Être salarié et vivre chez ses parents : le dur quotidien d'1,3 million de personnes
Sep 05, 2024
6 mins
Trente ans, un job et… une chambre chez ses parents. Vivre chez papa maman est rarement le plan de carrière qu’on s’était fixé à l’âge adulte, et pourtant c’est une réalité vécue par une génération de Tanguy actifs, dont les rangs ne cessent de s'agrandir. Entre crise du logement et cohabitation intergénérationnelle, ils racontent leur quotidien.
Si dans l’œuvre de fiction éponyme, Tanguy, âgé de 28 ans, ne voit aucun inconvénient à squatter le nid familial (au grand dam de ses parents), c’est rarement le cas des trentenaires en proie à la même situation dans la vie réelle. Il faut dire que 23 ans après la sortie de cette comédie, ce sont pas moins de cinq millions d’adultes qui vivent désormais chez leurs parents dont 1,3 million d’actifs d’après les derniers chiffres de la Fondation Abbé Pierre. Une situation loin d’être isolée donc, et surtout en constante augmentation : plus de 5% en sept ans d’après la même étude de 2024, avec de plus en plus de personnes entre 25-34 ans en emploi. Un symptôme de la crise du logement et une conséquence de l’inflation d’après la fondation qui met également en cause les bas salaires et les contrats précaires qui font face à des niveaux de loyer trop élevés et des logements sociaux trop rares. Autant de facteurs qui empêchent une frange de la population d’accéder à un logement décent.
À l’instar de Charline, 27 ans, qui malgré une prépa, un master et des stages prestigieux, n’arrive pas à décrocher de job dans sa filière : « J’ai un bon CV et de solides recommandations, mais le marketing digital est un secteur saturé dans lequel je peine à percer surtout depuis que j’assume mon handicap auprès des recruteurs. Diagnostiquée dyspraxique, je suis plus lente dans l’exécution de certaines tâches spécifiques notamment en motricité fine. Et même si cela ne m’empêche pas de performer, peu de boîtes sont prêtes à s’encombrer de cette différence qui nécessite d’adapter légèrement la fiche de poste. » Résultat, avec une mensualité de 500 euros à rembourser pour son prêt étudiant, la jeune femme n’a pas eu d’autres choix que de retourner vivre chez sa mère et de prendre un job alimentaire dans l’attente de sa future émancipation. « Employé au sein d’une chaîne d’instituts de beauté, mon salaire me permet juste de rembourser mes traites, de participer aux frais de la maison et d’assumer mes frais personnels, impossible de financer un loyer ! Sans un job mieux rémunéré, je suis pour ainsi dire “coincée” dans la chambre de ma petite sœur, elle, partie, et je le vis mal. »
Une précarité qui n’épargne pas les cadres, comme en témoigne Marie, 30 ans, qui malgré un salaire bien au dessus du smic, déplore ne pouvoir se loger dignement en région parisienne. « Venue vivre à Paris pour une opportunité pro, je galérais avec mon salaire annuel de 34 K brut. Alors quand ma propriétaire, fraîchement séparée, m’a mise à la porte de mon 20m2, j’ai changé de stratégie : j’ai demandé à passer en 100% télétravail, ce que mon entreprise a accepté, et j’ai filé me réinstaller au domicile familial dans les Landes. » L’occasion pour elle de donner un coup de pouce financier à ses parents, qui s’étaient bien gardés de lui parler de leurs difficultés avant qu’elle ne repartage leur quotidien, mais aussi de concrétiser son projet immobilier. « Je souhaite acheter un logement pour devenir enfin propriétaire mais c’est la croix et la bannière pour obtenir un prêt… Je mets tout ce que je peux de côté pour constituer un apport et obtenir les grâces de la banque, ce qui est fou quand on y pense : même en CDI, même avec un salaire honorable - je suis passée à 45 K depuis - mon dossier ne passe pas ! » Un projet qu’elle espère concrétiser cet automne après un an de cohabitation.
