Managers : comment gérer les collaborateurs qui ont tendance à la jouer perso ?
Jun 04, 2024
8 mins
De par son rôle de tampon, le manager se voit confronté aux visions, aspirations et besoins souvent différents, voire carrément discordants, de ses collaborateurs. Mais pour notre expert Alexis Eve, ce dernier aurait tort de vouloir les exaucer à tout prix, sur l’autel du bien commun. Au contraire, à ses yeux, il est grand temps de remettre le collectif au centre, en maîtrisant les comportements individualistes.
Ces dernières années, nous assistons à une profonde avancée en matière de management et de gestion des ressources humaines : celle d’une personnalisation de l’expérience collaborateur. Dit autrement, les besoins individuels des salariés (reconnaissance, équilibre vie pro/perso, avantages…) sont davantage pris en compte au travail. Le problème, c’est qu’à force de mettre l’accent sur le bien-être et le développement de chaque salarié,
certains d’entre eux - parfois même les meilleurs éléments - ont tendance à oublier la dimension collective qui régit l’entreprise.
Il m’est arrivé, notamment, de rencontrer des employés se plaignant en dépit des conditions de travail exceptionnelles offertes par leur structure. De croiser des collaborateurs ayant des comportements détestables face à des managers qui tentaient, pourtant, de faire au mieux. J’ai même vu des salariés exiger de leur employeur un passage à la semaine de 4 jours, alors que leur entreprise allait au plus mal financièrement, et que l’heure était davantage à limiter les licenciements. Alors au fond, comment peut-on distinguer, en matière de desideratas, ce qui relève de l’exigence légitime ou au contraire du caprice, lorsqu’on est manager ? Et surtout, quelle posture adopter pour faire face aux salariés qui ont tendance à la jouer « perso » ?
Comment l’individualisme a envahit le monde (du travail)
Une tendance sociétale grandissante
Disons le simplement : la société dans son ensemble est de plus en plus individualiste. Une étude publiée en 2017, conduite par les chercheurs Henri Santos, Michael Varnum et Igor Grossman, s’est par exemple intéressée à deux aspects distincts :
Les pratiques individualistes : comme le fait de vivre seul ou de divorcer.
Les valeurs individualistes : comme le fait de valoriser les amis plus que la famille, ou d’enseigner aux enfants à être indépendants plutôt qu’obéissants.
Et les résultats sont sans appel : l’individualisme -dans les pratiques comme les valeurs- est en forte hausse depuis une cinquantaine d’années. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les pays occidentaux ne sont pas les seuls concernés. Il s’agit bel et bien d’une tendance mondiale, l’étude ayant été menée à travers 78 pays et le constat étant le même partout ou presque.
Au-delà de cette tendance globale à l’individualisme, nous ne pouvons pas ignorer également un effet générationnel majeur : les membres de la GenZ ont, en effet, tendance à être plus vulnérables et plus centrés sur eux-mêmes que les générations antérieures.
Et cela s’explique par des raisons bien plus solides que de vagues clichés sur la « jeune génération » :
Des raisons exogènes : ces individus ont grandi dans un environnement instable, marqué par les crises géopolitique, climatique et économique. Ils ont donc tendance à être plus fragiles et à se recentrer sur eux-mêmes. Ils ont aussi grandi avec les réseaux sociaux, qui encouragent plus que jamais l’expression de l’individualité.
Des raisons endogènes : cette génération a été, dans un certain sens, surprotégée émotionnellement, comme l’expliquent les chercheurs américains Greg Lukianoff et Jonathan Haidt dans leur ouvrage The coddling of the American mind (Penguin Press, 2018). Leur étude démontre que les Gen Z ont été beaucoup sensibilisés à l’importance de s’écouter et de prioriser leur bien-être. Résultat : ils savent mieux prendre soin d’eux-mêmes que leurs aînés, mais ils sont aussi moins enclins à s’adapter à leur environnement et donc,in fine, à prioriser le collectif.
Le paradoxe des nouvelles injonctions au bien-être au travail
L’une des expressions les plus courantes de la montée de cet individualisme dans le milieu du travail est sans nul doute la reconnaissance croissante de problématiques telles que le burn-out et la santé mentale. Ces dernières années, force est de constater qu’une véritable prise de conscience s’est opérée de la responsabilité des entreprises dans le bien-être de leurs employés. Un progrès évident : dire que le bien-être au travail commence avant tout entre les mains de l’employeur est une réalité (je l’évoquais d’ailleurs dans cette autre tribune).
