Formations en savoir-vivre : « Au bureau, il n’y a plus de respect de l’autre »

Jun 10, 2024

5 mins

Formations en savoir-vivre : « Au bureau, il n’y a plus de respect de l’autre »
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Kévin Corbel

Journaliste Modern Work

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Trop habitués à la solitude et au confort du télétravail, certains salariés auraient-ils oublié leurs bonnes manières une fois de retour au bureau ? Aux Etats-unis en tout cas, les formations en savoir-vivre explosent dans les entreprises ! Une tendance qui se répercute peu en France, mais témoigne quand-même d’une obsession managériale à éviter le conflit.


Vaisselle non lavée, tenue inappropriée ou coups de fil à voix haute dans l’open space : autant de pratiques dérangeantes au travail - impolies ? - qui seraient en hausse d’après plusieurs médias américains. Les raisons ? « Deux années particulières pendant lesquelles la communication ne s’est faite qu’en ligne », expose Myka Meier dans Business Insider, en référence aux années minées par la pandémie, où le télétravail est devenu la norme. La CEO de Baumont Etiquette, une société américaine qui dispense des formations en entreprise, avance que le manque d’intéraction sociale nous aurait fait oublier les bonnes manières au travail, surtout chez les plus jeunes qui n’auraient jamais pu s’imprégner d’une véritable culture d’entreprise.

Un succès aux États-Unis mais peu d’écho en France

Chez les salariés français, le constat est mitigé : pour certains, il n’y aurait pas d’augmentation visible de l’impolitesse au travail. « C’est vrai que depuis la pandémie, ça m’est arrivé d’avoir des rendez-vous importants avec un interlocuteur qui n’était pas habillé en conséquence… » témoigne Pierre-Louis, en poste dans une société de conseil à Paris. « Ce n’est pas hyper pro c’est vrai, mais ça s’arrête-là… » Pour d’autres, en revanche, le respect des règles de savoir-vivre au boulot se dégrade, ce qui devient problématique. C’est le cas d’Éric Beldent, à la tête d’un cabinet de conseil en ressources humaine qui partage ses bureaux avec d’autres entreprises : « Dans les espaces communs, il n’y a plus de notion de respect de l’autre : la vaisselle sale s’accumule et plus personne ne baisse la voix quand quelqu’un est au téléphone. » Certains écarts de conduite auraient même des conséquences directes sur l’organisation même du travail au sein de l’entreprise : « Je connais des cadres qui organisent des réunions en visio où 20% de leurs effectifs ne se connectent pas et ne s’excusent même pas pour leur absence », déplore le spécialiste RH.

Si le nombre de formations en savoir-vivre est en augmentation outre-atlantique (la demande aurait doublé ces deux dernières années d’après Baumont Étiquette), c’est loin d’être le cas dans l’Hexagone. « Le coaching en savoir-vivre ? C’est un fond de catalogue pour nous, il y a des commandes régulièrement mais la demande n’est jamais très élevée », affirme Renaud Baudier, qui est à la tête de la CNFCE - Centre National de la Formation-Conseil en Entreprise -, présent sur tout le territoire. Depuis le début de l’année, la société n’a eu que 23 demandes sur leur formation en savoir-être, contre 150 pour celle sur le harcèlement. Même constat chez Action First, une autre entreprise du même secteur pour qui le savoir-vivre ne semble pas non plus être une tendance, même si « Les clés du savoir-vivre en entreprise » est l’une des formations proposées dans leur catalogue. Pour la conseillère de formation Juliette Roussel, c’est surtout le management des plus jeunes qui est enseigné aujourd’hui : « Le manque de savoir vivre, ça existe depuis longtemps et dans toutes les générations. Peut-être que ça ressort davantage maintenant qu’on se concentre sur la Gén Z au travail. »

Alors, la vague plus rapide (et forcée !) du “grand retour au bureau” aux Etats-unis expliquerait-elle le décalage avec la France ? D’après une enquête Owl Labs de juin 2023, deux tiers des salariés sont désormais au bureau à temps plein aux États-Unis, soit une augmentation de 44% du présentiel depuis 2022. Une hausse qui pourrait expliquer les difficultés de certains salariés avec des règles dont ils n’avaient plus l’habitude (ou plus envie de suivre ?), mais l’hypothèse reste à prendre avec des pincettes. « Le télétravail n’est certainement pas la cause d’un nouveau manque de savoir-vivre, nuance la sociologue du travail Dominique Picard. En revanche, il a pu y contribuer, surtout chez les jeunes qui ont quasiment débuté leur vie professionnelle en distanciel. »

