La nouvelle vie pro des réfugiées ukrainiennes en France
Mar 02, 2023
8 mins
Quitter son pays, sa famille, son travail du jour au lendemain, c’est ce qu’ont fait 8 millions d’ukrainiens depuis le début de la guerre avec la Russie il y a un an. Certains, grâce à la protection temporaire accordée aux réfugiés ukrainiens ont choisi la France comme terre d’accueil. Mais si ce dispositif donne le droit de travailler sans formalité particulière, il n’empêche que la barrière de la langue, les différences culturelles, la non-reconnaissance des diplômes et le manque de contact sont des obstacles de poids pour leur réinsertion professionnelle.
À quoi ressemble leur vie aujourd’hui ? Comment ont-ils réussi à s’intégrer et à retrouver un travail ? Ulyana, Anna, Olha et Natasha, nous racontent leur parcours.
Ulyana Zachkevych, designer : « Mes collègues sont devenus une seconde famille »
Ulyana aime les monochromes et les couleurs sombres. Épuré, élégant, moderne, voilà comment on pourrait décrire en quelques mots le travail de la jeune créatrice surdouée, toujours vêtue de noir. La guerre semble loin à son contact. Et pourtant, comme 119 000 de ses compatriotes, elle vit en France pour éviter les bombardements de l’armée russe. La fuite n’est pas simple. Partie avec sa grande sœur enceinte de huit mois, son neveu et trois autres membres de la famille, elle est la seule personne de l’expédition à avoir le permis de conduire. Au poste au frontière qui sépare le pays en guerre de la Pologne, l’attente est interminable. Ulyana voit sa sœur qui souffre physiquement. Seule dans la nuit froide, elle tente de négocier pour passer devant. « Moi aussi j’ai de jeunes enfants à bord, si vous essayez de passer devant, je casse votre voiture », lui disent les autres conducteurs. La peur a parfois un bien vilain visage.
La jeune femme s’installe pendant plusieurs mois à Varsovie, le temps que sa sœur donne naissance à son enfant. Ulyana s’occupe de tout, mais l’argent vient rapidement à manquer. Elle trouve un projet en Freelance et continue à envoyer son portfolio dans toutes les grandes agences espérant bientôt trouver un contrat fixe. Les retours sont positifs, mais c’est souvent le même problème : « Vous n’avez pas de visa ? Ça va être compliqué vous savez. » Coup de chance, l’agence internationale d’architecture Gensler, qui a ouvert une antenne à Paris en 2019, lui propose un entretien. Philippe Pare, son futur patron est tout de suite séduit par son travail : « Ulyana est à la fois architecte d’intérieur, désigner produit, illustratrice. J’ai tout de suite vu que c’était un profil extraordinaire. » Lorsqu’il lui propose un second rendez-vous, Ulyana doit se rendre à Paris pour rencontrer un partenaire de la marque de tapis traditionnel en fibres naturelles qu’elle a monté avec ses parents. Les planètes sont enfin alignées. Chez Gensler, elle se sent tout de suite chez elle. Quand elle rentre en Pologne deux jours plus tard avec un contrat sous le bras, sa sœur a décidé de rentrer en Ukraine avec ses enfants. Ensemble, elles font une dernière fois marche arrière jusqu’à Lviv. Ulyana jette les deux jeans et les deux sweats qu’elle porte depuis trois mois et fait ses adieux à sa famille.
L’agence parisienne s’occupe de lui trouver un Airbnb et la met en relation avec des groupes d’entraide aux réfugiés ukrainiens à Paris. Ses collègues qui sont devenus comme une seconde famille font attention à ce que l’atterrissage se passe en douceur. Ne pas omettre le traumatisme de la guerre, la séparation difficile avec les proches, les différences culturelles et la barrière de la langue. Aujourd’hui, Ulyana vit place du Tertre avec une amie ukrainienne, là où les caricaturistes croquent le visage des touristes de passage. Elle a compris qu’elle devra rester plus longtemps que prévu dans ce décor à la Emily in Paris. Mais si sa vie est désormais ici, son cœur, l’argent qu’elle gagne et toutes ses pensées sont tournées vers sa famille en Ukraine. Une fois le conflit terminé, peut-être qu’elle ouvrira un cabinet d’architecture dans son pays. Il est beaucoup trop tôt pour anticiper l’avenir, mais les projets ne manquent pas.
