« Le sédentarisme tue » : quelle(s) responsabilité(s) pour les entreprises ?
11. 4. 2024
7 min.
Qualifiée par certains de “nouveau tabagisme”, la sédentarité inquiète les experts de la santé et de plus en plus d’entreprises, qui œuvrent pour encourager leurs employés à davantage bouger. Mais est-ce vraiment de leur responsabilité ? Et qu’attendent réellement les salariés de leur part ?
Le chiffre est éloquent. Selon l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), 95 % de la population française adulte est exposée à un risque de détérioration de la santé par manque d’activité physique ou un temps trop long passé assis. « C’est évidemment une question de santé publique globale », pose Camille Rabineau, fondatrice du cabinet de conseil Comme on travaille, et membre du Lab de Welcome to the Jungle. « Mais parce qu’un salarié passe en moyenne 35 heures par semaine à son poste de travail, il est évident que l’employeur ne peut détourner le regard du sujet », pointe l’experte de l’aménagement des espaces de travail.
Dr Jean Caron, médecin du travail au Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, s’inquiète de son côté des dégâts considérables de cette sédentarité qui va crescendo. Et de citer les travaux du Pr Carré, cardiologue français qui prédit l’apparition des premiers infarctus à l’âge de 30 ans, contre 40 aujourd’hui (ce qui est déjà très jeune !). En 2025, il y aura 750 000 à 1 million de nouveaux malades chroniques par rapport à l’année 2020, et de plus en plus jeunes. « C’est aussi alarmant que le tabagisme. Ce qui est étonnant, c’est que l’on en soit là alors qu’il n’y a pas de lobby pour s’élever contre nous, ce qui fut le cas pour le tabac », regrette le médecin.
Car au bout du compte, tout le monde s’accorde sur les dangers de la sédentarité et le rôle des entreprises dans cette lutte : un baromètre datant de 2015 démontrait (déjà !) que 95 % des dirigeants estimaient que l’entreprise a un rôle important à jouer dans la santé et le bien-être des salariés, tandis que 86 % des collaborateurs partageaient ce point de vue. D’ailleurs, si l’on se réfère à la responsabilité légale des employeurs, il leur incombe d’assurer la santé et la sécurité de leurs collaborateurs, y compris en offrant un cadre de travail adéquat aux télétravailleurs. « Il s’agit d’une obligation de moyens renforcés. Je ne serais pas étonné qu’à l’avenir, la législation se durcisse sur le sujet », affirme le Dr Jean Caron. Parmi les pionniers à l’étranger, la loi impose déjà au Danemark et en Suède l’accès à un plan de travail électrique réglable en hauteur pour toute personne qui travaille plus de 20 heures hebdomadaires au bureau.
En France, les politiques publiques ne vont pas aussi loin, c’est donc à l’employeur de choisir d’en faire un sujet en interne, ou non. Et les plus grandes entreprises ont naturellement davantage de budget à y consacrer. Chez PwC France et Maghreb, acteur historique du consulting et de l’audit, la question a été tranchée : « Nous assumons une politique très volontariste en la matière : remboursement d’un abonnement Gymlib, mise en place de challenges pour tous les employés, organisation de compétitions sportives, forfait mobilité douce… C’est un pilier de notre stratégie RH qui est directement lié au sujet de la performance individuelle et collective. C’est un fondement de notre culture d’entreprise », affirme Amandine Aury, DRH de PwC France et Maghreb. Preuve de son appétence pour l’activité physique, le cabinet fait partie des partenaires officiels des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.
Cols blancs, cols bleus, même gymnastique !
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les cols blancs des bureaux ne sont pas les seuls à être exposés aux risques de la sédentarité. Pour ceux que l’on nomme les « cols bleus », c’est le travail posté qui pose problème. Ergonome au sein des ateliers Louis Vuitton, Évangéline Aulié nous explique que le sujet est pris à bras le corps ces dernières années dans les ateliers de confection. « Le travail posté étant délétère pour la santé, les maroquiniers sont désormais polyvalents dans les ateliers. Ces changements de postes permettent d’éviter la répétition des mouvements », explique-t-elle. En sus, cette modification d’organisation permet aussi d’accroître la satisfaction des ouvriers qui maîtrisent toute la chaîne de production d’un sac.
Car au-delà du bien-être physique, la santé mentale est globalement améliorée, et avec elle le fameux taux d’engagement. Depuis la mise en place de toutes ses initiatives en faveur de la promotion du sport, PwC nous indique avoir augmenté son taux d’engagement de 5 %. Lisa, consultante sénior dans le cabinet de conseil et d’audit, le confirme : « Le sport joue un rôle crucial dans mon quotidien en me permettant de rester en forme physiquement et mentalement. Je saisis avec enthousiasme les initiatives de mon employeur, par exemple, à travers ma participation à un tournoi de rugby à 7 au sein de l’équipe féminine, une initiative géniale », se réjouit-elle. Comme 40 % des collaborateurs de PwC, Lisa a également participé au challenge sportif et solidaire de PwC “Be Well, Work Well” qui consiste à cumuler 20,24 km d’activités variées pendant une quinzaine de jours (running, marche, jardinage, équitation, nage, vélo…). Grande gagnante du challenge, elle a même pu obtenir des places pour les Jeux de Paris 2024. De plus, le challenge se joue entre équipes et permet de lever des fonds pour une association caritative. « Cette dimension sociale est cruciale selon moi, et permet d’augmenter le taux d’adhésion au challenge », analyse la DRH Amandine Aury.
