Salaire décent : la politique salariale la plus « juste » ?
01 jul 2024
5 min
Le salaire minimum est-il suffisant pour vivre décemment ? Pas toujours. Dans certains pays, celui-ci est trop faible ou carrément inexistant. En France, le fameux SMIC est bien en place, mais n’a pas évolué au même rythme que le coût de la vie, si bien que les écarts de rémunération se sont creusés au fil du temps. Un état de fait qui laisse entrevoir à notre experte Laetitia Vitaud une question : les entreprises doivent-elles se contenter des rémunérations légales ou viser des salaires plus « justes » ?
En avril 2024, c’est le groupe Michelin qui a, à nouveau, jeté un pavé dans la mare. Son président, Florent Menegaux, a ainsi déclaré que le salaire minimum n’était pas suffisant et que son groupe mettait en place une politique de « salaire décent » pour ses 130 000 salariés à travers le monde. Dit autrement, il s’agit d’un salaire minimum vital. L’idée peut sembler simple, mais, en pratique, les comparaisons internationales sont complexes. Derrière les annonces faites par certaines multinationales, le diable se cache dans les détails.
Outre la montée du populisme et le ressentiment face à l’inflation des dernières années, il y a pour les entreprises de bonnes raisons de s’interroger sur le niveau « juste » de leurs rémunérations, parmi lesquelles leur capacité à recruter des travailleurs qui manquent aujourd’hui à l’appel.
L’idée pas toute neuve d’un salaire décent pour vivre « dignement »
En bon anglais, le « fair living wage » est défini comme une rémunération suffisante pour permettre à un travailleur et sa famille de vivre dignement. Ce qui signifie que le salaire doit couvrir leurs besoins fondamentaux comme la nourriture, le logement, l’eau potable, l’éducation, les soins de santé, les vêtements, le transport… ainsi qu’une épargne de précaution pour les imprévus. La notion remonte au début du XXᵉ siècle, lors des premiers mouvements pour les droits des travailleurs et la mise en place des normes internationales du travail. Fondée en 1919, l’Organisation internationale du travail (OIT) a notamment été l’une des premières institutions à promouvoir l’idée d’un salaire garantissant des conditions de vie convenables.
Puis, en 2000, le Pacte mondial des Nations unies, lancé par Kofi Annan, a encouragé les entreprises à adopter des politiques socialement responsables. Des grands groupes comme Danone et L’Oréal ont ainsi commencé à mettre en pratique des politiques de salaire décent, cherchant à aller au-delà des exigences légales pour assurer un niveau de vie digne à leurs employés. Dans le même temps, la Global Living Wage Coalition et le Fair Wage Network ont travaillé à définir et quantifier le salaire décent, soulignant la nécessité d’une unification des définitions pour une meilleure mise en œuvre. Enfin, en 2022, une directive européenne a été adoptée pour harmoniser les rémunérations minimales, visant une convergence vers le haut.
Santé, éducation, logement : ce que le salaire ne dit pas
À la différence du salaire minimum, souvent fixé en fonction de considérations politiques plutôt que des besoins réels des travailleurs, la définition du salaire décent est plus ambitieuse. Mais elle est aussi beaucoup plus complexe à déterminer tant la « nécessité » des uns peut être le « luxe » des autres. C’est bien connu, par exemple, aux États-Unis les salaires sont en moyenne beaucoup plus élevés qu’en France. Mais un salaire français, « chargé » de cotisations patronales et salariales, comprend l’accès aux soins de santé, tandis qu’un salarié américain doit payer en plus une assurance, des soins et des médicaments bien plus chers. En bref, à salaire égal, le système local de healthcare peut sauver ou ruiner un travailleur en cas de gros souci de santé. Sans oublier que même à l’intérieur d’un pays, certains territoires sont des déserts médicaux où les soins médicaux sont moins accessibles qu’ailleurs.
