Entre stress et précarité : « La santé des chômeurs doit être une priorité »

Oct 17, 2024

8 mins

Entre stress et précarité : « La santé des chômeurs doit être une priorité »
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Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

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En France, 14 000 décès par an sont liés au chômage. Exposés à la précarité, au stress et à l’exclusion, les chômeurs ont plus de chance de voir leur santé se dégrader. Pour donner à voir leurs réalités, Dominique Lhuilier, professeure en psychologie, a recueilli les témoignages poignants de plus d’une centaine de chômeurs dans son dernier ouvrage Santé et travail, paroles de chômeurs (Ed Érès) en collaboration avec le docteur en psychologie Dominique Gelpe et la sociologue Anne-Marie Waser. À travers ces récits intimes marqués par l’usure physique et psychologique, elle redonne une voix à celles et ceux qui sont trop souvent invisibles.

Pourquoi vous être intéressée à la santé des chômeurs ?

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Le chômage est généralement abordé sous l’angle statistique, sans que l’on ne se penche sur les vécus des chômeurs, alors qu’on connaît les effets néfastes du chômage sur la santé. Parmi les personnes que nous avons rencontrées dans le cadre de cette étude qualitative, beaucoup avaient une santé fragilisée avant même de se retrouver au chômage à cause de maladies chroniques par exemple. D’autres avaient été victimes d’accidents du travail ou voyaient leur santé mentale se dégrader à cause de l’isolement au chômage, d’un traumatisme lié à un précédent poste (licenciement, burn-out), ou bien même à force d’essuyer des refus en recherche d’emploi. Il y avait donc un besoin de visibilité pour combattre les stéréotypes qui entourent les chômeurs, souvent perçus comme démotivés ou sans capacités d’adaptation.

Pourquoi y a-t-il aussi peu d’études sur ce sujet ?

« Le chômage n’est pas une identité, mais une étape transitoire qui sera de plus en plus fréquente dans nos vies avec la précarisation de l’emploi. »

Les chômeurs sont invisibilisés. Ils sont souvent considérés par la population et les médias comme des « inactifs », alors ils sont socialement effacés. Pourtant, le chômage n’est pas une identité, mais une étape transitoire qui sera de plus en plus fréquente dans nos vies avec la précarisation de l’emploi. Malgré tout, on ne s’intéresse pas à ce que traversent les chômeurs. Par exemple, il n’existe pas de médecine du travail pour eux. Ils sont généralement orientés vers des services comme France Travail, qui n’ont pas pour mission d’accompagner ces problématiques de santé. Ils sont alors renvoyés vers des prestataires extérieurs, ce qui témoigne d’une segmentation dans la gestion de cette problématique. La santé n’est pas « à côté » du travail, pas plus qu’un « frein périphérique à l’emploi ». Elle se construit ou se déconstruit dans le travail.

Dans votre ouvrage, vous distinguez trois parcours types de la santé fragilisée au chômage, quels sont-ils ?

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Ces trois parcours, souvent entremêlés, montrent la complexité des réalités vécues par les chômeurs. Il y a le parcours de « la santé sacrifiée », qui concerne les personnes qui, sous pression professionnelle, ignorent les signaux d’alerte de leur santé. Surchargées par leur travail, elles priorisent leur emploi, épuisant leurs ressources personnelles, souvent pour des raisons financières, familiales, par attachement à la qualité de leur travail, quoi qu’il en coûte, ou parce qu’elles ne veulent pas renoncer à leur évolution pro. Il y a aussi « l’usure du précariat ». Ce sont les individus qui enchaînent des contrats précaires et pour qui le chômage récurrent accompagne toute leur vie professionnelle. Ce cycle constant d’adaptation à de nouveaux emplois les épuise mentalement et physiquement, et cela s’empire avec l’âge. De plus, cela ne leur garantit même pas de stabilité financière qui leur permettrait de bien se loger et de subvenir aux besoins de leur famille. Enfin, il y a « le défaut d’insertion chronique » qui concerne les personnes ayant vécu des traumatismes, tels que des abus ou des addictions, qui complexifient la capacité à s’insérer professionnellement. Elles passent d’un petit boulot à un autre, sans jamais atteindre une stabilité. C’est une situation qui peut être particulièrement difficile chez les femmes qui se retrouvent souvent seules.

Hommes et femmes gèrent-ils différemment leur santé au chômage ?