« Il est important d’avoir une approche holistique du sujet »
Pourtant, force est de constater que la promotion de l’activité physique ne fonctionne pas auprès de tous les salariés. « L’employeur ne peut pas tout, chacun est responsable de sa santé et de son hygiène de vie », lance Grégory Mollet Vieville, co-fondateur de Conquer Your Day, une société de conseil et de services qui conceptualise, pilote et gère tous types de projets liés au bien-être. Le spécialiste recommande ainsi une stratégie à différents niveaux, à commencer par une politique de prévention pour sensibiliser le public le plus éloigné du sujet. « Mais attention, je pense qu’il faut se détacher des termes anxiogènes comme les risques psychosociaux et troubles musculo-squelettiques », ajoute-t-il, préférant parler de politiques pour lutter contre la sédentarité.
Pour une prise en main du sujet en douceur, on peut par exemple jouer sur “le design actif” des bureaux : ou comment repenser l’espace et les bâtiments afin d’encourager l’activité physique. « C’est encore timide, mais les projets d’aménagement commencent à remettre les escaliers à une place centrale », affirme Camille Rabineau. Par exemple, le nouveau siège de Sanofi en a fait une pièce maîtresse, un lieu de sociabilisation. Au sein de ses bureaux de Montpellier, le géant pharmaceutique a également installé un parcours de marche de 3,5 km dans son immense parc. « Ce n’est pas du tout anecdotique, je voyais vraiment des employés l’utiliser », rapporte Évangéline, l’ergothérapeute, qui a travaillé chez Sanofi. Autre initiative intéressante dans l’aménagement : la présence de parkings à vélo faciles d’accès et “accueillants” (soit, pas au 5ème sous sol sans ascenseur), pour promouvoir la mobilité douce.
Dans la continuité de cette politique des espaces, « on peut s’appuyer sur le nudge marketing », ajoute Grégory Mollet Vieville. Par exemple, des QR codes peuvent encourager les salariés à prendre les escaliers. De manière générale, les techniques de gamification fonctionnent bien, qu’il s’agisse d’encourager le mouvement dans les bureaux ou d’organiser des challenges interactifs. « J’ai moi-même participé à un challenge quand j’étais chez Sanofi. Comme je ne voulais pas faire perdre mon équipe, je me fixais chaque soir de faire mon nombre de pas quotidiens », confie Évangéline.
De son côté, le Dr Jean Caron plébiscite le mobilier flexible qui permet une alternance de positions (plan de travail réglable en hauteur, vélo bureau, siège ballon, pédalier elliptique de bureau, etc.). « Les études montrent que la sédentarité cumulée est dangereuse. Mais on sait par exemple que si on se lève pour bouger 5 minutes toutes les heures, on annule en partie les effets néfastes. En ergonomie, il n’existe pas de “bonne” position ; ce qu’on privilégie, c’est le mouvement. On peut donc utiliser tout ce nouveau mobilier, mais toujours en alternance. »
Salarié d’un géant du secteur bancaire, Olivier, 36 ans, explique être devenu adepte de son bureau debout : « Je l’utilise depuis quelques mois car j’avais de grosses douleurs au bas du dos. Je le privilégie quand j’ai des temps passifs comme les réunions. Pour l’instant, j’en suis satisfait », rapporte-t-il. Pauline, content manager, s’est quant à elle acheté un siège-ballon pour travailler depuis son domicile : « Je me force à l’utiliser en alternance avec ma chaise classique pour ne pas être toujours dans la même position. Je fais des mouvements du bassin avec. C’est une manière d’être un peu moins fixe même si ce n’est pas magique. Après 8 heures de travail à mon poste, j’ai toujours des raideurs dans la nuque le soir », concède-t-elle.
Du sport quand je veux, où je veux !
Finalement, la sédentarité semble proche d’autres problématiques RH du moment : « Pour améliorer le taux d’adoption, les salariés veulent avant tout de la flexibilité », scande Grégory Mollet Vieville. Il en veut pour preuve le désamour des travailleurs pour les salles de sport en entreprise. Depuis la fin de la pandémie, il observe une chute de fréquentation de 40 %, soit seulement 15 % d’utilisateurs actifs dans les entreprises. Son explication ? Les salles de sport sont généralement ouvertes uniquement quand un coach est présent, alors que les salariés veulent pouvoir en profiter à leur guise. « De plus, les salariés ont tendance à plébisciter la pratique sportive sur leur temps de télétravail », abonde Camille Rabineau.
Dès lors, les formules à la carte semblent avoir un plus franc succès. La flexibilité, mais aussi la gratuité des activités, sont les piliers de la réussite selon Grégory Mollet Vieville. Au sein du cabinet Wavestone, Adrien nous affirme être un aficionados de Gymlib, dont l’abonnement lui est offert par son entreprise : « J’ai pris de nouvelles habitudes, comme aller au sport le midi. Le dimanche soir, il m’arrive parfois de me retrouver sur mon canapé en me disant : “Allez, je me motive à aller à l’escalade, c’est gratuit.” De plus, pour ce qui est des activités entre collègues, j’ai remarqué que cela renforçait nos liens. Et cela tient aussi beaucoup à la dynamique portée par l’employeur. » Quant à Lisa, la consultante, elle plébiscite aussi l’engagement de son entreprise : « Oui, je crois que l’employeur a un rôle à jouer. Aujourd’hui, je suis jeune et en bonne santé, mais la sédentarité peut avoir un impact sur le long terme. Alors, je profite donc de tout ce que me propose PwC pour me challenger et garder la forme. »
Article écrit par Paulina Jonquères d’Oriola et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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