« Au taf ? Je me fais chier… » : pourquoi personne n’ose dire la vérité
02 sept 2024
7 min
Tâches à répétition, manque d’interactions, perte de sens…. dis-donc, on ne se ferait pas toutes et tous un peu ch*** au bureau, sans jamais oser en parler ? Une inquiétude qui en dit long sur la valeur que nous accordons au travail.
Allez, avouez-le : ce n’est pas tous les jours folichon au bureau non ? Rassurez-vous, vous n’êtes pas seul·e. Peut-être que votre histoire fera écho à celle de Pierre (1), attaché de presse parisien, qui s’est ennuyé sec après avoir pris un poste de responsable des partenariats dans une grande institution publique d’enseignement. « J’étais fier de prendre ce poste qui me donnait plus de responsabilités et un vrai gain de salaire. On m’avait prévenu que c’était une création de poste, mais au bout d’une semaine, j’ai rapidement compris que rien ne se passerait. Je suis allé voir mon responsable qui m’a mis en soutien sur un petit projet d’événementiel qui n’était pas dans mon scope, et n’avait rien d’excitant », raconte-t-il, avant de confier n’avoir tenu qu’un tout petit mois malgré ses tentatives de s’accrocher au peu de contenu de son poste.
D’après une étude menée par Yann Vaucher, docteur en Business Administration et auteur de l’ouvrage « Arrêtez de vous ennuyer, Petit guide pour ne pas s’ennuyer au travail », le cas de Pierre est loin d’être isolé. 82,9 % des sondés perçoivent de l’ennui au travail (entre 1 heure et plus de la moitié du temps de travail ! ). Notons aussi que la perception de l’ennui au travail est en progression exponentielle, puisqu’en interrogeant « Google » sur les termes « ennui au travail » une progression de +126 % apparaissait entre 2012 et 2015 (Lemoine, 2007), alors qu’elle se situe à +2208 % entre 2015 et 2021 (Vaucher, 2022). Sans nécessairement aller jusqu’au bore-out, ce chiffre démontre que le spectre de l’ennui plane au-dessus de tous les travailleurs. Bien sûr, on s’ennuie généralement lorsque l’on n’a pas assez de tâches à abattre… mais la sensation d’ennui peut aussi poindre lorsque notre to-do est très remplie ! De même, les profils créatifs ne sont pas à l’abri, parce qu’ils connaissent des périodes d’activité en dent de scie. Et quand l’adrénaline fout le camp, l’ennui fait son apparition.
Autrice d’un article intitulé « On se ferait pas un peu chier ? » Séverine Bavon, cofondatrice de la newsletter CDLT, a été saisie par ce constat. « A priori, on s’imagine que ce sont les personnes qui occupent des jobs alimentaires qui s’ennuient le plus. Mais ce n’est pas vrai. En fait, ce sont souvent les personnes qui placent le plus d’attentes envers leur travail qui ont le plus de chance de ressentir de l’ennui », explique-t-elle. Pour Delphine Roset, dirigeante du cabinet Osalys et fondatrice de la Soft Academy, il faut reprendre la pyramide de Maslow pour comprendre que chez certains travailleurs, l’activité professionnelle ne sert qu’à nourrir leurs besoins primaires, sans autre attente particulière. « La question de l’ennui est corrélée à la place que l’on donne au travail dans notre vie et au sens que l’on y met », résume-t-elle.
Fait intéressant, les Français sont particulièrement exposés à ce phénomène en apparence contradictoire. D’après une grande étude menée à l’international sur plus de 20 000 personnes citée dans l’article de Séverine Bavon, ils sont les seuls à surindexer de très loin l’intérêt du travail parmi leurs premiers facteurs de motivation. S’il n’existe pas d’explication claire, on sait cependant que dans les pays anglo-saxons, l’aspect financier est davantage assumé et source de motivation.
