qui prenaient. Je me souviens notamment d’un copain black qui venait du quartier sensible en face et qui se faisait tout le temps alpaguer alors qu’il ne faisait rien. Ça me rendait dingue », raconte le quasi-quarantenaire qui déjà à l’époque s’indignait de cette différence de traitement entre les élèves.

De ces années à Cergy, il n’a pas non plus oublié cette prof qui « alors que vous connaissiez toutes les figures de style et répondiez aux questions, doute que vous puissiez suivre en filière générale ». Des remarques auxquelles il doit peut-être en partie son besoin de justice, mais aussi un syndrome de l’imposteur qui ne l’a jamais quitté, même après avoir intégré la magistrature. « J’en ai longuement parlé avec Wesley l’autre jour (un autre étudiant que Youssef Badr a pris sous son aile ), c’est comme un traumatisme, ça vient de l’enfance, des barrières que vous avez passées les unes après les autres. Et il n’y aucune raison que ça s’arrête quand vous réussissez tel examen ou obtenez tel job. Même à mon niveau. J’ai refusé des postes parce que je ne m’en pensais pas capable quand mes collègues du même âge les acceptaient volontiers », rigole le magistrat qui avoue avoir prié en 2017 pour que la chancellerie ne l’appelle pas, pour finalement accepter la mission de porte-parole sur les conseils d’amis avisés.

Des claques et des crêpes

C’est un autre commentaire peu encourageant du corps enseignant qui l’incitera à passer les premières barrières et dévier la trajectoire qui lui semblait tracée d’avance. Au début de son année de terminale, dans le bureau du CPE après une exclusion, il apprend que ses profs parient sur la date à laquelle il finira en prison : « Si on m’avait mis une claque, ça aurait eu le même effet. »
Décidé à travailler pour se débarrasser de cette image de “bon à rien”, il essuiera encore plusieurs revers : pendant la préparation de son diplôme “carrières juridiques” à l’IUT de Villetaneuse de la part de ce chargé de TD qui assène à ses étudiants qu’ils ne savent pas écrire, n’ont aucune culture générale et n’entreront jamais à l’ENA ou l’ENM ; puis justement lors de son premier grand oral pour intégrer la fameuse Ecole Nationale de la Magistrature. Interrogé sur des références culturelles qu’il n’a pas, comme la recette de la crêpe Suzette, l’examen prend des allures d’humiliation publique. « J’étais fier du chemin parcouru, j’avais invité ma sœur à y assister et je me suis fait laminer », résume-t-il sans détour avant d’analyser : « J’ai pris conscience à ce moment du fossé abyssal qui se dresse face à vous quand vous aspirez à de hautes fonctions et que vous venez d’un autre milieu. »

Youssef Badr aurait ainsi pu ne pas faire partie des 10 % d’élèves de grandes écoles issus de milieux défavorisés. Il avoue d’ailleurs : « Je crois que je n’aurais pas repassé le concours si je n’avais pas eu derrière moi ma famille et mes deux anges gardiens : Dany Cohen, mon prof de fac, et le magistrat André Potocki. » C’est en grande partie grâce au premier qu’il a osé prétendre à la prestigieuse école. Le professeur qui croit en ses étudiants de Villetaneuse l’a emmené à des colloques, lui a présenté des magistrats dont Guy Canivet, alors président de la Cour de cassation, qu’il considère encore aujourd’hui comme un modèle. « Là-bas, il y avait une intelligence supérieure, les raisonnements allaient à mille à l’heure », explique-t-il en se remémorant ce moment où il se met à rêver d’intégrer cette élite. Le second, André Potocki, justement rencontré par le biais de Dany Cohen, l’accompagne dans cette ambition. Il met aussi fin à un refrain qui revient souvent, à tort ou à raison, dans la bouche du jeune homme lorsqu’il est confronté à un refus : « C’est parce que je suis arabe. »

« Mes parents sont polonais, et je suis magistrat », le coupe un jour celui qui siégeait à la Cour européenne des droits de l’homme. Avec l’aide de ses mentors, il retravaille alors durant un an ses réponses et sa confiance en lui, et vient faire mentir la reproduction sociale en étant admis la seconde fois à l’ENM. Le fils d’ouvrier et de femme de ménage deviendra magistrat - à ses yeux le plus « beau métier du monde » puisqu’en « en faisant partie du processus de décision judiciaire, on peut vraiment influer sur la vie des gens. »

