« C’est une machine » : pourquoi ce faux compliment nuit à vos meilleurs talents

Nov 21, 2024

4 mins

« C’est une machine » : pourquoi ce faux compliment nuit à vos meilleurs talents
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Laetitia VitaudLab expert

Future of work author and speaker

Dans le monde du travail, certaines expressions apparemment anodines peuvent avoir des effets délétères insoupçonnés. Après « Je me suis battu pour toi » ou « Personne n’est irremplaçable », notre experte Laetitia Vitaud revient sur la fameuse métaphore de la machine qui résonne bien souvent entre les murs de l’entreprise.

Vous avez peut-être déjà entendu voire prononcé l’expression « C’est une machine (de guerre) », utilisée comme un compliment pour qualifier un collaborateur particulièrement performant et investi. Si la formule se veut flatteuse, ne peut-elle pas rapidement devenir un piège pour la personne concernée et, à terme, pour l’entreprise elle-même ? En quoi ce « compliment » fait-il finalement plus de mal que de bien ? Et surtout, que faudrait-il faire pour mieux valoriser les collaborateurs les plus performants ?

Des « machines » corvéables à merci

Dans toutes les organisations, il y a des individus qui se démarquent par leur efficacité et leur engagement. J’ai beau répéter que la productivité devrait être appréhendée davantage de manière collective qu’individuelle, il n’en demeure pas moins que certain·es salarié·es vont plus vite que d’autres et accomplissent plus que leurs collègues. Ce sont souvent ces personnes que les managers qualifient volontiers de « machines ». Un terme qui, dans l’esprit collectif, évoque à la fois une précision infaillible et une capacité de production hors norme.

Pourtant, ce compliment est avant tout déshumanisant. Par définition, une « machine » ne se plaint pas, ne fatigue pas et ne faillit pas. Qualifier une personne comme telle, c’est donc l’enjoindre à ne pas exprimer sa vulnérabilité. Et pour cause, une machine ne ressent ni stress, ni fatigue, ni anxiété. Elle n’est pas gênée par les délais trop serrés. Avec ce faux compliment, on souligne certes la performance de l’individu, mais on efface toutes les dimensions de sa personnalité. L’image mécanique de la performance humaine invisibilise ses émotions, ses besoins, ses aspirations ou encore ses opinions.

Sans compter qu’être désigné·e comme une « machine » installe insidieusement une norme implicite : celle de produire plus, plus vite, avec moins de marge d’erreur. Pour l’entreprise, il est tentant de confier davantage de missions à ces collaborateurs qu’on estime capables de tout accomplir, pour maintenir un haut niveau de performance globale. Mais pour les intéressé·es, cela se traduit généralement par une surcharge mentale et physique intenable. Leur efficacité devient un piège : ils doivent en faire toujours plus, au risque de décevoir.

Une expression à double tranchant

Qualifier un salarié de « machine », ce n’est pas seulement problématique pour la personne ainsi désignée.
Cela peut aussi pénaliser l’entreprise de trois manières :

  • Un risque de burnout et de perte de talents : les collaborateurs les plus performants sont souvent les « bons élèves » qui mettent un point d’honneur à répondre aux attentes placées en eux. Ils travaillent tard, prennent des responsabilités supplémentaires et négligent d’autant plus leur santé ou leur équilibre personnel qu’ils ne veulent pas décevoir les managers qui leur ont fait ce « compliment ». Mais ce rythme intense n’est pas tenable à long terme. Lorsqu’ils s’effondrent, c’est souvent brutal au prix d’arrêts maladie prolongés, de changements de poste ou même de démissions.
  • Des tensions dans l’équipe : en valorisant un membre de l’équipe au point d’en faire une « machine », les autres collaborateurs peuvent ressentir un sentiment d’injustice. Pourquoi les missions les plus importantes lui sont-elles toujours confiées ? Pourquoi se voit-il accorder plus de reconnaissance ? À l’inverse, certains salariés peuvent se désengager, estimant que leur propre contribution est éclipsée par ce collègue trop performant. Ou encore d’autres peuvent opter impunément pour le rôle de « passager clandestin » et charger encore davantage la barque de la « machine » dont la charge de travail devient alors insupportable.
  • Une perte de confiance à long terme : les salariés qualifiés de « machines » finissent toujours par réaliser que ce compliment cache, en fait, des attentes irréalistes. Résultat : ils ressentent une profonde frustration face à l’absence de reconnaissance de leurs limites humaines, et réalisent bien souvent que leur manager se fiche de leur bien-être. La perte de confiance vis-à-vis de leur employeur impacte finalement leur engagement et leur loyauté, face à ce sentiment d’exploitation, voire de maltraitance.

