Freelance et nomade : « Je ne me suis jamais senti aussi seul »
Feb 06, 2024
7 mins
Pendant un an, j’ai été freelance full remote. C’est-à-dire travailleur indépendant à distance, mais c’est plus cool en anglais, paraît-il. Quand j’ai découvert ce nouveau mode de vie, j’ai dégusté. Dans les deux sens du terme : j’ai d’abord profité, pleinement, avant de me prendre une claque dans la gueule.
Je fais le bilan d’une tambouille à la mode à laquelle j’ai goûté, le digital-nomadisme-100%-remote-freelance-entrepreneur-voyageur-un-macha-latte-sil-vous-plait-merci-votre-cafe-wifi-est-vraiment-sympa.
Et je vous raconte ma vie au passage.
Open space franchouillard VS grand espace berlinois
À la rentrée 2022, je décroche un master dans une université parisienne, Saint Graal visé depuis 6 ans. À cause du covid, je n’ai pas eu la chance de me pinter quotidiennement en étudiant sans frais à l’étranger (en bon français, on dit faire un Erasmus). Je sens monter en moi des envies d’ailleurs, comme pour rattraper le temps perdu. J’ai quelques potes à Berlin, qui me parlent de l’espace, de la liberté d’esprit, des internationaux partout, il ne m’en faut pas plus : j’irais là-bas. Mon employeur d’alternance me propose un CDI à Paris, que je décline. On reste bons amis et décidons que je travaillerais pour eux à distance de temps à autre, pour les dépanner et me faire un peu de blé.
Je trouve un appart en ligne, prends des billets et dis au revoir à la tour Eiffel.
Mon arrivée en Allemagne est stressante, je mets du temps à prendre mes marques. Je me retrouve un petit moment « dans les cartons » (cette expression m’a toujours fait délirer, j’imagine une petite personne à l’intérieur d’un très grand carton). Mais je découvre sur place, avec étonnement, une foultitude de lieux pour accueillir les freelances comme moi. Comme ces cafés qu’on trouve un peu partout, pas du genre PMU du coin, mais plutôt murs repeints, Wi-Fi gratuit et 14 types de Latte à la carte. Le genre qui gentrifie des villes entières. Ils portent mal leur nom de « café », car on y trouve surtout des gens seuls qui pianotent sur des ordinateurs, mais pas beaucoup de copains qui discutent de la vie. Je tombe aussi sur des espaces de coworking à l’entrée payante, immenses, comme à peu près tout à Berlin (un des maigres avantages de s’être fait bombarder 80% de la ville il y a -quasi- un siècle).
Malgré ça, je bosse surtout dans mon nouveau chez-moi, les semaines passent sans grosse péripétie. Jusqu’à une (trop ?) douce journée de fin octobre. En vélo sous les arbres, nageant encore dans l’inconnu, j’ai la sensation subite que je peux faire ce que je veux de moi, de mon corps, de ma vie. Que j’ai les moyens de me débrouiller. Après six années à étudier, bordées par les emplois du temps et leur lot de matières inutiles, après avoir suivi les ornières prépa-licence-master sans m’être permis d’à-côté, monte en moi un sentiment de liberté, une vague de joie qui chatouille mes pieds et fait tourner ma tête.
Je fais de la création de contenus pour gagner un peu de sous, et un job de serveur m’aide à lisser mes revenus. De fil en aiguille, plusieurs autres clients font appel à mes services, alors je rends le plateau et le torchon. La thune commence à tomber, et je n’en reviens pas des chiffres. En bossant 2 à 3 jours par semaine, j’ai un salaire décent, en tout cas ça y ressemble (autour de 1 800€ nets). Je commence à saouler mon entourage : « Oui, je n’ai ni congés payés ni mutuelle ni assurance chômage ni bureaux ni matériel ni collègues ni contrat… mais la contrepartie vaut le coup. » Non ?
