Faire des câlins aux arbres : quels effets sur le leadership ?
22 sept. 2022
8min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste
Faut-il embrasser un hêtre centenaire pour devenir THE boss de l’open space ? Pour le savoir, j’ai testé la sylvothérapie, cette pratique ancestrale consistant à se reconnecter avec les arbres. Je ne sais pas si j’ai réussi, mais j’ai fait la queue leu-leu dans l’herbe les yeux bandés. Reportage.
Comme beaucoup de Parisiens, je déteste la capitale autant que je l’adore. Dès que j’ai un gros ras-le-bol des cappuccinos lait d’avoine des Batignolles, je suis à deux doigts de tout plaquer (mon appart, mon passe Navigo, et heu… c’est tout) pour un van. Sauf que bon, je n’ai pas le permis et je ne suis pas fan des toilettes sèches. Hum hum, bref. Pour respirer un bon coup, marquée par les confinements liés au Covid et l’excès de réunions Zoom, et pour réduire l’angoisse liée à cette ambiance de fin du monde, c’est décidé, je vais faire des câlins aux arbres. En plus, il paraît que ça peut faire de moi une super cheffe.
Il paraît que ça peut faire de moi une super cheffe.
Direction le Pas-de-Calais. Florence Karras, fondatrice de Canopsia, m’attend dans son magnifique domaine, prête à me faire découvrir son programme de sylvothérapie « Pas de côté ». Et je ne serai pas la seule à tester les bienfaits de la forêt sur mon leadership. Sébastien Segui, dirigeant d’Avikeo, une entreprise de conseil et développement en digital, a fait le trajet depuis Lille avec ses quatre collaborateurs pour se reconnecter à la nature. Pour ce séminaire de rentrée, lui et son équipe vont plancher toute la journée sur le plan d’action 2023-2028 de l’entreprise. Le tout entre deux ateliers pour déconnecter… mais avec Internet. Bienvenue à Canopsia.
La sylvothérapie, bien plus qu’une étreinte peau contre écorce
Lorsqu’on lui parle de « câlins aux arbres », Florence lève les yeux au ciel. « C’est vraiment un gros cliché ! » Bon, Florence, ça commence mal. C’est tout de même pour ça que je suis là. D’autant que je compte sur cet atelier pour améliorer mes compétences en leadership. Flûte quoi. Mais Florence me rassure. La sylvothérapie – de silva (forêt en latin) – c’est bien plus qu’une étreinte peau contre écorce. Pour elle, c’est « travailler en interaction avec la nature pour créer des prises de conscience de manière douce mais efficace ». L’évocation de la discipline prête parfois à sourire, mais de nombreuses études scientifiques confirment les bienfaits de la nature sur notre corps, au point même d’améliorer les capacités cognitives, l’estime de soi, la créativité et le sentiment de bonheur. Comme on peut le voir dans cet extrait d’Envoyé spécial, au Japon, on pratique le Shinrin-Yoku (shirin : la forêt et yoku : le bain) depuis toujours pour faire l’expérience du yugen, la magie de ne faire qu’un avec ce qui nous entoure. Perso, je suis prête à tout tester, raplapla que je suis après deux ans de Covid.
Et mon cas n’est pas isolé. L’importance de ralentir et de déconnecter dans sa vie pro pour laisser place à la créativité, à l’innovation, ou tout simplement à ses émotions est devenu une priorité pour les Français. À l’heure du quiet quitting, ce mouvement qui consiste à ne faire que le strict nécessaire à son poste, et où certains dévalisent les magasins de plantes, avides de nature, la sylvothérapie offre des solutions pour retrouver, sans trop d’engagement, une part d’instinct, tout aussi nécessaire au leadership que l’organisation ou l’écoute. C’est aussi un moyen de prendre soin de son bien-être, mis à mal ces dernières années.
L’art d’écouter ses synchronicités
Rien que d’entendre le vent dans les peupliers, plutôt que trois ambulances et deux « C——, tu vas la bouger ta caisse de m—— ! » dès 9 h du matin en allant chercher mon cappuccino lait d’avoine, ça va déjà mieux. Mais revenons à nos rhododendrons. Après plus de vingt ans passés chez BNP Paribas, Florence, la pro du digital, s’est métamorphosée en boss de cet espace végétal à couper le souffle : un ancien relais des Templiers. « C’est là que les guerriers itinérants venaient rafraîchir leurs chevaux », explique-t-elle. La demeure de pierres blanches et l’ancien abreuvoir du Domaine de Fresnoy sont nichés dans un écrin de verdure qui se mérite (3 h 30 de Paris tout de même, avec les derniers kilomètres sur une route non terrassée), à 15 km à l’est de Montreuil-sur-Mer. Mais qu’importe la distance quand il s’agit d’améliorer son leadership.
Pour en arriver là, Florence a su écouter les « synchronicités », ces signaux offerts par l’univers qui nous poussent à agir et dépasser ses « pensées limitantes » (comme demander un prêt plutôt que d’acheter comptant). La voilà donc propriétaire d’un lieu qui suscite l’effet « whaou ». Le business plan s’est rapidement mis en place : 5 chambres d’hôtes et des séminaires à la journée. « Sur la partie B to C, je touche les Lillois, les Parisiens et l’Europe du Nord, et je travaille le maillage territorial pour capter les petites équipes des TPE et PME », me confie-t-elle.