Mais l’employeur ne saurait, pour autant, être tenu responsable du bien-être intégral de ses collaborateurs : la qualité de vie au travail a certes une dimension organisationnelle, mais aussi individuelle. Le directeur de la recherche du cabinet d’études Forrester parle d’ailleurs de « responsabilité partagée » dans un article dédié au bien-être des employés. Pour lui, chaque individu est maître de son propre bonheur et doit assumer son rôle en tant que membre d’une équipe. Bref, lorsque les salariés mettent sur les épaules de leur employeur leur santé mentale et leur bonheur au complet, ils se déchargent de leur responsabilité personnelle. Et c’est là qu’on tombe dans l’individualisme…
Prenons quelques cas de figure que j’ai pu rencontrer au cours de ma carrière pour mieux illustrer la problématique. Si une entreprise offre une flexibilité des horaires de travail à ses employés, cela ne signifie pas pour autant que ces derniers peuvent arriver à n’importe quelle heure tous les jours (parfois même en pyjama !) et s’offusquer d’être recadrés. De même, si une structure propose une politique de télétravail à ses collaborateurs et assure gracieusement le déménagement de l’un d’entre eux dans un autre pays (bien qu’au passage, il n’y ait aucun bureau ou activité là-bas), ce n’est pas pour autant que celui-ci n’est pas tenu de partager son agenda pro, au motif que cela relèverait du « flicage ».
Revendication légitime ou attitude individualiste, comment faire la différence ?
Les caractéristiques types des comportements individualistes
Dans le monde anglo-saxon, ces comportements sont exercés par les « entitled employees », c’est-à-dire les employés qui se croient tout permis ou qui estiment que tout leur est dû. Ne confondons pas : qu’un salarié cherche à maximiser la valeur qu’il reçoit de la part de son entreprise est tout à fait logique. D’ailleurs, les entreprises agissent de la même manière avec leurs employés. Mais pas au point de dépasser les bornes, avec des collaborateurs qui considèrent que ce qui leur est donné est tout à fait normal et ce qui leur est refusé est une honte.
Plusieurs études américaines se sont d’ailleurs penchées sur ces comportements. Voici comment leurs auteurs sont décrits dans un article du Keller Center for Research :
Il s’agit d’individus qui ont une haute estime d’eux-même, sans qu’il n’y ait nécessairement de lien avec leur performance ou leur contribution effective.
Ils s’attendent à ce titre à obtenir des récompenses ou des avantages.
Lorsqu’ils se sentent lésés ou qu’ils ne reçoivent pas ce qu’ils considèrent comme mérité, ils peuvent réagir avec colère ou chercher à réparer cette « injustice ».
Preuve que le phénomène prend de l’ampleur, une échelle a même été conçue pour évaluer le niveau d’« entitlement » des individus au sein d’un milieu professionnel : il s’agit du Measure of Employee Entitlement (MEE) créé par Westerlaken, Jordan et Ramsay en 2017. Elle reflète notamment les attentes des employés en matière de récompenses et de traitement privilégié. « L’une des hypothèses de base du contrat psychologique est que les deux parties parviennent à un accord mutuel sur les attentes et les obligations d’un contrat de travail. Des recherches récentes montrent que les employés peuvent développer des attentes irréalistes par rapport à ce contrat, ce qui a été décrit comme un sentiment de droit », peut-on lire en introduction.
Les critères essentiels des revendications légitimes
« Tous pourris gâtés les salariés ? » Évidemment que non ! De fait, il est important d’insister sur le fait que la montée avérée de l’individualisme ne doit pas éclipser les revendications légitimes de certains collaborateurs. Il est notamment crucial pour tout employeur d’embrasser la réalité du marché du travail, afin d’offrir des packages et des conditions de travail réalistes par rapport aux standards en vogue, particulièrement en ce qui concerne les profils pénuriques. Comme tous les autres marchés, celui du travail suit les règles de l’offre et de la demande : si vous cherchez les mêmes profils que tout le monde, il vous faudra proposer de meilleures conditions que les autres pour les attirer et les retenir !
Par exemple, vos employés ne sont pas des divas s’ils vous demandent un niveau de salaire qu’ils peuvent facilement obtenir ailleurs, surtout s’ils sont fréquemment contactés par des chasseurs de têtes. Idem pour les conditions de travail : vous ne proposez pas de télétravail, ni de semaine de 4 jours, mais cherchez des profils techniques ? Il est communément admis désormais que des conditions de travail flexibles ne sont pas des « bonus », mais bien des critères prioritaires de choix. D’après une étude Robert Half de 2023, les salariés interrogés sur les avantages qu’ils sont prêts à accepter dans le cadre d’une promotion, en dehors d’un salaire plus élevé, sont formels : la flexibilité arrive en tête du podium avec 65 % concernant les horaires et 50 % le lieu de travail.
