« Le temps est le nouvel or noir des travailleurs »
03 jun 2024
8 min
Et si nous pouvions reprendre la pleine possession de notre temps, dans nos vies pro et perso ? Dans « L’ère du temps libéré - Propositions pour une révolution écologique et culturelle », Paul Montjotin et Charles Adrianssens de l’Institut Rousseau nous invitent à repenser collectivement notre utilisation de celui-ci, et esquissent les contours d’un monde nouveau.
Votre ouvrage part du constat que dans toutes les sphères de nos vies, nous sommes victimes d’un emballement du temps. Les Français disent ainsi « vouloir ralentir ». A tel point que nous serions 61% de salariés à souhaiter « gagner moins d’argent pour avoir plus de temps libre ». Est-ce à dire que nous ne voudrions plus travailler ?
Paul Montjotin : Nous faisons dans ce livre le constat d’un changement du rapport au temps. Un sondage d’Harris Interactive que nous citons en introduction révèle que 65% des Français estiment « manquer de temps pour faire tout ce qu’ils voudraient dans une journée ». Ce sentiment partagé d’une « dépossession du temps » a donc un effet sur le rapport au travail. Mais si beaucoup de choses ont été écrites récemment sur une « épidémie de flemme », nous récusons cette analyse-là. Nous pensons qu’il n’y a pas une crise de la valeur du travail et de l’effort, mais une crise du travail en lui-même, qui a plusieurs dimensions. Il y a d’abord bien sûr un enjeu de partage de la valeur : de plus en plus de personnes ont du mal à vivre dignement de leur travail. Il y a ensuite une crise du sens du travail. D’une part du fait de nouvelles organisations qui tendent à réduire le travail à la réalisation d’objectifs mesurables et peuvent produire un sentiment de déshumanisation au travail. D’autre part, l’urgence écologique soulève une interrogation nouvelle : pourquoi travailler si ce travail alimente un système économique qui fragilise les conditions de vie sur terre ? C’est l’interrogation soulevée en particulier par les plus jeunes, à travers le « Mouvement pour un réveil écologique », notamment, qui appelle les étudiants à boycotter les entreprises polluantes. Pour résumer, la question n’est pas tant « voulons-nous travailler ? » que « pourquoi travaillons-nous ? ».
Dans le travail comme dans le hors-travail, vous écrivez que « nous alimentons nous-mêmes la dynamique d’accélération que nous subissons ». Que voulez-vous dire ?
Notre époque contemporaine est caractérisée par un phénomène d’accélération qui a été très bien analysé, en particulier par le philosophe Hartmut Rosa. Pour résumer, nous avons aujourd’hui constamment l’impression de courir après quelque chose. Les nouvelles technologies en sont en partie responsables, mais c’est nous aussi, collectivement, qui choisissons de les utiliser. Avant, on se prenait un café tous ensemble avant ou après une réunion, on créait du lien ; aujourd’hui en une après-midi chez soi, on peut enchaîner dix visio. C’est à la fois un progrès en termes d’efficacité, et en même temps c’est une intensification constante. Le temps qu’on pourrait gagner on ne le gagne pas puisqu’on le remplit toujours plus.
Face à cette pression, vous faites du temps un objet politique à part entière, et proposez des mesures concrètes pour « libérer le temps ». Qu’est-ce que le temps libéré ?
Le projet politique que nous esquissons dans le livre consiste à redonner à chacun la maîtrise de son temps. Le « temps libéré » c’est donc le temps librement choisi, un temps consenti qui nous émancipe. C’est un temps libéré des temps contraints : celui des transports, les charges domestiques etc. Après, c’est à chacun de définir son propre « temps libéré » : certains seront heureux de pratiquer des loisirs, quand d’autres continueront à s’épanouir toujours plus au travail.
On comprend que le temps de travail puisse être « libéré », que nous gagnerions tous à être moins contraints… Mais en quoi le temps hors du travail doit-il également l’être ?
Il faut bien comprendre qu’il y a à la fois la question du temps de travail qui est en jeu, mais également la question de ce que l’on fait de son temps libre. Lorsque l’on voit par exemple le nombre d’heures que nous passons sur nos smartphones, accaparés par l’économie de l’attention sur nos réseaux sociaux, il faut nécessairement s’interroger sur la destinée de ce temps libre. Si celui-ci est uniquement un temps de consommation supplémentaire, on aura juste libéré du temps pour les GAFAM…
« Nous ne considérons pas qu’il y a pas un « bon » et un « mauvais » temps libre. La politique du temps libéré c’est pour redonner des possibilités, des droits, créer des incitations pour réorienter la société. » - Paul Montjotin, co-auteur de « L’ère du temps libéré ».
