Racisme et LGBTphobie décomplexés : les employés de service en première ligne
03 oct 2024
5 min
Attaques racistes, insultes LGBT-phobes ou sexistes… En « première ligne » vis-à-vis d’un public aux élans parfois haineux, certains salariés endurent des maltraitances dont ils craignent la flambée, au regard de la banalisation galopante des discours d’extrême droite.
« Mieux vaut en rire qu’en pleurer », pose Ali(1) d’un ton jovial, au moment de se remémorer les violences répétées qu’il a subi, en tant que responsable d’accueil, lors de prestations événementielles liées au secteur de la culture. Mais la gaieté de ce vingtenaire d’origine algérienne cache mal le mal-être qu’ont engendré les offenses auxquelles il a dû faire face. Parmi cette longue liste d’humiliations, il y a eu cette fois où, dans l’indifférence générale, plusieurs visiteurs d’une exposition ont « brutalement » arraché son keffieh traditionnel, avant de déverser leur vin dessus. Un geste accompagné d’insultes : « sale arabe », « bougnoule de merde ». Des invectives « sans motif autre que la haine » auxquelles notre interlocuteur avoue être « tristement habitué », de la part des publics qu’il côtoie. De quoi le conduire à l’amère conclusion : « Certains estiment que le racisme est une simple opinion qu’on peut exprimer librement - et avec virulence -, plutôt qu’un délit. À croire que dès lors qu’ils entrent en interaction avec des personnes censée leur « rendre service », et supposément moins élevés socialement qu’eux, les gens entrent dans une zone de non-droit ». Sorte de Far West au sein duquel tout serait permis - y compris des infractions à caractère raciste qui tombent sous le coup de la loi.
Dans ce climat d’insécurité, Ali ne perçoit guère d’éclaircies possibles. Le motif de ce pessimisme ? Une « normalisation » des postures haineuses, dont notre interlocuteur craint l’accentuation, en raison des moyens financiers et du temps de parole médiatique inédit dont va disposer le Rassemblement National (RN), suite à la percée historique du parti dans les urnes l’été dernier. Période dont notre interlocuteur garde un souvenir angoissé. « Même si j’avais constaté une inflation des agressions verbales à mon encontre dès les débats de la présidentielle de 2022 qui avaient élargi la fenêtre d’Overton (cadre des idées considérées comme acceptables par l’opinion publique, ndlr), pour intégrer des thématiques racistes et islamophobes, c’est vraiment au lendemain de la victoire du RN aux européennes que j’ai ressenti un pic d’anxiété », confie notre l’interlocuteur. Une appréhension malheureusement justifiée : peu après ce scrutin, et alors qu’il travaille sur un salon d’art, plusieurs visiteurs n’hésitent pas à souffler « bientôt, on n’en aura plus des comme lui », à son passage. Une expression haineuse décomplexée, dont Ali est loin d’avoir été la seule victime.
« Les chien sont lâchés »
De fait, SOS Racisme s’est inquiété d’avoir déposé une quarantaine de plaintes sur les six premiers mois de l’année 2024, pour 42 sur la totalité de 2023. D’autre part, plusieurs médias ont mis en lumière des cas d’agressions homophobes ou d’attaques racistes envers les travailleurs immigrés, au moment où le RN triomphait aux urnes (record de 31 % des voix aux européennes, et 125 sièges parlementaires aux législatives). « Parce que la parole haineuse s’est libérée, les pratiques haineuses se déchaînent », analyse Hélène-Yvonnes Meynaud ex-juge des prud’hommes, et sociologue spécialisée dans le monde du travail. Avant de pointer les responsabilités de chacun : « la popularisation du discours d’extrême droite a joué, bien sûr », pose-t-elle. « Mais n’oublions pas l’impact de la bollorisation des médias, qui caressent dans le sens du poil des personnalités telles que Eric Zemmour, ou Jordan Bardella. » Et si l’autrice de La Part de l’étranger, travail et racisme (ed. Le Bord de L’eau, 2012) souligne que les discriminations liées à l’activité professionnelle concernent tous les secteurs d’activités, elle s’inquiète d’une particulière « vulnérabilité » des personnes perçues comme « en bas de l’échelle sociale. »
« Clairement, il y a un lâcher-prise avec nous », réagit avec amertume Nadja(1). Cette vingtenaire queer l’admet du bout des lèvres : c’est parfois avec la « peur au ventre » qu’elle travaille au porte-à-porte afin de sensibiliser les particuliers au tri des déchets. « On ne sait jamais sur qui on va tomber », pointe-t-elle. Avant de se souvenir : « Il y a des remarques déplacées vis-à-vis de ma non-binarité où l’on se permet de suggérer qu’une fille ne “devrait pas” avoir telle coiffure, tels habits, ainsi qu’un torrent de remarques misogynes à l’occasion desquelles on m’invite poliment à m’occuper de mes “petites culottes” plutôt qu’à faire mon boulot, par exemple. » Aussi, Nadja rapporte avoir été témoin de comportements racistes envers un collègue noir. De sorte qu’une angoisse grimpe, au sein des équipes. « La nouvelle place du RN au Parlement et les avantages qui l’accompagnent pourraient accélérer l’effet de “dédiabolisation” du discours d’extrême droite, et “légitimer” des passages à l’acte », craint-elle. Au point d’envisager une reconversion vers un secteur moins exposé, plus sûr.