Pour une femme, le chômage s’accompagne souvent d’une perte d’autonomie. Elle peut se retrouver dépendante de ses parents, de son partenaire ou des minima sociaux. Les mamans solo se trouvent dans une situation catastrophique. Il peut leur arriver de reprendre n’importe quel emploi, même préjudiciable pour leur santé, parce qu’elles se sentent obligées de subvenir aux besoins de leurs enfants. D’un autre côté, les hommes ressentent souvent une perte de virilité et de légitimité au sein de la famille lorsqu’ils sont au chômage. Ils peuvent avoir l’impression de ne plus jouer leur rôle et de devenir une charge pour leur entourage.

Font-ils face aux mêmes problèmes de santé ? On pourrait croire que les hommes sont davantage exposés à la pénibilité du travail et donc en moins bonne santé une fois au chômage, est-ce le cas ?

Hommes et femmes sont tous deux touchés par des problèmes de santé, même si ce ne sont pas les mêmes schémas. Par exemple, les métiers d’aide à la personne, souvent occupés par des femmes, comptabilisent plus de troubles musculo-squelettiques et d’accidents du travail que certains métiers traditionnellement masculins comme le bâtiment, mais cette pénibilité est souvent invisibilisée. Leurs réactions sont aussi différentes. Les femmes sont généralement plus à l’aise pour exprimer leurs problèmes et ont plus tendance à s’inquiéter de leur santé, tandis que les hommes peuvent être plus réticents à en parler. Lors de nos ateliers sur la santé et le chômage, il y a eu une forte participation féminine, car ces espaces permettent de sortir de l’isolement et de partager des expériences.

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Avons-nous banalisé la souffrance au travail au point de mettre notre santé au second plan ?

Dans certains milieux sociaux, on attend effectivement des travailleurs qu’ils fassent preuve d’endurance, de résistance. Par exemple, les hommes sont souvent éduqués à cacher leurs douleurs et à ne pas montrer de vulnérabilité. Pour caricaturer, ils prennent un Doliprane et se remettent au boulot. Tandis que les femmes, comme les mamans solo, ressentent une grande responsabilité pour leurs enfants et peuvent sacrifier leur propre bien-être pour assurer leur sécurité. Il y a cette idée de devoir serrer les dents et tenir coûte que coûte. De plus, les transformations du monde du travail ont tendance à effacer les frontières entre la vie personnelle et professionnelle. La pression à être toujours plus productifs nous incite à négliger notre santé au profit du travail, nous devons être sensibilisés à ce danger. Nous nous devons tous de faire ce « travail de santé », c’est-à-dire de s’écouter, de récupérer lorsque nous en avons besoin, de lever le pied au travail quand on anticipe que celui-ci pourrait nous nuire.

Au chômage, comment faire ce « travail de santé », comme vous l’appelez ?

« Au chômage, le temps est suspendu, on ne s’autorise rien. On est coincés entre un passé qui peut être lourd, un présent souvent insatisfaisant et un avenir inquiétant. »

D’une part, il est essentiel de rester actif et de ne pas consacrer la totalité de son temps à la recherche d’emploi, car cela peut nuire à l’estime de soi. Il peut être bon de s’engager dans d’autres activités (manuelles, culturelles, politiques, sportives, etc.) qui nous apportent du bien-être, nous permettent d’apprendre de nouvelles choses et nous offrent l’occasion d’évaluer nos capacités et nos réalisations. Cela aide à contrer les doutes qui fragilisent la confiance en soi.

D’autre part, il est nécessaire de rencontrer d’autres personnes. S’enfermer chez soi peut mener à la désocialisation et à une déconnexion, non seulement avec les autres, mais aussi avec soi-même. L’isolement est à éviter à tout prix puisqu’il nous fait perdre de vue nos désirs, nos forces, nos projections futures. D’autant qu’au chômage, le temps est suspendu, on ne s’autorise rien. On est coincés entre un passé qui peut être lourd, un présent souvent insatisfaisant et un avenir inquiétant.

Comment lutter contre l’isolement ?

En plus de s’autoriser des activités comme je le mentionnais, je recommande fortement aux chômeurs de se rapprocher de groupes de parole. Participer à des réunions avec d’autres personnes dans la même situation permet de réaliser que nous ne sommes pas seuls en proie aux questionnements. Cela permet de mener un travail collectif sur la santé, en étant attentif à son bien-être non seulement pour aujourd’hui, mais aussi pour demain, à comprendre là où nous nous sommes trop sacrifiés par le passé.