Par ailleurs, comme abordé précédemment, même si la ligne peut être fine entre les sujets relevant du « perso » ou du « pro », il est nécessaire d’être fortement à l’écoute du moindre signal. L’enjeu de la santé mentale est primordial pour les collaborateurs désormais, mais ne serait pas encore suffisamment pris en main du côté de l’entreprise : 61 % des salariés français estiment ainsi que leur structure ne fait rien ou seulement des actions cosmétiques dans le domaine de la qualité de vie au travail, selon une étude Great Place to Work x UKG de 2024. Or, l’entreprise est légalement responsable de la sécurité physique et psychologique de ses employés sur le lieu de travail (article L. 4121-1 du Code du travail). Mieux vaut donc prévenir que guérir !
Managers : comment détecter et gérer les comportements individualistes
Face à des salariés de plus en plus exigeants (et parfois individualistes), les managers se retrouvent souvent pris en étau entre la volonté de satisfaire leurs collaborateurs, et leur obligation à se plier aux contraintes organisationnelles qui leur sont imposées. Pour le dire simplement : entre la flexibilité attendue en matière de vacances, de télétravail ou encore d’horaire de réunion… contenter tout le monde tout en appliquant une politique cohérente devient mission impossible. Alors comment agir au quotidien ?
Conseil n°1 : détecter les comportements perso dès le recrutement
Mieux vaut prévenir que guérir. La technique que je recommande souvent, pour identifier les comportements auto-centrés, c’est de tester comment la personne accepte le feedback dès l’entretien d’embauche. Comment faire concrètement ? D’abord, il est important de créer un climat de confiance et d’être dans la bienveillance, en encourageant le candidat à donner lui-même du feedback sur le processus de recrutement et sur l’entretien en lui-même. Puis, l’idée est de lui faire un retour négatif, mais constructif. Par exemple : « J’ai remarqué que tu étais arrivé avec cinq minutes de retard. Ce n’est pas dramatique, mais cela pourrait impacter négativement le professionnalisme que tu renvoies. »
Il y a alors trois cas de figures possibles :
Le candidat a une réaction émotionnelle : il prend le feedback trop personnellement et semble être affecté. C’est mauvais signe car cela peut indiquer une difficulté à gérer les critiques et une forte vulnérabilité.
Le candidat a une réaction négative : il conteste le feedback ou se justifie avec des excuses. C’est aussi un red flag car cela peut révéler un manque de remise en question et un problème d’égo qui risque de poser problème en équipe.
Le candidat a une réaction ouverte et constructive : là, c’est évidemment positif, car cela montre une capacité à accepter la critique et une volonté de s’améliorer.
Conseil n°2 : créer un cadre clair et sur-communiquer dessus
Détecter les potentiels salariés individualistes lors du recrutement ne suffit évidemment pas, car les comportements égoïstes peuvent se développer au fil du temps, surtout si l’environnement de l’entreprise répond aux critères qu’on a vu précédemment. En tant que manager ou dirigeant, il est donc crucial de créer un cadre clair, qui valorise l’esprit collectif et qui écarte d’entrée de jeu l’individualisme.
Cela passe par :
La clarification des attentes en matière de performance : il faut dire quel est le minimum attendu en matière de travail et de résultats (sur un horizon temporel hebdomadaire, mensuel, trimestriel et annuel), et préciser ce qui relève de la surperformance
La définition de la culture d’entreprise : il faut fixer les valeurs, c’est-à-dire les grands principes qui lient les équipes, et qui leur permettent de ramer dans le même sens et au même rythme
La formalisation de règles de travail claires : une fois que la culture est définie, il faut la décliner en politiques concrètes (télétravail, rituels d’équipes, demandes de congés…) qui sont finalement les règles de vie à bord du bateau.
Ce cadre doit être documenté, mais aussi connu et accepté par tous. L’objectif étant de faire en sorte que le deal soit très clair, et que toute forme de caprice de la part d’un salarié soit ainsi tuée dans l’œuf.
Conseil n°3 : se former pour apprendre à jongler entre les desiderata de son équipe
Dernier conseil, et pas des moindres, pour les managers qui font face à des salariés très (voire trop) exigeants : formez-vous ! Vous devez, en effet, apprendre à arbitrer les demandes de vos collaborateurs, en différenciant les sujets que j’appelle :
Petit bambou : ce sont ceux sur lesquels vous n’avez pas besoin de vous battre, et sur lesquels vous pouvez donc lâcher du mou.
Corée du nord : ce sont ceux qui sont trop importants pour que vous puissiez accepter de faire un compromis.
Enfin, vous devez apprendre à être dans le « care » avec votre équipe, tout en étant exigeant sur les résultats. L’objectif ? Faire preuve d’un maximum d’empathie, pour accueillir et accepter les émotions de vos collaborateurs, comprendre leurs préoccupations et leurs perspectives, mais sans tomber dans l’écueil de la sympathie. Vous devez maintenir une certaine distance émotionnelle pour rester objectif dans vos prises de décision et vos exigences quant aux résultats attendus.
En suivant ces conseils, vous devriez être mieux armé pour promouvoir un esprit collectif, tout en célébrant les individualités !
Article rédigé par Alexis Eve et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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