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Conseil n°1 : répartissez équitablement les charges de travail

Les « machines » ont tendance à se voir confier les tâches les plus difficiles ou les plus urgentes. Pourtant, cette habitude rend leur surcharge de travail chronique et in fine intenable. Veillez à une répartition raisonnable des responsabilités (comme du travail ingrat), même si cela implique un apprentissage progressif pour les autres collaborateurs. Si certains sont plus rapides, ils aideront parfois leurs collègues, mais leur productivité hors norme ne devrait pas être tenue pour acquise et banalisée.

Conseil n°2 : instaurez des limites claires

Un salarié performant a besoin de limites pour se protéger, même s’il n’ose pas les réclamer. C’est le rôle de l’entreprise de veiller à sa santé physique et mentale dans le cadre de son travail. En tant que manager, imposez des règles simples : pas de travail après une certaine heure, des pauses obligatoires ou encore un suivi régulier de sa charge de travail. À cet égard, l’exemplarité managériale joue un rôle central. Un manager qui montre qu’il sait s’accorder des pauses, respecte le droit à la déconnexion de ses équipes et privilégie des pratiques équilibrées encourage implicitement ses collaborateurs à faire de même. Éviter de planifier des réunions en dehors des horaires habituels renforce encore cette culture de respect.

Conseil n°3 : encouragez la communication sur les besoins et les limites

Les collaborateurs qualifiés de « machines » hésitent souvent à exprimer leurs difficultés ou leurs limites, par crainte de décevoir ou de remettre en question leur réputation d’efficacité. Il est donc essentiel de créer un environnement de travail où la communication ouverte est encouragée. Les managers doivent instaurer une relation de confiance en organisant régulièrement des points individuels pour discuter non seulement des performances, mais aussi écouter les besoins, comprendre les éventuelles frustrations et ajuster les missions en conséquence. Il est important que les collaborateurs se sentent libres de remonter les problèmes qu’ils rencontrent, sans crainte de répercussions négatives. Pour cela, l’entreprise doit éviter la culture qui « tue le messager » et promouvoir le droit à l’erreur, où chaque difficulté soulevée est vécue comme une opportunité d’amélioration.

Conseil n°4 : formez les managers à détecter les signaux faibles

Former les managers à détecter les signaux faibles d’épuisement chez leurs collaborateurs est essentiel. Ces signaux, souvent subtils, incluent des changements de comportement comme une irritabilité inhabituelle, des erreurs dans des tâches maîtrisées, ou encore une perte d’enthousiasme pour les projets. Les salariés surinvestis, qui acceptent systématiquement toutes les demandes ou travaillent en dehors des horaires normaux, sont particulièrement à risque. Sensibiliser les managers à ces éléments leur permet d’intervenir rapidement, par exemple en ajustant la charge de travail ou en proposant un soutien adapté, avant qu’un burnout ne se déclare.

En conclusion, si dire « C’est une machine » peut sembler anodin, cette expression révèle une vision biaisée et potentiellement dangereuse des collaborateurs les plus performants. Loin d’être invincibles, ces derniers ont besoin d’autant de reconnaissance, d’écoute et de soutien que leurs collègues, et peut-être même de plus de douceur ! Les salariés ne sont pas des robots : leur productivité n’est ni constante, ni linéaire. Mieux, cette dernière s’améliore quand on reconnaît les émotions et les limites des principaux intéressés. En les respectant, l’entreprise y gagne tout autant qu’eux.

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Article rédigé par Laetitia Vitaud et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.