Jouer un migrant ou fuir les nazis... Ces team building qui vont trop loin

18 jun 2024

4 min

Jouer un migrant ou fuir les nazis... Ces team building qui vont trop loin
autor
Marlène Moreira

Journaliste indépendante.

colaborador

Peut-on tout se permettre quand on organise un team building ? Décryptage d’une quête d’originalité à tout prix qui dessert les entreprises.

Les team buildings, reflets de la culture d’entreprise et vecteurs de cohésion (ou pas ?), sont devenus monnaie courante dans le monde du travail. Pour se démarquer dans ce domaine, certaines boîtes introduisent de nouveaux concepts… parfois extrêmes ou de (très très) mauvais goût. Comment analyser cette course à la surenchère ? Quelles sont les conséquences de ces pratiques ? Réponses de Xavier Philippe, professeur associé en sociologie du travail.

Ces moments de cohésion à l’efficacité non-prouvée

Avant de plonger dans des anecdotes aussi dérangeantes que révélatrices, il est important de s’interroger : les team buildings sont-ils réellement efficaces ? « Ce que l’on observe, c’est que les entreprises ne se posent même pas la question », commence Xavier Philippe, qui a co-rédigé une étude sur les errances du team building avec Thomas Simon. L’expert souligne que malgré le manque de preuves, les entreprises continuent de miser sur ces dispositifs, convaincues qu’au pire, « cela ne pourra pas faire de mal », partage-t-il. Or, c’est loin d’être le cas. « Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les gens ne sont pas forcément contents qu’on les force à s’amuser ou à vivre des expériences “sensationnelles”. Plus on vous force dans ce type d’activités, plus vous devenez suspicieux sur les véritables intentions qu’il y a derrière », alerte-t-il.

Des scénarios de mauvais goût

Charline, employée dans une scale-up, se souvient de son premier team building. « Nous réunissions, pour la première fois, les équipes françaises et européennes, commence-t-elle. Le prestataire qui organisait la journée a eu la brillante idée d’imaginer un dérivé d’escape game sur un thème dit “historique”… » Équipés d’une carte siglée d’une croix nazie, les participants ont alors pour mission de « fuir la ville pendant l’invasion allemande… ». Malaise général. Consciente qu’elle n’est pas responsable de ce choix malheureux, Charline se souvient s’être sentie terriblement coupable et gênée. « J’ai passé beaucoup de temps avec ma collègue allemande, qui était complètement atterrée par la situation. J’ai essayé de lui changer les idées, lui montrer que nous étions, nous aussi, très mal à l’aise, confie-t-elle. Bref, je doute vraiment que cela ait servi la cohésion d’équipe. »

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Éloïse, salariée d’une TPE, a vécu une expérience tout aussi déplaisante. Pour son premier team building dans l’entreprise, supervisé par une association intervenant lors de catastrophes naturelles, le programme surprise est insolite : vivre une journée dans la vie d’un migrant. Sans préavis, les participants reçoivent des sacs de randonnée, des tentes et des matelas. « On a passé l’après-midi à marcher en plein soleil. J’ai rapidement eu une petite insolation, se souvient-elle. J’ai été déçue. C’était mon premier team building et je m’imaginais vivre une expérience plus agréable que de devoir dormir en tente avec mes collègues et aller aux toilettes à l’autre bout du parc en pleine nuit. » Pourtant, elle reconnaît que tous n’ont pas vécu l’expérience de la même manière. « Les moins téméraires comme moi n’en ont pas gardé un très bon souvenir, mais les plus sportifs ont adoré ! », ajoute-t-elle.

Entre surenchère et instrumentalisation du malheur

Xavier Philippe se dit scandalisé par ces pratiques.
« L’instrumentalisation du malheur est un total manque d’éthique. Au-delà des convictions morales des uns et des autres, on recourt à des procédés choquants : on utilise des drames qui ne sont pas ceux des individus », souligne-t-il. Des pratiques d’autant plus critiquables qu’elles peuvent provoquer des dégâts importants, et créer un malaise profond parmi les participants.
« Il ne faut pas oublier que dans des situations similaires mais réelles, un accompagnement est proposé aux victimes », alerte-t-il. Ces activités de team building, bien que temporaires, agissent comme des épouvantails. « On met en place des dispositifs qui sont de nature temporaire, comme la violence ou l’amusement, ce qui détourne des vraies questions sans les traiter par la suite », explique le sociologue.

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La pression insidieuse de la performance

D’après le sociologue, cette course à l’extrême dans les activités de team building est symptomatique d’un « vide conceptuel ». « On n’a pas de fond, pas de vérité sur le bénéfice de ces moments de cohésion, alors les entreprises jouent avec des concepts pseudo-scientifiques pour donner une contenance. C’est une concurrence pour des expériences toujours plus spectaculaires, car plus l’expérience est extrême, plus elle sera consommée. » La recherche de la performance à tout prix conduit à des situations absurdes, voire toxiques.

Et au-delà des scénarios de mauvais goût, la pression exercée sur les collaborateurs lors de ces activités peut être insidieuse et délétère : « Les employés sont souvent sommés de “jouer le jeu” sous peine de passer pour des rabat-joie », observe-t-il. De la participation à des activités extrêmes, à la consommation d’alcool caractéristique de la fin de journée, ne pas se conformer à ces attentes sociales peut rapidement faire passer un collaborateur pour quelqu’un de non performant ou d’insociable. « Sur quelques jours, je doute que cela ait un effet réellement négatif sur la culture de l’entreprise. Mais dans des environnements très concurrentiels ou dans des organisations qui ne vont pas bien, cela peut renforcer les problèmes ou avoir un réel impact sur la culture managériale », alerte-t-il.

Alors, comment concevoir des team buildings plus éthiques ? Que devraient faire les entreprises pour éviter ces dérapages ? Selon Xavier Philippe, il est essentiel de commencer par impliquer les collaborateurs dans l’élaboration de ces moments de cohésion. « Et surtout, ne pas aller vers de l’injonction à la performance à tout prix », suggère-t-il. Le message est clair : il est grand temps de dénoncer l’appauvrissement moral que représentent ces team buildings extrêmes. L’objectif doit être de faire plaisir, pour renforcer la cohésion. « Et pourquoi pas aller au cinéma ou organiser une visite commentée d’un musée, après tout ? », termine Xavier Philippe. Un film, du pop-corn et des fauteuils confortables : finalement, les solutions les plus simples sont peut-être, aujourd’hui, les plus inattendues.

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Article écrit par Marlène Moreira, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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