À Noël, ma grand-mère ne comprend rien à ma vie, et je n’ose pas lui dire que moi non plus. Après l’université et ses groupes sociaux serrés, les assos, les bandes de potes, les partiels de groupe, la ligne d’horizon du diplôme… Je suis loin de mes attaches, sans grande obligation. Je profite de ce qui ressemble à un secret qu’on ne m’a pas appris à l’école : il est possible de gagner sa vie correctement en organisant son temps comme on veut, sans employeur fixe de qui on dépend entièrement. Et je ne suis pas tout seul dans le délire, loin de là.
Les entre-deux du salariat, la nouvelle mode
Depuis la naissance d’Internet, le freelancing s’est répandu comme une traînée de poudre, à grand coup de campagnes de com’ par les poids lourds du secteur. Comme la plateforme de mise en relation entre freelances et entreprise, Malt, qui affirme sans pincettes sur son site qu’une « nouvelle révolution est en cours » (tout simplement), celle d’un monde du travail où « chacun est libre de travailler avec les personnes de son choix ». Dans une étude, Malt explique les trois bénéfices majeurs prisés par les freelances : l’autonomie, la flexibilité et l’équilibre vie pro-vie perso.
Après avoir obéi à mes employeurs pendant deux an et demi de stages et alternances, me voilà membre de cette nouvelle communauté qui jouit pleinement de sa liberté, en bossant à distance qui plus est. Je suis devenu un « digital nomade ». Vous savez, ces « stars d’Instagram » selon Le Figaro (je suis le premier à l’apprendre), qui « posent devant un ordinateur, l’air concentré, avec des plages paradisiaques pour décor ». Comme en Thaïlande, Colombie ou Indonésie où ils et elles sont légion. En Europe, on les trouve à Lisbonne, Budapest ou Berlin. Le nombre de personnes s’identifiant comme digital nomades a presque triplé entre 2019 et 2022, passant de 10,9 millions avant la pandémie à 35 millions (selon Think Remote). Un choix compréhensible, car quitte à bosser de chez soi, autant occuper ses soirées face à l’Océan Indien plutôt qu’au bowling de Châteauroux.
L’absence de mer turquoise ne m’empêche pas de profiter de Berlin, qui a plus d’un tour dans son sac derrière ses airs de ville communiste déprimante. Je vous le confirme : on sait y faire la fête. Mais un mardi de février, sous un ciel de plomb, dans un coworking qui pourrait être un autre, je détourne mon regard de la fenêtre pour balayer la pièce du regard. Je n’ai pas de collègues, et à vrai dire pas beaucoup d’amis sur place. Je réfléchis. « Alors c’est ça ma vie, maintenant ? Payer 30 euros par jour pour être entouré de gens que je ne connais pas, juste pour sortir de ma chambre. C’est ça, la liberté ? »
Je commence à déchanter.
Derrière les paillettes nomades
Bosser de chez moi, je connais, je l’ai fait pendant le Covid. Mais là, c’est différent. Déjà, parce que je ne fais pas vraiment partie des équipes avec qui je travaille. J’ai à peine une réunion par semaine pour me faire briefer. Ensuite, parce que je suis loin de la majorité de mes proches. Et enfin parce que dans les espaces de coworking ou les cafés huppés, les gens se parlent à peine. Et je leur rend bien. J’y vais pour être le plus efficace possible et finir tôt, puis je m’en vais. Mais ça donne vite l’impression étrange de n’être pleinement nulle part ; ni connecté ici, ni tout à fait là-bas.
Parfois, je sors dans la rue en trombe, juste histoire de ne plus tourner en rond. J’ai réussi le coup de maître de m’auto-confiner : paradoxal, pour quelqu’un qui voulait voir du pays. Je me dis que je devrais prévoir au moins une rencontre par jour, un déjeuner à l’extérieur, a minima un coup de fil à un proche, pour rompre le cercle vicieux de la solitude. Il est prouvé qu’elle accentue les risques de diabète, les problèmes cardiaques, les morts précoces. À l’inverse, les personnes les plus entourées socialement seraient plus heureuses, plus en forme physiquement, et vivraient plus longtemps (selon une des plus longues études de Harvard sur le comportement humain).