« J’ai honte de dire que je m’ennuie »
Combien sont-ils alors les travailleuses et travailleurs dévorés par l’ennui ? Les chiffres semblent difficiles à trouver. D’après une étude QAPA réalisée en 2023, 76 % des Français estiment avoir un travail ennuyeux. Mais ils ne sont que 21 % à oser l’afficher clairement sur leur lieu de travail (c’est tout de même plus qu’en 2019 où ils étaient 10 %). Et pour cause, l’ennui au travail serait un véritable tabou, comme le suggère dans un article pour The Conversation Thomas Simon, assistant professeur au sein de Montpellier Business School. « Parler d’ennui dans un contexte organisationnel va à l’encontre des normes et des conventions qui régissent les relations interpersonnelles au travail », écrit-il. L’ennui reste très largement affublé d’une connotation négative. Il est souvent associé à l’oisiveté, à la paresse.
Il existe plusieurs raisons pour lesquelles on n’ose pas dire que l’on s’ennuie, à commencer par celle de la rémunération. L’unité transactionnelle du travail étant le salaire, nombreux sont les travailleurs qui ressentent une forme de trahison à l’idée d’être payés pour s’ennuyer. Ce fut le cas d’Aurélien, directeur d’achat depuis plus de 7 ans. « J’ai toujours eu des journées bien remplies mais dès que j’ai fait le tour de mon poste, je tourne en rond », avoue-t-il. Et pendant de nombreuses années, Aurélien n’a jamais osé s’ouvrir à ses proches sur cet ennui. « J’avais déjà l’impression de ne pas exercer un job intéressant, alors j’aurais eu du mal en plus à assumer devant les autres que je m’ennuyais. Et étant donné que j’étais bien payé et que je bénéficiais de beaucoup de flexibilité, je trouvais cela indélicat vis-à-vis des autres », confie-t-il. Pierre, lui non plus, n’a pas osé dire à ses amis qu’il s’ennuyait : « Déjà que je travaillais dans la fonction publique, j’avais peur de passer pour un imposteur, un planqué payé à ne rien faire. »
Outre cette crainte d’usurper un argent non mérité, l’ennui nous confronte également à des questions très personnelles. « M’ouvrir sur cet ennui m’aurait poussé à questionner mes choix et à me confronter à mon essence », admet Aurélien. De son côté, Pierre n’est pas en reste puisqu’il n’a pas hésité à mentir à ses amis lorsqu’il a finalement quitté son poste : « J’ai prétexté qu’on m’offrait un salaire plus attractif ailleurs. Dans une ville comme Paris où la valeur travail est cardinale et où la compétitivité fait rage, je ne me sentais pas capable de dire la vérité. » Et pour cause, le problème avec l’ennui au travail est que ce dernier a tendance à grever notre estime de soi, comme si l’ennui nous privait d’exprimer notre compétence et notre impact dans l’entreprise. Une étude allemande a ainsi démontré que plus les étudiants s’ennuyaient en cours, moins ils performaient aux examens, et moins ils s’impliquaient par la suite. Un sentiment de vacuité doublé d’une pénalité sociale. « En admettant que nous nous ennuyons, nous craignons d’être des personnes moins intéressantes, comme si nous ne contribuions pas assez à la société », analyse Séverine Bavon.
Une difficulté à distinguer son identité de son travail
Pour l’ex-RH et coache Delphine Roset qui a accompagné de nombreuses personnes qui s’ennuyaient lourdement au travail avant d’entamer une reconversion professionnelle, tout cela a trait aux croyances liées à l’ennui. Comme si d’un coup d’un seul, nous n’étions pas « suffisants ». « Il est souvent difficile de faire la distinction entre ce que l’on fait, et qui l’on est », relève-t-elle. Cela renvoie à des peurs profondes, à commencer par celle d’être jugé. Oser parler de cet ennui requiert donc du courage. C’est aussi le constat de Charlène Rissoan, coache professionnelle qui rencontre la même problématique chez les personnes qu’elle accompagne dans leurs transitions professionnelles. Elle se souvient ainsi du cas d’une jeune femme. « Elle travaille dans un spa et je suis la seule à qui elle a enfin confié l’ennui profond qu’elle ressent depuis plusieurs années maintenant. Aujourd’hui, elle est carrément en repli de sa vie sociale parce qu’elle ne souhaite pas se confronter à cette réalité. Elle n’a pas envie de renvoyer cette image de mal-être, ni de montrer qu’elle n’a pour l’heure la force de se mettre en mouvement », analyse-t-elle.