Pour autant, on ne peut pas forcer les gens à s’engager dans des associations plutôt que d’aller faire du shopping ou scroller sur Instagram pendant leur temps libre… Ce que vous appelez de vos vœux, ce « temps partagé » qui nous unirait dans le lien social, n’est-il pas une utopie ?
C’est un peu la question piège… Concrètement, les pouvoirs publics ne peuvent pas dicter l’usage du temps libre aux gens, sinon, c’est la définition d’une dictature. Par contre, l’action publique peut ouvrir des possibilités et inciter des usages. Par exemple, le fait de rénover des infrastructures de sport et de loisirs, ça pousse les jeunes à y passer du temps. Mais après, on ne va pas obliger les gens à aller faire du sport ou à profiter des musées s’ils devenaient gratuits… Nous ne considérons pas qu’il y a pas un « bon » et un « mauvais » temps libre. La politique du temps libéré c’est pour redonner des possibilités, des droits, créer des incitations pour réorienter la société. Et plutôt que condamner des usages, il faudrait s’interroger collectivement : qu’est-ce qu’on a à offrir aux jeunes comme temps non-marchand, comme temps émancipateur ?
La réduction du temps de travail ne vous apparaît pas comme un objectif en soi. Pourquoi ?
Nous pensons que le temps choisi du travail devrait être propre à chacun. Selon le métier que l’on exerce, sa pénibilité, mais selon aussi nos périodes de vie, nous avons plus ou moins l’envie ou la possibilité de nous développer dans le travail, c’est un fait ! Il faut redonner du pouvoir à chacun sur son travail, qui doit pouvoir être davantage choisi plutôt que subi, ce qui ne signifie pas d’imposer une réduction du temps de travail pour tout le monde. (Il marque une pause) C’est une question compliquée… car si l’on réfléchit d’un point de vue écologique, nous allons devoir sortir du productivisme et réduire nécessairement certaines formes de travail. Et en même temps la décarbonation de notre économie va nécessiter beaucoup de travail supplémentaire.
Justement, vous expliquez que l’accélération du temps a des conséquences sociales et écologiques. Que voulez-vous dire ?
Quand on demande aux gens ce qu’ils feraient d’un temps libéré, la première chose qui ressort c’est le lien social : s’occuper de ses enfants, de ses parents, s’engager à titre bénévole, cuisiner des plats maison au lieu d’acheter de l’industriel… Ce sont des activités qui ont une vraie valeur pour la société. C’est pour cela que nous parlons de révolution écologique et culturelle dans le livre : parce que nous pensons réellement que libérer le temps de chacun permettrait d’améliorer le bien-être de tous.
Libérer le temps, c’est finalement envisager un autre modèle de société… Vous parlez même de “révolution” !
Nous sommes plus réformistes que révolutionnaires… Dans l’ouvrage, nous proposons de nombreuses mesures, qui s’additionnent, et qui, mises bout à bout, pourraient changer le visage de la société. C’est ce que nous appelons le « réformisme radical ». Finalement, il s’agit surtout d’accepter de faire des pas de côté par rapport aux normes que nous impose la course folle de l’économie actuelle. Accepter de donner plus de temps aux individus, ça ne coûte pas grand chose, mais cela crée les conditions de changer en profondeur la société.
« Il y a une réelle aspiration à décélérer… Le paradoxe c’est que le monde du travail s’est intensifié en parallèle, ce que souligne par exemple le phénomène des burn-out en hausse ces dernières années. » - Paul Montjotin, co-auteur de « L’ère du temps libéré ».
Vous identifiez notre envie de ralentir à la période Covid. Vous évoquez la civilisation du cocon, notre remise en cause de la place centrale du travail dans nos vies, le conscious quitting… Mais depuis quatre ans, n’avons-nous pas largement repris nos courses frénétiques ? Les burn out semblent partout !
Cette période covid a permis à beaucoup de gens de faire l’expérience d’autres formes de temporalité. Ils se sont demandés quoi faire de leur temps : apprendre le bricolage, changer de métier… Et c’est à partir de là qu’on a vu de nouvelles aspirations, notamment au niveau de l’équilibre de vie. Nous, nous voyons des signaux faibles qui montrent qu’il y a une réelle aspiration à décélérer. L’explosion de pratiques comme celles du yoga - dont la pratique en France a augmenté de 300% entre 2020 et 2023 - ou de la randonnée - aujourd’hui sport le plus pratiqué en France avec 27 millions de pratiquants - expriment bien une aspiration à ralentir. Après oui, le paradoxe c’est que le monde du travail s’est intensifié en parallèle, ce que souligne par exemple le phénomène des burn-out en hausse ces dernières années.