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Déterminé comme jamais

Une fois procureur en Seine-Saint-Denis, la fatalité de classe s’impose de nouveau à lui par le biais des situations qu’il doit traiter. Parmi les nombreuses affaires judiciaires qui ne « laissent pas indemne », il cite par exemple une histoire de viol collectif commis par des jeunes de 20 ans. « Ils ne se rendent pas compte, ils sont en décalage », déplore celui qui a « grandi dans le même univers », mais dans le Val d’Oise. « Je n’ai pas fait une découverte à ce moment-là, mais c’est terrible de voir à quel point certains gamins partent dans la vie plus abîmés, plus handicapés que les autres. »

Pourtant sans hésitation, il l’affirme : aucun de ces mêmes déterminismes « ne résiste à la volonté de réussir d’un étudiant, surtout lorsqu’il est bien entouré. » Sans tomber dans le discours purement méritocratique, l’ancien boursier s’explique : « Bien sûr qu’il y a besoin de sous pour faire des études, mais ce n’est pas la matière première. Croire en un étudiant, avoir les mots justes, lui dire que même si c’est dur, il peut y arriver : il n’y a rien de plus puissant. C’est magique. » Avant de passer une bonne partie de ses journées à rendre la pareille en répondant aux interrogations des étudiants et en prenant de leurs nouvelles, il a lui-même bénéficié de cette formule.

Quand il ne rêvait pas encore de porter la robe pour avoir un impact sur le quotidien de ses concitoyens, mais plutôt de gagner de l’argent pour vivre confortablement, il y a d’abord ce prof d’éco-droit en terminale qui le rassure et le motive en affirmant : « Quoi que tu fasses plus tard, même si tu ne réussis pas, je sais que tu auras tout donné. » Puis en quatrième année de droit, Dany Cohen qui lorsqu’il apprend que Youssef ne pense pas avoir les armes pour conquérir la magistrature, revient le lendemain avec un arsenal de livres et de films pour qu’il rattrape son retard et parte à l’assaut de l’institution judiciaire. De ces personnes qui lui ouvrent les yeux sur son propre potentiel, le désormais coordonnateur de formation à l’ENM dit simplement : « C’est une accumulation de petits cailloux qui font qu’on comprend qu’il y a quelque chose à faire. »

Aujourd’hui, Youssef essaie à son tour de les semer le plus tôt possible sur le chemin des élèves. « C’est à la fin du collège que ça se joue, qu’il faut leur ouvrir le champ des possibles sur ce qu’ils peuvent faire après, car il ne savent même pas que certains métiers existent », explique-t-il en décrivant les étoiles dans les yeux des adolescents lorsqu’il leur présente sa fonction. La lettre qu’une élève de 4e d’un collège de Gennevilliers lui envoie après une de ses interventions le confirme : « Vous m’avez donné envie de me diriger vers un métier qui contient un rien de magistrature, d’autant plus que votre parcours prouve qu’on peut rebondir et accomplir de grandes choses afin d’avoir un futur prometteur. »

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Secours magistral

« Je crois en l’exemple », commente sans supériorité le père de deux enfants qui cite sa mère comme modèle suprême. Inès et Marwane qu’il accompagne dans leur périple post-Bac, valident sa théorie. Quand la première raconte « le bien que ça fait de voir la trajectoire de Youssef Badr », le second affirme que maintenant il sait que même s’il vient du 93, il peut réussir.

Des discours encourageants qui n’empêchent pas Youssef de partager sur son compte Twitter des chiffres bien moins exaltants : d’après une enquête Céreq, 34% des bacheliers des quartiers prioritaires engagés dans des études supérieures n’y obtiennent aucun diplôme contre 20% des jeunes des autres quartiers. Et la situation sanitaire risque fortement d’aggraver le phénomène. « Jamais je n’aurais cru que je participerais à une distribution de paniers alimentaires pour des jeunes… », raconte-t-il pensif. Un triste constat qui l’amène à réfléchir à la façon dont il pourrait structurer l’accompagnement qu’il dispense aujourd’hui de manière informelle - en faisant jouer ses contacts, en relisant des dissertations, en recommandant des lectures, en répondant aux doutes…

En attendant, pour ceux qui baisseraient les bras, il a un conseil, le même que celui que son grand frère lui a donné lorsqu’il voulait abandonner sa première année de licence : « Pense à l’après. Projette-toi dans dix ans. Si tu le peux, serre les dents et va jusqu’au bout. » Car au bout, il y a la possibilité de faire un métier qui ait du sens. Et surtout la satisfaction d’aider à son tour, comme lui écrit un étudiant de l’IUT de Villetaneuse après qu’il l’a épaulé pour trouver un stage : « Moi, je veux réussir comme vous, et comme ça ensuite, pouvoir aider les étudiants comme vous le faites. »

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Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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