De la même manière, l’éducation varie considérablement d’un pays à l’autre. Dans certains, les coûts de l’éducation sont exorbitants, rendant parfois l’accès à l’enseignement supérieur inaccessible pour les foyers modestes. En Europe, en revanche, l’éducation est largement subventionnée par les États, permettant aux étudiants d’accéder à des universités publiques à des coûts relativement accessibles, souvent complétés par des aides financières pour les familles à faibles revenus. Et puis là encore, l’éducation peut être inégalement répartie au sein d’un même pays, influençant directement les opportunités des jeunes générations. Idem pour le logement, premier goulot d’étranglement du marché du travail désormais : l’écart entre les salaires et les conditions d’accès au logement est très variable d’un pays (voire d’une région) à l’autre. Le niveau des loyers, la fluidité du marché, l’état moyen et la taille des logements varient considérablement.
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Le casse-tête de l’harmonisation des politiques salariales à l’international
C’est pourquoi l’adaptation de la notion de salaire décent aux réalités locales représente un défi majeur, avec des coûts de la vie, des modèles familiaux et des normes culturelles très variés. Cette question se pose de manière particulièrement criante dans les groupes internationaux, où certaines populations sont rémunérées en fonction de normes de pays riches, tandis que d’autres se contentent des minimas minimalistes de pays plus pauvres. Or, un salaire ne recouvre pas la même chose d’un pays à l’autre : la fiscalité qui s’applique varie, et on n’a pas la même chose pour la même somme. En bref, on compare sans cesse des choux et des carottes. Un constat réalisé par le président de Michelin, dont les salariés travaillent dans 175 pays différents : « *Les réalités ne sont pas les mêmes entre Clermont-Ferrand, Paris, Bangkok, Shanghai. »
Pour Virgile Raingeard, CEO de Figures, l’harmonisation de la politique salariale à l’international représente effectivement un exercice périlleux. « Il n’existe pas de normes publiques transparentes, normalisées et utilisables par tout le monde. C’est pour cela que c’est si complexe. Idéalement, cela devrait être pris en charge par un organisme international indépendant. Mais rien de tel n’existe », précise-t-il. Ce n’est donc pas évident de déterminer le « juste » niveau des rémunérations, surtout quand les minimas légaux sont faibles. Florent Menegaux, quant à lui, a pris le parti de définir un montant variable du salaire décent de région à région pour répondre aux besoins des 5 % de collaborateurs qui étaient payés en deçà du salaire décent : « À Paris, c’est deux fois le SMIC, tandis qu’à Clermont Ferrand, c’est 20 % au dessus. »
Vers un mouvement en faveur d’une politique salariale « juste » malgré les contraintes ?
Plusieurs entreprises multinationales se sont engagées à verser à leurs employés un salaire décent à travers le monde, reconnaissant l’importance d’une rémunération équitable pour le bien-être de leurs travailleurs et la durabilité de leur activité. Parmi elles, Unilever a promis de s’assurer que tous ses travailleurs (y compris ceux des fournisseurs) recevront un salaire décent d’ici 2030. Patagonia a également pris des mesures pour assurer des salaires équitables et des conditions de travail décentes tout au long de sa chaîne d’approvisionnement. Mais le chemin vers l’adoption généralisée d’un salaire décent sera encore long, surtout dans les pays en développement où l’économie informelle prédomine. Et puis, faire mieux que les salaires minimaux, la plupart du temps, c’est faire peu.
Même en France, aller plus loin que le SMIC n’est plus la panacée ! « Je suis sensible à tous les discours sur la différence entre salaire minimum et salaire décent parce que le SMIC en tant qu’indice légal s’éloigne peu à peu de ce qui est nécessaire pour vivre décemment, surtout si on prend en compte les écarts de salaires qui s’accroient », argue Virgile Raingeard à ce propos.
De quoi laisser envisager un mouvement de grande ampleur ? Rien n’est moins sûr pour le CEO de Figures. « À la suite de Michelin, d’autres groupes du CAC 40 ont engagé des réflexions sur le sujet, mais la plupart sont actuellement plus préoccupés par la transparence salariale qu’il faudra mettre en place suite à la directive européenne. Combien d’entreprises auront assez de bande passante pour s’attaquer au salaire décent ? »
Pourtant, dans certains métiers, secteurs et zones géographiques, il est devenu particulièrement difficile de recruter et retenir des travailleurs rémunérés seulement au SMIC. Considérer le salaire décent devient alors une nécessité économique. Au fond, et si c’était vraiment payant d’être « décent » ?
Article rédigé par Laetitia Vitaud et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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