Et puis, il y a la liberté immense, tout le temps, celle que j’ai cherché et que j’ai eu. Choisir où on va, avec qui on bosse, quand on bosse. La sensation de pouvoir tout faire, c’est grisant. Mais aussi très angoissant. Il est prouvé depuis les années 1970 que la surabondance des choix rend plus insatisfait et, in fine, plus malheureux. Une digital nomade confie dans le Daily Mail ses crises d’anxiété à ce sujet : « Chaque semaine, je changeais d’amis, de langue, de pays, sans vrai niveau de constance… Toute la méditation du monde et changement d’alimentation n’y faisaient pas. Ma seule manière de stopper mes attaques de panique était de penser à un chez moi stable. »
Je reste un gars extraverti, alors je finis par rencontrer des gens avec qui j’ai noué des liens plus serrés. Il y a celles et ceux qui bossent en freelance comme moi, et puis les ami·es d’ami·es. C’est toujours plus efficace que n’importe quel coworking ou groupe Facebook de nomades pour rencontrer du monde. Alors, on s’organise pour se retrouver et travailler ensemble. Mais en ressenti intérieur, je suis loin, bien loin, de l’incroyable révolution du travail que pilonne Malt sur ses réseaux sociaux.
Liberté, j’écris ton nom
La liberté vendue par les plateformes de freelance, quand on creuse, a des atours de vœu pieux. Leur argument phare consiste à opposer la vie de salarié-enchaîné à celle de l’entrepreneur-libéré. L’état d’esprit est en effet différent, dans la mesure où le freelance doit apprendre à se vendre, à prospecter, à facturer, à gérer son temps, ce qui le rapproche d’un·e chef·fe d’entreprise. Toutefois, comme dans tout marché de l’emploi, les indépendant·e·s s’adaptent aux besoins des personnes disponibles pour les payer. C’est pourquoi « choisir avec qui on travaille » n’a à mon sens rien d’une révolution : ça s’appelle juste trouver du taff. Sauf que voilà, quand on fait partie de la bonne frange des travailleurs, on devient des « freelances » parce que nos compétences sont plus recherchées, ou plus à la mode, ce qui nous donne plus de choix. Et plus de poids dans les négociations.
Un monde du travail rempli uniquement d’électrons libres qui font du dev’ le matin et du surf l’aprem ne me paraît ni tenable ni enviable. Pas tenable, parce qu’une économie saine aura toujours besoin de structures collectives et stables qui fournissent du travail aux indépendant·es. Pas enviable, surtout, parce que j’estime que l’individualisme est une tendance qu’il faut plutôt combattre. Suffisamment de facteurs nous poussent déjà à nous replier sur nous-même, comme me l’expliquait l’essayiste Vincent Cocquebert dans une interview. Tant mieux si certain·e·s en profitent, mais je place désormais plus d’espoirs sur l’avancée des politiques RH pour augmenter le bien-être professionnel. Je respecte beaucoup les entreprises qui permettent le télétravail total, la semaine de quatre jours, l’extension massive des congés parentaux, qui embauchent sous contrat en prônant une vision honnête et saine du travail salarié, sans se cacher derrière des anglicismes à la mode.
Bon, sur ma vie et ma solitude, j’ai un peu tiré le trait. J’ai profité à fond de cette année, mais surtout en dehors du travail. À l’avenir, je ferai gaffe aux modèles de travail qu’on me balance dans la gueule à coup de post Instagram devant la mer turquoise à Bali. C’est dit : je reviens bientôt au bercail, avec en tête un bon vieux : « Je veux décrocher mon premier CDI. » Et dans mon pays natal s’il vous plaît, pour être entouré de ma famille et mes ami·e·s. C’est un plan que je recommande à tous les vingt-cinquenaires. Sauf si tes potes sont eux-même des nomades, et là… Y’a de quoi se taper la tête avec son ordinateur.
P. S. : Je n’ai pas évoqué tous les autres désavantages de la vie de « Digital Nomad », comme la destruction des communautés locales ou la difficulté de couper de son taff ; d’autres s’en chargent mieux que moi. Voir ce très bon résumé sur le blog de ce photographe anglais ou ce super article de Vice.
Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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