Une coloc’ pas comme les autres
Il faut dire que vivre avec ses parents à presque 30 ans n’a souvent rien d’une sinécure. C’est le cas de Charline, qui subit des tensions au quotidien au sein de cette coloc’ par défaut. « Ma mère a aussi un travail difficile. Elle me communique sa fatigue qui s’entrechoque parfois avec mon stress, on se retrouve à se disputer pour des histoires de vaisselle ou de lessive. Surtout, j’ai passé l’âge de rendre des comptes. Devoir justifier de mes fréquentations, mes déplacements, m’en vouloir de rentrer tard alors que je vivais seule avant… tout cela m’étouffe ! »
C’est qu’en partageant le même toit, ces Tanguys trentenaires ré-enfilent leur pyjama d’enfant, faisant parfois veiller jusqu’à des heures indues, des parents (beaucoup plus) âgés sur le canapé le samedi soir. De quoi faire culpabiliser les plus fêtards, mais aussi sacrifier leur vie intime : compliqué de ramener ses conquêtes à domicile, quand seul un mur en placo vous sépare de vos géniteurs. « Une fois j’étais avec un ami et ma mère qui devait être absente, s’est pointée, l’angoisse !, se remémore Charline. Sans compter que l’anecdote a fait le tour de ma famille… C’était la dernière fois que j’amenais quelqu’un, je me suis jurée ne plus jamais le faire. »
Un schéma cependant non inéluctable si l’on croit l’expérience de Marie, qui arrive à maintenir son couple à l’équilibre malgré le contexte et qui voit dans cette parenthèse, l’occasion inédite de se rapprocher de sa famille. « On partage plein de bons moments, on cuisine ensemble, mon père m’apporte un café quand je bosse dans le jardin… c’est plutôt agréable. On sait que cette cohabitation ne durera pas, donc on en profite. Et puis je suis à un âge où on entretient d’autres rapports avec ses parents : devenue adulte moi aussi, j’explore une autre facette de ma relation avec eux, je considère que c’est précieux. » Un point sur lequel la rejoint même Charline, qui malgré les prises de bec, reconnaît bénéficier d’un soutien sans faille de sa mère au sujet de ses turpitudes pros. Un boosteur de confiance qu’elle essaie de renvoyer à son tour à son petit frère, auprès de qui elle ré-endosse bien volontiers son rôle de cadette-mentor en l’aidant avec ses devoirs.
Même pas honte
Au-delà de la vie quotidienne chamboulée, se pose la question du regard que portent les autres sur ces Tanguys, qui évoluent, doit-on le rappeler, au sein d’une société où les standards de réussite sont élevés. Et bien sur ce point, il faut croire que les temps ont changé. Si en 2001, l’année de la sortie du film, la situation paraissait cocasse, elle tend à se banaliser, tant le nombre de personnes sont concernées. Divorce, reconversion professionnelle, projet immobilier, lancement d’une activité à son compte… On peut potentiellement tous se retrouver un jour à l’autre à toquer à la porte de nos chers aïeux. Si bien que nos témoins disent ne pas souffrir des moqueries de leur entourage. « Ma famille et mes amis ne me jugent pas, et puis ma meilleure amie, connue au lycée, traverse exactement la même phase avec un job alimentaire et une vie chez sa mère, à la différence que leurs rapports à elles sont plus apaisés. Du coup, on se soutient mutuellement dans notre galère », relate Charline. Même son de cloche chez Marie qui côtoie beaucoup de profils similaires entre 28 et 35 ans, soit autant de personnes qui se garderaient bien de la vanner. Rien d’étonnant non plus pour les membres de l’équipe qu’elle manage. « Franchement, je n’ai aucune gêne à ce sujet, je suis très à l’aise pour en discuter. Au contraire, si je peux aider les autres à ne pas culpabiliser de ne pas être dans la norme de la société ! Franchement la vie est compliquée pour tout le monde », analyse la cadre qui regrette que l’on ressente tous, le poids de l’ascension sociale à atteindre à 30 ans quand en réalité peu de gens y arrivent.
Il n’empêche, même en étant décomplexé, vivre au sein du cocon familial à cet âge est rarement ce qu’on avait imaginé : « Bien sûr j’ai des amis qui sont très loin de ma situation, raconte Marie. Ils gagnent bien leur vie, sont propriétaires d’une maison, ont fait fructifier leur investissement… Mais ce sont des choix de vie. Quand moi je voyageais et je me cherchais professionnellement, eux faisaient leur premier achat. Un décalage que je paie aujourd’hui et en même temps je ne regrette pas mes choix*. »
À ceux qui, comme Charline, vivent mal la situation, qui la ressentent comme un retour en arrière, la psychologue clinicienne Johanna Rozenblum recommande de faire preuve de patience et d’indulgence envers soi même : « La situation a de fortes chance d’être transitoire, l’essentiel reste de garder le moral et une bonne estime de soi pour conserver l’énergie nécessaire pour aller de l’avant. » De même, elle conseille dans cette passade de bien s’entourer : « Pour garder confiance en soi il faudra privilégier les liens sociaux positifs, les proches qui sont en soutien, qui encouragent ou qui sont force de proposition. » Et se rappeler qu’avoir une famille qui nous accueille en cas de coup dur reste une chance immense qu’il faut chérir, en attendant que notre situation s’améliore voire qu’un jour peut être, à notre tour, ce soit nous qui ouvrirons la porte à nos parents vieillissants.
Article écrit par Aurélie Cerffond, édité par Manuel Avenel, photo : Thomas Decamps.
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