Des formations pour remettre un cadre dans l’entreprise

Quand un collaborateur vient en jogging en réunion ou téléphone en haut-parleur dans l’open-space, pourquoi ne pas simplement lui en parler plutôt que d’organiser une formation coûteuse pour rappeler à tout le monde les règles de bienséance ? Pour la sociologue du travail Danièle Linhart, ces formations visent à apaiser les relations sociales au travail : « Les relations entre les employés sont beaucoup plus difficiles qu’auparavant à cause de la concurrence qu’il y a entre eux avec les objectifs individuels, les primes personnalisées et les évaluations trimestrielles. » La spécialiste des stratégies managériales, en plus de constater une baisse de la solidarité au travail, dénonce également un contrôle permanent des managers sur les salariés, ce qui accroît la pression des deux côtés. Deux tiers des salariés seraient confrontés à la conflictualité au travail, d’après une étude menée par OpinionWay en 2021. Les formations en savoir-vivre seraient donc là pour rappeler les règles fondamentales et éviter de gérer chaque situation conflictuelle au cas par cas. « Derrière des règles de surface (laver sa vaisselle, s’habiller correctement), il y a une notion de respect de l’espace commun. », rappelle Dominique Picard, qui insiste sur l’importance de règles fondamentales pour s’inscrire dans un collectif.

À lire les médias américains, comme CNN, les fautifs se trouveraient surtout du côté des plus jeunes salariés. Les « mal-élevés » du bureau, injustement désavantagés par les confinements à répétition, n’auraient apparemment pas pu prendre parfaitement connaissance des codes de la vie en entreprise. Pour la sociologue Marie Rebeyrolle, c’est un leurre qui vise à pointer du doigt la génération Z au lieu d’admettre qu’il existe un problème avec certaines méthodes managériales d’aujourd’hui, que seuls les jeunes osent contester : « Il y a 30/40 ans, les baby-boomers (personnes nées entre 1943 et 1960, ndlr) ne se comportaient pas toujours bien au travail, ils pouvaient être grossiers ou démissionnaient sur un coup de tête, mais on ne leur reprochait pas car l’environnement socio-économique l’acceptait. » En France, le taux de chômage des 15-24 ans est passé de 5,1% en 1980 à 17,2% en février 2024 : pour Marie Rebeyrolle, ce durcissement du marché de l’emploi explique l’intolérance croissante des entreprises envers certaines pratiques, les jeunes salariés n’étant plus aussi sûrs de retrouver un emploi facilement s’ils venaient à quitter leur boîte.

L’avantage serait donc aujourd’hui aux entreprises, qui peuvent resserrer la vis avec des formations en savoir-vivre, pour faire rentrer les salariés dans le rang sans risquer une vague de démission. Cette incertitude face au marché de l’emploi se retrouve chez Jean, néo-salarié dans une prestigieuse société de cybersécurité, qui ne supporte pas la dictature vestimentaire du costard-cravate qui lui est imposée, mais qui n’envisage pour rien au monde de contester la norme : « J’ai déjà énormément de chance d’avoir eu ce poste, je ne peux pas me permettre de sortir du rang. » Après-tout, comment contester une règle considérée comme allant de soi pour la majorité des collègues ? « Le savoir-vivre, c’est une manière pour l’entreprise de reprendre le contrôle »*, confirme le sociologue du travail Stephen Bouquin, qui dénonce un système subjectif permettant aux dirigeants de ne pas remettre en cause certaines techniques managériales douteuses.

Former au savoir-vivre pour masquer des dérives managériales

Récemment, l’entreprise de peinture suisse Marcel Fischer a envoyé ses apprentis suivre des cours de bonne manière, une méthode assumée par la direction pour améliorer son image auprès d’éventuels clients. « Notre étiquette, c’est la façon dont nous nous présentons à l’extérieur » a confirmé le directeur adjoint Domenico Forestefano dans les colonnes de Swissinfo. Le dirigeant a également confirmé au média suisse sa volonté de faire revivre des valeurs au travail auxquelles les plus jeunes ne seraient peut-être pas familiers. « Quand on vous demande d’être polis, respectueux ou à l’écoute, ça relève du bon sens, c’est donc difficile de s’y opposer, expose Marie Rebeyrolle. Pourtant, ces règles permettent aussi de masquer les rapports de force, les antagonismes de classe… C’est toute la dérive du capitalisme néolibéral qui imprègne les entreprises. » Contactés à de multiples reprises, aucun des dirigeants de Marcel Fischer n’a donné suite à nos sollicitations.

En voulant éviter à tout prix les conflits, le monde du travail éviterait également la résolution de ces derniers. La thèse du serpent qui se mord la queue est également partagée par la sociologue Danièle Linhart : « Éviter tout problème dans l’entreprise peut également susciter un sentiment de rancoeur chez les salariés, qui n’ont pas le droit de faire passer leur point de vue critique sur certaines normes alors que le conflit, ça aide à progresser tous ensemble. »


Article écrit par Kévin Corbel et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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