La coûteuse résilience des victimes
« Songer à quitter son emploi peut apparaître comme l’unique porte de secours, pour ne plus craindre la déferlante d’agressions débridées », commente Marie-France Custos-Lucidi, psychologue du travail. Aux yeux de la thérapeute, le contexte socio-politique que la France a traversé en début d’été fait écho à l’année 2002, durant laquelle Jean-Marie Le Pen (Front National) s’était hissé au second tour de la présidentiel. « À l’époque déjà, mes patients, qui attestaient d’une inflation des discriminations racistes au travail, employaient cette formule : “les chiens sont lâchés”. »
De manière générale, pour endurer les saillies haineuses, l’autrice de Le Racisme ordinaire au travail (éd. Érès, 2024) souligne l’usage de « stratégies d’évitement. » « Les personnes discriminées sont souvent accusées d’adopter un comportement victimaire, alors elles font “comme si” de rien n’était. » Face aux violences, survenues d’individus dont les agressions relèvent tout à la fois « d’une jouissance à rabaisser l’autre, d’une crainte du déclassement social et de la nécessité à trouver un bouc émissaire à leurs malheurs », il s’agirait de la « jouer cool. » Histoire de ne pas passer pour le parano, ou le « chouineur de service. » Mais à quel prix ? Car derrière l’impassibilité feinte qui, « minimise, voire banalise, la gravité des agressions subies », les souffrances perdurent. « Il y a un risque d’auto-dévalorisation, des états de stress constant. Et la menace d’une humeur dépressive qui, dans le pire des cas, ouvre la voie aux pensées suicidaires », alerte notre experte.
Oscar(1) le reconnaît à contre-cœur, il lui est arrivé de « craquer ». Parfois les nerfs lâchaient, une fois rentré chez lui ; d’autres fois il lui a fallu répondre par la force. Comme ce jour où, alors qu’il travaillait pour une célèbre marque de prêt-à-porter, un client avait tenté de l’étrangler. Au motif que notre vendeur lui avait simplement indiqué qu’il était « nécessaire d’aller en cabine » pour essayer un haut. « Est-ce-que c’est normal d’être payé un SMIC pour se faire agresser, et insulter de “ fils de pute” ou de “sale singe” par des clients, lorsqu’on ne répond pas comme un béni-oui-oui au moindre de leur caprice ? », interroge sincèrement le trentenaire d’origine gambienne. Après avoir évolué au sein de plusieurs célèbres signatures d’équipementiers sportifs, celui qui confie vouloir s’orienter vers le travail de stockage « pour ne plus être confronter au public » en est persuadé : « Le problème en France, c’est que les enseignes veulent à tout prix conserver une image dorée de marque. Alors elles nous incitent à garder le sourire partout, tout le temps. Même si on doit le payer de notre intégrité mentale ou physique. » Et ce, alors que les entreprises ont l’obligation juridique de préserver leurs salariés des types d’agressions auxquelles Oscar a dû faire face.
Entreprise : une responsabilité à prendre à bras-le-corps
« Le mantra commercial du “client est roi” défendu par certaines sociétés ne doit jamais empiéter sur le devoir légal qu’elles ont de protéger leurs salariés », martèle l’avocate fondatrice du cabinet Alkemist, Elise Fabing. En se référant, notamment, à une décision de jurisprudence rendue par la Cour de Cassation, en 2016. Après que les prud’hommes aient été saisis, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français avait condamné une association pour « manquement à l’obligation de sécurité de ses salariés. » Au motif que l’organisme s’était rendu coupable d’un « défaut d’implication dans la prévention des risques de violences et d’incivilité » auxquels avait été exposée leur employée, à plusieurs reprises.
« En cas d’agression, n’importe quel salarié doit pouvoir se tourner vers sa hiérarchie », affirme l’autrice de Ça commence avec la boule au ventre (ed. Les Arènes, 2024). Tout simplement parce que l’entreprise, en tant que personne morale, « peut accompagner la plainte d’un salarié. » Mais aussi parce que les sociétés « ne doivent pas détourner le regard de ces maltraitances, et mettre en place des études de protection, ainsi que des formations adéquates pour anticiper les risques. » Autant de mesures de bon sens « oubliées » durant les débats liés aux dernières législatives, mais que la porte-parole du compte Instagram @balancetonagency, espère bien voir mises sur le devant de la scène politique à l’horizon de la présidentielle 2027. Seule condition, peut-être, pour que le bien-être des employés accomplisse un authentique pas en avant.
(1) Tous les prénoms ont été modifiés
Article écrit par Antonin Gratien, édité par Gabrielle Predko ; photo par Thomas Decamps.
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