Anna Plodovska, étudiante en marketing : « Rester en France pour saisir de nouvelles opportunités professionnelles »
Le regard grave de la jeune femme, celui des personnes qui ont vu trop de choses, détonne avec la rondeur enfantine de son visage. Pas surprenant lorsqu’on apprend que la brillante étudiante en marketing qui parle parfaitement le français vit encore à Kiev au début de l’offensive russe. La nuit du 24 février 2022, elle ne le sait pas encore, mais c’est la dernière fois qu’elle s’enroule dans les draps de son lit d’enfant. Alors que les premiers bombardements touchent la capitale ukrainienne, elle entend sa mère crier et le bruit strident des sirènes. Faut-il fuir ? Oui, mais pour aller où ? Une plus longue alarme retentit. Son lotissement vient d’être touché. Avec sa famille, elle se cache dans le métro pendant quelques heures, puis trouve un peu de répit dans le bunker de son voisin.
Le 12 mars, Anna part seule en direction de Lviv à la frontière ouest du pays dans une voiture qui conduit à l’aller des soldats vers la capitale et évacue des femmes et des enfants dans l’autre sens. Quelques heures après son arrivée, elle trouve un autre convoi qui amène quelques personnes à Paris. « Je ne voulais pas partir, quitter ma famille, mon pays, mes repères, dit-elle. Mais mon copain était en échange universitaire à Paris, alors je suis montée dans la voiture. » Anna s’installe dans la chambre de la résidence Crous d’Oleh. Le couple est ensuite pris en charge par un centre pour réfugiés ukrainiens. Problème, le compagnon de l’étudiante vient de terminer son échange et comme il est arrivé sur le sol français avant le début de l’offensive russe, il ne peut pas prétendre aux aides de l’état français, ni obtenir de bourse d’étude. Aujourd’hui, ils enchaînent les rendez-vous avec les avocats pour obtenir le statut de réfugié. Ils vivent dans une chambre à Fleury-Mérogis et se partagent 140 euros pour vivre et étudier.
En France, Anna continue à étudier le marketing, elle prend aussi des cours de français et travaille pour une association d’aide aux ukrainiens. Avec d’autres réfugiés, plusieurs fois par semaine elle récupère des médicaments, des vêtements, sous-vêtements, sacs de couchage, de la nourriture instantanée, trie le tout dans de grands entrepôts, puis charge les camionnettes. Même si sa famille lui manque énormément, l’étudiante sait qu’elle est plus utile à sa famille et son pays ici grâce à ce travail. Et si le conflit devait s’arrêter demain, elle resterait en France pour gagner de l’expérience dans son domaine et pourquoi pas saisir de nouvelles opportunités professionnelles. Elle veut se donner les moyens d’être prête au moment où le conflit s’arrêtera pour participer à la reconstruction de son pays. En attendant, elle sait que sa carrière doit prendre un tournant plus international.
Olha Prokopchuk, photographe : « Alors que j’avais l’habitude de faire des plans sur vingt ans, j’ai du mal à me projeter à plus d’une semaine »
L’Ukraine est en conflit avec la Russie depuis 2014. En février 2022, Olha - éditrice pour un magazine de mode et influenceuse -, sait qu’il peut se passer quelque chose, mais ne se doute pas une seconde que la capitale va être touchée. Pourtant, la nuit du 24, la première roquette que lance l’armée russe s’écrase à quelques rues de chez elle. Le souffle de l’explosion secoue les fenêtres de sa chambre. La jeune femme se lève d’un coup, sort sa fille de quatre ans de son lit, la prend dans ses bras et se cache dans le couloir. Comme son quartier n’est pas loin de l’aéroport, c’est un point stratégique : ils doivent partir au plus vite. Les bus chargent les habitants pour les évacuer. Olha prend tout ce qui se trouve à portée de main sans penser que ça sera un aller sans retour.
Partie chez sa mère à la frontière biélorusse avec son mari et sa fille, elle est persuadée que la guerre va durer quelques semaines, qu’elle va bientôt retrouver sa maison, son boulot, ses habitudes, ses amis… Deux mois plus tard, il faut se rendre à l’évidence, le conflit ne sera pas de courte durée. Il faut aller plus loin encore. Son mari de nationalité turc et handicapé par un problème de genoux ne peut pas servir dans l’armée ukrainienne. Ils prennent la voiture pour Paris. Un choix stratégique pour eux : elle est photographe, designer, illustratrice et son mari travaille dans le tourisme. Ils trouveront plus facilement des contrats et de quoi vivre ici.
