Déserter ou s’engager pour changer le monde : le nouveau péril jeune ?
Nov 15, 2023
6 mins
Face au désastre écologique, le chef d’entreprise Hubert de Boisredon tisse des liens entre générations à travers son ouvrage “Déserter ou s’engager ? Lettre aux jeunes qui veulent changer le monde” (2023, Ed. Mame). Une façon pour le président-directeur général de Armor de mieux comprendre les inquiétudes et les engagements des leaders de demain pour le climat, tout en questionnant son propre rôle au sein d’un système malade.
La réflexion de votre ouvrage commence lorsque vous entendez le discours alarmant d’ingénieurs diplômés d’AgroParisTech en mai 2022, qui appellent à la désertion de leur filière pour des raisons écologiques. À l’époque, leur appel à déserter entre en dissonance avec vos idées. Les comprenez-vous aujourd’hui ?
Au premier abord, j’étais choqué que des ingénieurs de grandes écoles, diplômés, puissent vouloir déserter alors que je les voyais comme chanceux de pouvoir faire ces études-là. Les rencontrer m’a permis de mieux comprendre qu’ils vivent une véritable éco-anxiété par rapport au chaos du monde et notamment face à l’urgence climatique. Je comprends que certains, en souhaitant déserter, souhaitent aussi alerter, montrer leur désaccord vis-à-vis d’un système qui pousse à toujours plus de croissance et donc ne prend pas en compte cet enjeu climatique. Pour eux, c’est aussi un moyen de s’engager. Paradoxalement, il y a une certaine forme de désertion qui est aussi un engagement, comme il y a des formes d’engagement qui sont des désertions.
Quand vous parlez d’engagement, de quoi s’agit-il ? Peut-on réellement s’engager dans le monde du travail alors qu’une entreprise sur quatre en France est coupable de greenwashing ?
S’engager, c’est déjà pour moi une posture intérieure, personnelle. C’est avoir un désir sincère et déterminé d’avoir un impact à son échelle. Dans le livre, je dis qu’il est très difficile de vouloir changer le monde ou de transformer radicalement les entreprises ou le capitalisme. Par contre, je crois qu’il est possible de changer “son monde” et d’avoir une influence là où on est, par exemple dans une entreprise. Ce n’est pas toujours facile, spécialement pour des jeunes qui se retrouvent dans des grandes organisations et qui ne sont pas en situation d’être aux commandes. Cependant, je pense qu’il y a possibilité, surtout de manière collective, à affirmer des besoins de changement. Je crois qu’aujourd’hui les dirigeants d’entreprise sont obligés d’écouter.
De l’autre côté, la désertion est-elle vraiment viable financièrement et idéologiquement ? Comme le rappelle Jean-Philippe Decka, un diplômé d’HEC qui a quitté son travail dans le e-commerce par conviction, beaucoup d’étudiants ont dépensé des fortunes dans leurs frais de scolarité et subissent parfois une pression familiale de trouver un poste prestigieux après leur diplôme…
Travailler au sein d’une entreprise n’empêche pas d’avoir des convictions, tout en acceptant une certaine contrainte du réel pour tendre vers ce que j’appelle le “leadership de la ligne de crête”, c’est-à-dire prendre en compte les contraintes sans pour autant renoncer à son idéal. Plus jeune, j’ai quitté HEC et je suis parti dans les quartiers pauvres de Santiago de Chili pour démarrer une banque de microcrédit, donc quelque part c’était déjà tirer de bord dans le sens de l’économie sociale et solidaire. Après, je suis revenu dans un grand groupe pour apprendre un métier de dirigeant et de marketing, et certains ont pu dire que je renonçais à mon idéal. J’avais simplement pris un autre tirage de bord pour développer des compétences. Je crois qu’il faut voir sa vie comme un horizon à construire et essayer d’avoir de l’impact sur le long terme, en naviguant entre les contraintes du réel.
« Je crois qu’aujourd’hui les dirigeants d’entreprise sont obligés d’écouter. »
En plus de vous adresser aux jeunes, vous semblez nourrir une réflexion personnelle sur l’écologie dans votre ouvrage. Quel est le but final de ce livre ?
Il s’agit d’inviter à un dialogue intergénérationnel, de montrer que, en rencontrant des jeunes, on peut s’enrichir mutuellement et ne pas rester dans des positions arrêtées. Le problème aujourd’hui, c’est quand nos générations restent chacune campée sur leurs positions alors que nous avons besoin les uns des autres.
Vous prenez l’exemple d’Emmanuel Faber, PDG de Danone, qui a choisi de rester à la tête de son entreprise pour la rendre plus viable sur de nombreux aspects éthiques ou environnementaux. Il a pourtant fini par être écarté par les actionnaires de Danone en quête de rentabilité. Pensez-vous qu’il soit possible de changer un système de l’intérieur ?
Je pense que oui. Dans le cas d’Emmanuel Faber, effectivement, cela s’est terminé par une tension avec ses actionnaires pour différentes raisons, mais il est indéniable qu’il a eu de l’impact au sein de Danone. Cette entreprise est devenue l’un des grands groupes du CAC40 et a quand même pu développer des projets et des mutations écologiques et sociales, même si elles ne sont pas suffisantes. Je pense que les chefs d’entreprise doivent avoir cette responsabilité d’impacter le mieux possible les entreprises ou les organisations en prenant en compte les contraintes écologiques et sociales. Maintenant, c’est vrai qu’il y a une contrainte de rentabilité. Il y a un problème quand on met le souci écologique au service de la rentabilité, alors que pour moi la rentabilité doit être au service d’un projet de transformation du monde.