D’ailleurs, en emploi, il est totalement admis que le collectif est un soutien pour la santé. Parmi les personnes interviewées, je me souviens d’une jeune femme de 34 ans qui avait été déclarée inapte après un parcours professionnel difficile. Elle avait d’abord travaillé dans le secteur de la santé, dans un environnement d’entraide, où ses collègues se soutenaient mutuellement pour accomplir des tâches physiques exigeantes comme porter des charges lourdes ou se serrer les coudes quand il y avait beaucoup de travail. Après plusieurs contrats précaires, elle a trouvé un emploi stable dans une entreprise de nettoyage. Malheureusement, dans ce nouveau poste, le travail collectif avait disparu : chaque employé travaillait seul, était chronométré, ce qui a amplifié la pénibilité physique et psychologique. Avec la pression des horaires et l’absence de soutien, elle a fini par avoir un accident de travail : elle s’est cassé le dos. Son médecin lui a alors recommandé une reconversion. Cela illustre à quel point le travail de santé passe par le collectif, que l’on soit en emploi ou non.

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Vous expliquez aussi que le chômage doit être un temps pris pour réfléchir à son projet professionnel, se poser les bonnes questions sur ce que l’on désire faire dans la vie. Mais s’accorder cette réflexion, n’est-ce pas un privilège dont seuls certains bénéficient ?

« Repenser son projet professionnel ne devrait pas être un privilège mais un droit pour tout le monde. »

Actuellement, c’est malheureusement le cas. Les mères célibataires que nous évoquions ont par exemple peu de marge de manœuvre, tout comme les personnes qui ont peu de qualifications. En revanche, repenser son projet professionnel ne devrait pas être un privilège mais un droit pour tout le monde. Il faut aussi bien comprendre que les personnes qui n’ont pas de qualifications n’ont généralement que leur corps comme capital. Si celui-ci est abîmé, alors il ne reste rien. Ces salariés-là n’ont pas non plus nécessairement la possibilité de télétravailler ou d’aménager leurs horaires par exemple. Nous avons tout intérêt à reconnaître que le chômage fait partie de la vie professionnelle et que si le travail se précarise, les salariés devraient en contrepartie avoir accès à des opportunités pour développer des projets professionnels diversifiés et avoir accès à des formations tout au long de leur carrière.

Quel pourrait être l’impact de changements récents, comme le report de l’âge de la retraite et la réforme de l’assurance chômage - encore discutée en ce moment -, sur la santé des chômeurs ?

Si on ne considère pas le chômage comme un temps pour prendre soin de sa santé, mais uniquement comme une période à écourter le plus possible, cela pourrait pousser les chômeurs à accepter le premier emploi disponible, souvent inadapté à leur état de santé ou à leur situation familiale. Ils alterneront entre arrêts de travail et chômage. Aussi, avec les arrêts de travail qui deviennent plus difficiles à obtenir, les travailleurs risquent de s’épuiser davantage avant de s’arrêter, ce qui pourrait faire exploser le nombre d’arrêts plus longs qui, on le sait, mènent souvent à des licenciements pour inaptitude. Nous créons ainsi des “récidivistes” du chômage.

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Puisqu’on sait que la santé se dégrade avec l’âge et la pénibilité du travail, nous devrions anticiper les changements de métier avant que les accidents du travail ou les troubles musculosquelettiques n’arrivent. Il faut que ces questions de santé soient débattues au sein des entreprises et des syndicats. On ne peut pas déléguer la gestion de la santé au travail à chaque individu. Le collectif de travail, les organisations syndicales et les politiques publiques ont un rôle à jouer dans la prévention des risques.

Personnellement, que vous ont appris les témoignages que vous avez recueillis ?

« Même dans des situations dramatiques, on constate cette force de vie, bien loin des stéréotypes que nous entendons sur les chômeurs qui se prélassent devant leur télévision. »

Ce qui m’a frappée, c’est la vitalité des gens que nous avons rencontrés. Même dans des situations dramatiques, on constate cette force de vie, bien loin des stéréotypes que nous entendons sur les chômeurs qui se prélassent devant leur télévision. Je pense par exemple à l’histoire de Marie, une mère célibataire qui travaillait dans la communication et qui, après avoir lancé une activité d’auto-entrepreneur, apprend qu’elle a un cancer du sein. Elle se bat non seulement contre la maladie, mais aussi contre un système administratif qui semble conçu pour l’empêcher de survivre puisqu’elle n’a ni accès aux arrêts de travail, ni aux allocations chômage. Elle est alors expulsée de son logement avec son fils. Malgré tout, elle a gardé une grande combativité. Elle m’a raconté avoir un jour vu un arbre qui était tombé au sol dans un parc mais qui continuait de donner des fruits. Pour elle, c’était le symbole que face aux épreuves, on peut trouver des ressources inattendues.


Aritcle édité par Manuel Avenel ; Photo de Thomas Decamps

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