« Je ne donne pas plus de cinq ans au management actuel »
02 avr. 2024
6min
Si chacun conçoit que le management est arrivé à un tournant décisif, peu d’individus en revanche proposent des pistes de solution pour le faire évoluer. Consultant, auteur et conférencier spécialiste de la question, Ludovic Girodon a écrit Dream Team, le livre sur le management le plus lu de ces trois dernières années dont il propose tout juste une version ré-éditée (Marabout, 2024). Bien décidé à ne pas s’arrêter là, il a échafaudé une réponse à cette équation quasi insoluble : le multimanagement. Un concept qu’il se propose de détricoter, en révélant pourquoi il est urgent de s’y mettre. Interview multi-importante.
Quel est le problème avec le management aujourd’hui ?
Ludovic Girodon : D’un côté, les managers sont en très mauvais état, beaucoup plus que les non-managers. Et de l’autre, les équipes ne sont pas satisfaites du niveau managérial qui leur est proposé. Je n’ai pas vu une seule étude qui va dans le sens inverse. Aujourd’hui, les entreprises « vendent » encore la fonction de manager, sans se donner les moyens de pouvoir l’endosser dans de bonnes conditions.
C’est-à-dire ?
LG : Je crois qu’il y a d’abord un problème de temps. Quand un collaborateur se voit proposer un poste de manager, il n’abandonne pas ses tâches opérationnelles. Il passe alors le plus clair de son temps en réunion et à lire des e-mails. Dans ces conditions, il est purement impossible de privilégier l’accompagnement d’une équipe. Quand il y parvient, c’est mal fait, c’est du rattrapage. Le manager se renseigne, le plus souvent, sur les travaux de son équipe a posteriori, et très maladroitement. Le tout finit par ressembler à du micromanagement : il va agir sur des petites choses, alors que son véritable impact réside dans la prise de hauteur qui lui permet de comprendre les besoins fondamentaux de son équipe. Vous allez me dire que ce sont des éléments qu’on aborde dans le cadre des entretiens annuels. C’est vrai, mais ça n’arrive qu’une fois par an. Et généralement, beaucoup trop tard.
« Depuis 20 ans, le management a évolué vers un modèle plus participatif. C’est très bien, sauf qu’on ne s’en est jamais donné les moyens. » - Ludovic Girodon, auteur.
Plusieurs études montrent justement que cet accompagnement personnel génère le plus d’attentes, aussi bien pour les managers que les collaborateurs. Qu’est-ce qui coince alors ?
LG : Absolument. Et cela rejoint le second problème principal du management contemporain : celui des profils. Les managers accompagnent souvent jusqu’à six personnes. Des collaborateurs qui ont chacun des postes différents, des personnalités différentes, des aspirations différentes. Cette dimension, jumelée au problème de temps que nous évoquions, crée de fait une autre entrave : il devient impossible de personnaliser l’approche. Il ne reste donc qu’un fonctionnement à taille unique, qui ne convient à personne et qui crée énormément de frustrations. D’un côté, on a des managers empêchés, stressés de ne pas connecter avec leurs équipes. De l’autre, des collaborateurs qui attendent indéfiniment qu’on s’intéresse à leur propre situation.
La situation a-t-elle toujours été celle que vous décrivez ?
LG : Non. Au siècle dernier, lorsque le management était beaucoup plus directif, on s’embarrassait assez peu avec les ambitions de développement professionnel des effectifs. Je ne dis pas que c’était la bonne méthode, mais au moins, ça ne créait aucune frustration. Depuis 20 ans, le management a évolué vers un modèle plus participatif. C’est très bien, sauf qu’on ne s’en est jamais donné les moyens. Et on se retrouve aujourd’hui avec un décalage énorme entre les attentes placées dans le management et son exécution. Ce qu’on attend aujourd’hui d’un manager est tout bonnement impossible. Surtout que le télétravail et les modèles hybrides ajoutent du challenge au challenge. À distance, les managers sont encore moins au contact, à l’écoute. Et inversement, les collaborateurs voient leurs boss se noyer un peu plus chaque jour. Après avoir observé ce phénomène partout -dans tous types de boîtes, tous secteurs confondus-, j’en ai désormais la certitude : plus personne ne souhaite manager dans ces conditions.
Comment la fonction de manager doit-elle évoluer ?
LG : Si on essaie de résoudre les deux problèmes de l’équation -celui du temps et celui des profils-, il ne reste qu’une solution : inverser la pyramide. Dit plus clairement, il faudrait ne plus avoir un seul manager pour plusieurs collaborateurs, mais plusieurs managers pour un seul collaborateur. La fonction managériale serait ainsi répartie sur plusieurs profils, en ne faisant appel à eux que sur une partie de leur expertise. Sur le problème de la bande passante, c’est très simple : un manager qui devait tout faire à 360°, tout le temps, n’est sollicité que sur une partie de son scope, 20 % à 30 % de son temps. Sur la problématique du profil, si on télescope sa véritable expertise, ce même manager ressentira naturellement la légitimité de son accompagnement.
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En quoi ce « multimanagement » est-il profitable aux équipes opérationnelles ?