Une fois arrivés, des amis les aident à trouver un hébergement, ils s’entassent dans une chambre de 12m2. Six mois plus tard, son mari signe un contrat de travail et le couple trouve quelque chose de plus grand. De son côté, l’adaptation n’est pas simple. « Sans contact dans le milieu de la mode ici et à cause de la barrière de la langue, j’ai eu du mal à trouver des contrats. Mais aussi, après ce qu’on a vécu, j’ai eu besoin de passer plus de temps avec ma fille pour qu’elle se construise des souvenirs plus joyeux. Qu’elle oublie un peu la guerre. » Via Instagram, elle commence à attirer le regard des touristes qui lui demandent des shootings pour leurs souvenirs de vacances à Paris. Son travail photographique n’a pas changé en soi, mais elle fait beaucoup plus attention à ce qu’elle poste sur les réseaux sociaux. Tout le monde sait qu’en ligne on montre des morceaux choisis et retouchés de la vie, mais elle ne peut pas mettre des photos qui dégoulinent de joie quand elle sait que ses amis restés au pays peuvent les regarder alors qu’ils se cachent dans des bunkers.
« En un an, j’ai beaucoup changé. Moi qui avait pour habitude de faire des plans - professionnels et personnels - sur vingt ans, j’ai désormais du mal à me projeter à plus d’une semaine. » Plus qu’avoir compris qu’elle ne pouvait être sûre de rien dans la vie, elle s’est rendue compte qu’elle pouvait tenir le cap malgré toutes les situations. Après le conflit, l’Ukraine ne sera plus jamais la même, Olha non plus.
Natasha Glumova, céramiste : « Ce que je crée a pris une toute autre signification depuis le début de la guerre »
À Odessa, cela fait plusieurs années que Natasha a quitté son travail d’enseignante et d’interprète en anglais pour ouvrir son atelier de céramique. « J’ai toujours fait de l’art et la céramique a l’avantage de mêler plusieurs techniques telles que le dessin, la peinture et le modelage. » Lorsque les premières bombes touchent sa ville, la designer est en état de choc. Elle regarde les informations en continu sur son téléviseur, seule chez elle. Le seul moment où elle coupe, c’est pour aller voir sa mère de 90 ans qui vit à quelques rues de chez elle. « Je devais la nourrir, la laver et m’assurer qu’elle allait bien. » Des amis installés en Normandie lui disent de les rejoindre et qu’ils sont prêts à l’héberger jusqu’à la fin du conflit avec sa mère.
Dix jours après le 24 février, la situation est devenue intenable. Une dizaine de fois par jour, Natasha doit courir se réfugier dans un bunker à quelques centaines de mètres de son appartement. Elle n’arrive plus à se rendre à son atelier. Lorsqu’une amie l’appelle pour lui dire qu’elle s’apprête à fuir par l’ouest, elle prend la difficile décision de partir. Elle a deux heures pour emballer ses affaires, quelques pièces de son travail et récupérer sa mère. Le convoi traverse les plaines verdoyantes de la Moldavie dans un long voyage jusqu’à Bucarest, la capitale de la Roumanie. La dernière étape se fait en avion jusqu’à Beauvais, où le couple de français vient récupérer les deux femmes. « Pendant un mois, j’étais incapable de créer quoi que ce soit, ni même de toucher la terre. J’étais complètement bloquée, même si j’en ai besoin pour être bien. » L’ami trouve une maison de retraite pour la vieille dame qui souffre d’Alzheimer, un soulagement pour l’artiste qui peut désormais se concentrer sur son travail, même si son cœur et son esprit sont restés à Odessa.
Lorsqu’elle se rend à Paris deux fois par semaine, Natasha montre ses bijoux en céramique soigneusement empaquetés dans des pochettes en tissus à des galeries pour mieux les vendre. Elle continue de créer autant qu’elle peut. Anaïs et Nicolas de l’atelier de céramique « À tour de bras » situé à deux pas de la coulée verte parisienne, lui ont réservé un petit espace. L’artiste reconnaît que son travail à évolué depuis le début du conflit : « J’aime beaucoup l’art de la table et si j’ai toujours fait des petits artichauts, ils prennent une toute autre signification. Lorsque je superpose les feuilles sur le cœur, j’ai l’impression que c’est une métaphore du conflit avec des bras qui protègent mon pays et toutes les personnes que j’aime. » Ces dernières semaines, son travail est montré au BHV, dans exposition sur l’art de la résilience regroupant plusieurs artistes ukrainiens. Comment voit-elle l’avenir ? Difficile à dire, mais revenir en Ukraine semble un horizon de plus en plus incertain avec sa mère qui s’affaiblit. Plutôt que d’anticiper un avenir aux contours toujours plus flous, elle préfère se concentrer sur l’apprentissage du français et son art.
Article édité par Gabrielle Predko ; Photographie de Thomas Decamps
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