Vous rappelez que le temps de travail a été divisé par deux en moyenne entre 1900 et 2000, pourtant il s’est « accéléré ». Comment l’expliquez-vous ?
La technologie a transformé nos vies : avant, on sortait du bureau et tout s’arrêtait, aujourd’hui les mails et les notifications ne s’arrêtent jamais. Il y a globalement le problème de cette intensification du travail que décrivent très bien Corinne Gaudart et Serge Volkoff dans leur ouvrage « Le travail pressé ».
Vous faites une distinction entre l’emploi et le travail : qu’elle est-elle ? Et pourquoi est-ce si important de les dissocier ?
Le travail, c’est l’activité par laquelle l’Homme, depuis la nuit des temps, projette son imaginaire sur le réel pour le transformer et rendre le monde habitable. L’emploi est de son côté une création beaucoup plus récente : c’est un cadre marchand dans lequel un individu échange son travail dans un temps horaire défini contre un salaire et un certain nombre de protections. Aujourd’hui, de nombreuses activités non-marchandes, qui constituent du travail, sont effectuées sur le temps libre : 20 millions de bénévoles donnent par exemple chaque année de leur temps à une association. Plus de 9 millions de personnes apportent une aide régulière à un proche en situation de fragilité etc.
Dans notre livre, nous défendons l’idée que libérer du temps peut aussi permettre de développer d’autres formes de travail qui ne rentrent pas dans la sphère marchande mais qui sont pour autant utiles pour la société.
L’emploi manque, mais pas le travail… Que tirer de cette conclusion, à un moment où la France durcit le ton envers l’assurance chômage ?
Cette question « emploi-travail » est particulièrement importante quand on l’inscrit dans les transitions écologique et sociale. Aujourd’hui, il y a des besoins en travail qui ne sont pas pourvus par le marché du travail. Il y a d’ailleurs un dispositif expérimental, « Territoires zéro chômeurs de longue durée », qui tentent d’apporter des solutions locales à ce manquement et connaît un réel succès. L’institut Rousseau, où l’on travaille avec Charles (Adrianssens, co-auteur de l’ouvrage, ndlr.) défend à ce titre une proposition « La garantie à l’emploi vert » dont l’objectif est de répondre aux besoins essentiels - protection des forêts, de la biodiversité, entretenir les espaces verts etc. - qui ne sont pas couverts par la sphère marchande, en décidant collectivement que ces besoins sont prioritaires et qu’ils méritent donc que l’on rémunère des personnes pour y travailler. En faire des emplois en somme.
« La question sera de savoir comment faire en sorte que ce temps soit « bon » pour les individus comme pour la société. » - Paul Montjotin, co-auteur de « L’ère du temps libéré ».
Pour vous, le travail doit rester central dans nos vies, mais il faut équilibrer temps de travail et temps libéré. Quelles sont les mesures qui permettent cela ?
Ce que nous défendons dans notre livre c’est : comment redonner à chacun la maîtrise de son temps. Les pouvoirs publics se sont saisis de cette question de longue date, en instaurant les congés payés par exemple, ou plus récemment lorsque le Premier ministre a proposé de tester la semaine en 4 jours dans le public. Tout ce qui apporte de la flexibilité nous apparaît essentiel !
D’autres propositions vont également dans ce sens. C’est le cas par exemple du compte épargne temps universel (Cetu), qui a fait l’objet, en avril dernier, d’un accord avec l’Union des entreprises de proximité (U2P), la CFDT et la CFTC, et qui pourrait permettre plus de maîtrise sur son temps de travail tout au long de la vie professionnelle.
Mais finalement ce qu’on a constaté en écrivant ce livre c’est que les entreprises sont les premières à innover sur la question du temps libéré ! « Congés respiration », « Congés de priorité personnelle » etc. les entreprises rivalisent sur ce sujet. Le temps est le nouvel or noir des travailleurs, des nouvelles générations en particulier. Les entreprises en sont désormais bien conscientes et s’en saisissent pour attirer et fidéliser leurs salariés.
Dans notre ouvrage, nous développons aussi l’idée d’un droit opposable à l’engagement des salariés volontaires, une proposition inspirée par la pratique du mécénat de compétences portée par des structures comme la plateforme Vendredi.
Ensuite, une fois ces solutions misent bout à bout pour que chacun accède à un temps libéré, la question sera de savoir comment faire en sorte que ce temps soit « bon » pour les individus comme pour la société.
Article écrit par Clémence Lesacq et edité par Matthieu Amaré - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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