Parmi les racines de cette honte à s’ouvrir sur cet ennui, on peut enfin adopter un prisme plus sociétal pour comprendre les origines de cette culpabilité. « Nous évoluons dans une culture judéo-chrétienne qui a diabolisé l’oisiveté », analyse Séverine Bavon. Les parents d’hier et d’aujourd’hui sont, en effet, les premiers à œuvrer contre le vide en gavant l’agenda de leurs têtes blondes dès le plus jeune âge, ou encore en les sermonnant quand ceux-ci déclament à l’envie leur ennui. De son côté, Yann Vaucher s’est lui-aussi interrogé sur l’ennui, l’éthique et la morale, et ouvre une autre piste de réflexion : « Si l’on s’ennuie à mourir, qu’est-ce qu’on s’impose à soi-même que l’on ne voudrait pas imposer aux autres ? », écrit-il dans son ouvrage. Il enracine ainsi l’immoralité de l’ennui dans cette maxime : nous ne souhaitons pas faire subir à notre prochain ce que nous n’aimerions pas subir nous-même. Car, voyez-vous, l’ennui est contagieux et personne n’a foncièrement envie de plomber son équipe. « L’homo sapiens est altruiste, quand l’homo economicus est davantage tourné vers ses intérêts personnels parce qu’il doit gagner sa vie pour payer son crédit, ses impôts. Sauf qu’au fond de nos gènes, nous avons envie d’aider notre prochain, de lui rendre service. Tout cela conduit à des injonctions paradoxales et une forme d’ennui pouvant mener jusqu’au burnout ou bore out », analyse-t-il.
Plaidoyer pour la réhabilitation de l’ennui
Se confronter à son ennui n’est donc clairement pas chose aisée. D’abord parce que le jugement social nous retient d’en parler aux autres. Mais aussi car il s’agit d’aller chercher les besoins fondamentaux qui ne sont pas satisfaits dans son travail actuel : n’a-t-on vraiment rien à faire ? Ou manque-t-on de clarté dans ses objectifs, de visibilité sur un projet ? Est-ce à cause de la répétition de nos tâches, ou le fait que l’on ne se reconnaisse pas dans le projet de l’entreprise ? Dans son ouvrage, Yann Vaucher recommande l’outil Leonardo3.4.5 permettant de générer des profils de personnalités valorisant les atouts et les potentiels individuels au bénéfice du collectif.
De plus, il plaide pour la réhabilitation d’un ennui positif, celui du temps de la contemplation et de la prise de recul. D’ailleurs, dans des entreprises comme Google, des « focus time » permettent de libérer les agendas des salariés pour leur permettre de reprendre de la hauteur de vue. Des temps libres dont bénéficient particulièrement les populations d’indépendants, qui sont d’ailleurs celles qui s’ennuient le moins dans l’étude menée par notre interlocuteur. «Ces moments de vide sont essentiels pour opérer un alignement intrapsychique et s’assurer que nos valeurs sont toujours en adéquation avec notre environnement. Tout cela est essentiel pour limiter les risques psychosociaux et satisfaire nos trois besoins fondamentaux : la structure, la stimulation et la reconnaissance », analyse Yann Vaucher. Une analyse qui pourrait inspirer Pierre. « Autant j’estime que l’ennui peut faire émaner des choses positives dans ma vie privée, mais dans le travail, c’est plus compliqué. Dans mon cercle social, tout le monde travaille beaucoup, on aime tous dire que l’on est sous l’eau. Mais peut-être que ces moments “off” me permettrait de réfléchir à des sujets de fonds, comme les process de mes missions par exemple », admet-il.
Enfin, il faut souligner que nous ne sommes pas tous égaux face à notre perception de l’ennui. Certaines personnes vont avoir besoin de changer le monde à travers leur travail quand d’autres n’auront pas besoin que leur but dépasse leur propre finitude. « Nous avons tous des préférences comportementales qui vont de surcroît entrer ou non en collision avec le cahier des charges de l’entreprise », explique ainsi Yann Vaucher, avant de conclure qu’au-delà de l’éthique personnelle, c’est l’éthique des entreprises qu’il faut questionner, dans un monde où les bullshits jobs n’ont pas dit leur dernier mot.
(1) Le prénom a été modifié
Article écrit par Paulina Jonquères d’Oriola, édité par Clémence Lesacq, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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