Les rapports du GIEC qui s’enchaînent sont de plus en plus alarmants et les politiques écologiques ne semblent pas s’accélérer à l’échelle mondiale. Les salariés, les cadres, les entreprises peuvent-elles avoir un véritable impact sur la lutte contre le réchauffement climatique par rapport aux États, qui décident des lois ?
Je pense que oui, on le voit déjà dans les mobilisations qui peuvent exister contre certains projets, qui ont amené à leurs abandons. Je pense qu’au niveau global, c’est important de faire entendre notre voix. Je crois qu’il faudrait qu’on soit plus de personnes à dénoncer les conflits d’intérêts, comme la COP 28, qui est présidée par les Émirats Arabes Unis, l’un des magnats du pétrole. Il faut que l’opinion publique se manifeste et dise “stop” à certaines incohérences.
« Il y a un problème quand on met le souci écologique au service de la rentabilité, alors que pour moi, la rentabilité doit être au service d’un projet de transformation du monde. »
Les solutions ou les exemples d’initiatives écologiques que vous citez s’inscrivent tous dans le système capitaliste. Pourtant, pour l’anthropologue Fanny Parise, il n’y a pas de capitalisme vert, car cette tendance à l’éco-responsabilité « n’amène pas de changement mais plutôt une poursuite du capitalisme et rend encore désirable la société d’hyperconsommation ».
Chez Armor Group, on emploie 800 personnes à Nantes, dont 500 dans une usine qui fabrique des consommables pour imprimer les étiquettes, codes barres et tout ce qui relève de la traçabilité des produits. Il est évident que si on voulait réduire au maximum nos émissions de CO2, il faudrait fermer l’usine. Mais cela signifie licencier 800 personnes… Ça ne fera pas avancer les choses. En revanche, on peut chercher à consommer moins de matières, créer de nouvelles activités dans l’économie circulaire, ce qu’on fait déjà en recyclant des cartouches d’impression. Il faudrait également développer l’actionnariat salarié. Je pense qu’il est très important de permettre de répartir la richesse d’une manière intelligente pour que les gens qui travaillent dans l’entreprise puissent recevoir les fruits de la rentabilité qu’ils contribuent à construire. Je crois que le système capitaliste a ses limites, mais il permet quand même de réorienter des investissements, des activités polluantes, vers des activités qui le sont moins.
Vous souhaitez par exemple qu’une école comme HEC sensibilise davantage ses élèves aux enjeux climatiques, plutôt que de former des individus « destinés à maximiser la croissance et le profit. » Ne serait-ce pas l’idée même de ces établissements qui forment les élites qu’il faudrait remettre en cause pour réellement créer un mouvement qui rassemble autour de l’écologie ?
Je pense que c’est la définition des élites qu’il faut modifier. Si l’élite ou le succès se traduit par “générer le plus d’argent possible”, alors on reste sur un modèle ancien. Si par contre, le leader de demain, issu d’une école comme HEC, a le souci des enjeux sociétaux et contribue par son action à faire évoluer la société, alors on va dans la bonne direction. C’est pour ça que j’ai co-créé un cabinet de conseil en leadership avec Louis Faure : nous souhaitons promouvoir un leadership qui a du sens, en lien avec le développement durable, et nous accompagnons par exemple HEC dans ce processus.
« Les jeunes n’aiment pas l’incohérence. Ils n’aiment pas qu’on ait un discours différent des actes. »
Au fil de l’ouvrage et en conclusion, vous évoquez l’importance de votre foi dans votre engagement en faveur de l’écologie. Qu’avons-nous à apprendre de la religion pour sauver la planète ?
La religion chrétienne - comme les autres - enseigne le respect de la création. On la reçoit comme un cadeau que l’on croit donné par Dieu et on a la mission de la transmettre aux générations qui suivent en en prenant soin. C’est tout le sens de la vie. Le pape François, très engagé en matière d’écologie, a écrit une encyclique dans laquelle il affirme qu’on ne peut pas être chrétien si on ne prend pas soin de la nature et de l’écologie. Son message, c’est de dire : « Ce n’est pas la peine d’aller faire des prières en privé, dans des églises ou dans des mosquées si à côté de ça, on ne respecte pas la nature, où Dieu est présent. » Je pense que la foi inspire et invite à une certaine cohérence.
Une cohérence qu’on doit aussi retrouver dans le monde de l’entreprise ?
Absolument. Sans faire de prosélytisme, je pense que quand on est croyant, on a mission à maintenir une sorte de cohérence, en tout cas comme dirigeant, entre ce que l’on croit sur le plan de la foi et notre action de l’autre côté. Il ne s’agit pas d’aller à la messe ou de prier le dimanche ou le samedi, puis la semaine “business is business”. Ça ne marche pas et je pense que les jeunes le savent très bien. Ils n’aiment pas l’incohérence. Ils n’aiment pas qu’on ait un discours différent des actes.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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