LG : C’est le cas parce qu’il place le management sur une échelle temporelle. On l’a dit, personne ne prend le temps de cadrer la relation manager/managé. Or, cette approche permettrait de la coconstruire, en identifiant d’abord les besoins du collaborateur, pour ensuite mettre les bons profils en face. Ainsi, ce collaborateur pourrait avoir un accompagnement à durée déterminée, prodigué par plusieurs managers. C’est aussi une manière de répondre à l’effet pervers d’« illimité » que peut ressentir quelqu’un qui entre dans une boîte. C’est bien connu, plus une ressource est illimitée, moins on va la respecter. Un accompagnement déterminé dans le temps permet non seulement de dessiner une trajectoire, mais aussi de rendre ce type de management rare, donc précieux. Enfin, je pense que le modèle peut avoir un véritable impact sur la marque employeur, lors d’un entretien d’embauche par exemple. Si, plutôt que de parler d’un manager qu’il ne connaît pas et qu’il aura à durée indéterminée, vous parlez à un candidat d’un plan d’accompagnement personnalisé, pensé pour lui et inscrit dans le temps, quel sera le résultat ? L’histoire sera cent fois plus puissante.
« Trop d’attentes sont projetées dans la fonction : la vision, l’opérationnel, la technicité, le coaching, et en dernier, l’accompagnement des équipes. Depuis des années, on se trouve dans cette espèce de déni, cette sensation que ça va passer. Ça a marché jusqu’alors, mais aujourd’hui, ça ne tient plus. » - Ludovic Girodon, auteur.
Comment en êtes-vous venu à préciser ce modèle ?
LG : En observant. Et il suffit de regarder les chiffres : on marche sur la tête. Plus de 8 managers français sur 10 jugent leur métier plus compliqué qu’auparavant, et 63 % des salariés ne sont pas satisfaits de leur relation avec leur N+1 ! Quand on voit les entreprises dresser le portrait de leurs préférences managériales, leur truc est intenable. Trop d’attentes sont projetées dans la fonction : la vision, l’opérationnel, la technicité, le coaching, et en dernier, l’accompagnement des équipes. Depuis des années, on se trouve dans cette espèce de déni, cette sensation que ça va passer. Ça a marché jusqu’alors, mais aujourd’hui ça ne tient plus. Les managers sont cramés, les jeunes générations ne veulent plus manager. Il y a une vraie urgence à bouger. Je ne donne pas plus de cinq ans au management actuel.
Sur quelle base empirique se fonde le multimanagement ?
LG : Eh bien… pas grand-chose. Je vois beaucoup de réflexions, mais peu d’actions pour le moment. Les premières idées tournent autour de certaines mouvances de gouvernance partagée, comme l’holacratie. J’ai beaucoup de sympathie pour les modèles horizontaux de ce genre. Le problème, c’est que je sais aussi que très peu de boîtes vont basculer pour des raisons aussi pratiques qu’idéologiques. La question est brûlante et il faut une réponse rapide. Je crois que le multimanagement est un bon point d’équilibre entre les modèles pyramidaux et les modèles horizontaux précités.
Quels seraient les prérequis à une bonne mise en place ?
LG : Une excellente structure. Sans ça, on risque de créer une machine infernale. Et puis, une précision : je ne dis pas que le multimanagement signifie l’abandon de la hiérarchie. Selon moi, il faut conserver une personne référente, quelqu’un qui tranche. Cette personne sera d’abord aidée par d’autres managers, moins réguliers et dont les rôles sont prédéfinis. Dans ce que je décris, je considère aussi qu’il y a une vraie responsabilité. D’abord de la personne qui est accompagnée : c’est à elle de rythmer la collaboration, c’est le dynamiteur, l’individu qui doit renverser la table. Je vois bien un scénario où cette personne choisit elle-même ses managers. Ensuite, la responsabilité incombe aussi à ceux qui devront devenir managers une partie de leur temps. Il faudra convaincre des gens qui sont prêts à donner du feedback, devenir des coachs, des référents, des garants du modèle. Cela va prendre du temps, mais je suis convaincu qu’à terme, le système bénéficiera à tout le monde.
Culturellement, est-ce que le monde du travail est prêt ?
LG : C’est un parti pris assez fort. Et comme toujours avec les paris, les premières entreprises qui se lanceront essuieront les plâtres. Je suis persuadé qu’on est prêt pour de premiers pilotes. Encore une fois, c’est un projet qui va prendre du temps, mais c’est le lot de toute innovation. Regardez la semaine de 4 jours… Pour celles et ceux qui veulent s’y plonger, il faut que cela devienne un vrai pilier de la culture de l’entreprise. Et plus il sera fort, plus il va attirer. Si le modèle commence, en plus, à s’inscrire dans une trajectoire sociétale, ça fera de l’écho. Une chose est sûre : on a besoin d’un changement. Et avec le multimanagement, je parle d’une rupture sans rupture. On ne casse pas tout ! Mine de rien, cela s’inscrit dans un modèle global qui existe déjà, mais qui redonne enfin ses lettres de noblesse à l’accompagnement d’une équipe. En revanche, je pense sincèrement que c’est une innovation. Et on en a besoin. La vérité, c’est que dans la majorité des boîtes françaises, on manage toujours comme on le faisait il y a 30 ans.
Article écrit par Matthieu Amaré et edité par Mélissa Darré - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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