Bienvenue dans le Cercle de la nature
Après le petit déjeuner côté salle à manger, on passe au salon où trône une majestueuse cheminée. C’est le début de la session du Cercle de la nature. Le principe est simple : on choisit un élément naturel – une branche, une pomme de pin… – qui servira de prétexte pour faire un premier tour de table, sonder sa « météo intérieure » et « poser une intention » sur cette journée. D’habitude, on part le chercher directement en forêt, mais aujourd’hui, il pleut. La maîtresse des lieux en a donc rassemblés plusieurs et précise la démarche : « C’est un moyen de se connecter à son ressenti. Est-ce que je suis stressé, comment je me sens… ». Bon bon bon. J’ai le choix entre une pomme de pin, une écorce ou une branche. « La pomme de pin est magique, merveilleuse. On l’associe à la glande pinéale, qui se trouve juste à l’endroit du troisième œil. Elle absorbe les émotions, le stress », informe Florence. Et bien va pour la pomme de pin !
La jeune femme, dernière arrivée dans l’équipe, stresse un peu. C’est la première fois qu’elle rencontre tout le monde et se demande, derrière son ciré blanc et noir, à quelle sauce elle va être mangée.
Chacun des participants se lève. Fabrice, Tech Lead chez Avikeo, saisit un bâton. « Je suis excité, j’ai hâte de partager nos idées pour le développement », lâche-t-il. Antoine, quant à lui, fait tourner sa pomme de pin dans ses mains. Il est arrivé dans la boîte l’année de sa création, en 2018. Le boss, Sébastien, est « dubitatif » mais « curieux de l’expérience ». Eugénie, Business Analyst, et Lucie, en contrat pro, se lancent également. La jeune femme, dernière arrivée dans l’équipe, stresse un peu. C’est la première fois qu’elle rencontre tout le monde et se demande, derrière son ciré blanc et noir, à quelle sauce elle va être mangée. « Gribiche ? Non. Béchamel ? Ça suffit. » Ma petite voix intérieure décroche un peu. Je pense à mon charisme et je me recentre. En bons élèves, les membres de la team Avikeo encouragent la nouvelle recrue : « Déstresse Lucie ». Leurs intentions pour la journée sont claires : ils veulent en savoir plus sur la vision de la boîte… Le Cercle de la nature s’achève. Antoine, Lucie, Eugénie, Sébastien et Fabrice s’éclipsent pour brainstormer dans la grange aménagée en espace de travail : la salle Gaïa. Aux murs, un panneau « La créativité, c’est l’intelligence qui s’amuse », la fameuse citation tronquée que l’on attribue souvent à Einstein et un écran géant ; dans la bibliothèque, la Harvard Business Review et l’ouvrage d’Otto Scharmer, La théorie U, renouveler le leadership.
Pendant ce temps, Florence m’emmène visiter le domaine, accompagnée de Stark, son berger australien de 15 mois. Au cours de la balade presque méditative, elle se confie sur l’origine de Canopsia : « J’ai pensé que je serais plus utile à l’extérieur de l’entreprise qu’à l’intérieur ». Et pourquoi pas le paintball, plutôt que la sylvothérapie ? « Parce que dans cette activité, certes ludique et récréative, on reste dans une dynamique de performance, comme au travail. Alors que ce dont on a besoin pour se décentrer justement, c’est de se poser, et de chercher le calme. Pas une activité dans laquelle on est hyperactif ». Pas faux. Nous passons devant un noyer du Caucase. « C’est l’arbre qui a inspiré Avatar. » Les hectares de verdure, l’ancienne mangeoire et la piscine en passe de devenir un bassin bio commencent à faire effet. Je sens mon leadership qui se détend.
Queue leu-leu et land art : la recette du leadership ?
L’équipe d’Avikeo nous rejoint. Place à la suite des activités nature. Sur l’immense pelouse, entre le brasero plancha et les meubles de jardin, Florence nous passe à tous un masque de nuit. Le but est de marcher, yeux bandés, et de se concentrer sur les sens qu’il nous reste. J’y vais ! Je trouve l’herbe moelleuse sous mes pieds, elle rebondit. Je suis comme une enfant sur un trampoline, ça me donne le sourire. Téméraire, je laisse mes instincts explorateurs, même aveugles, se lâcher. Florence me rattrape in extremis. Il s’en est fallu de peu que je tombe la tête la première dans un buisson. « Dans un monde où tout est inconnu, c’est important d’être bien ancré et aligné », affirme Florence. Une façon de faire la transition avec la prochaine activité où nous gardons les masques, mais nous mettons tous à la queue leu-leu. À tour de rôle, nous prenons la place du meneur. C’est lui qui guide et emmène la file. Florence nous demande de nous concentrer sur nos sensations : change-t-on de rythme selon qui est en tête ? « Oui, quand c’est Sébastien, on sent que l’on bouge plus », confirme Eugénie. Quand c’est à moi, je tente un pas endiablé, qui manifestement ne marque pas les foules. Mais une bonne cheffe n’est-elle pas celle qui expérimente, au risque de se tromper ?
Une bonne cheffe n’est-elle pas celle qui expérimente, au risque de se tromper ?
C’est déjà l’heure du dernier exercice : la réalisation d’une œuvre collective de land art. Chacun prend le temps de ramasser trois objets dans la nature. Lucie, l’apprentie de 23 ans, opte pour la délicatesse : « J’ai trouvé un joli caillou ! ». Elle avoue se sentir encore un peu sceptique vis-à-vis de la sylvothérapie. « Mais c’est bien qu’on fasse ça, ça prouve que l’entreprise est ouverte d’esprit », glisse-t-elle dans un sourire. Tour à tour, chacun dépose ses trésors. Une énorme branche pour Sébastien, un bout de bois pour Eugénie, une feuille jaune pour Lucie, un bâton planté pour Antoine, une pierre pour Fabrice. « J’aime bien, je vois des A partout », se réjouit Eugénie face aux formes qui s’esquissent, comme retombée en enfance. Puis on fait silence pour observer. Sébastien en profite pour prendre une photo de l’œuvre collective. Florence incite la team à opérer un quart de cercle pour changer de point de vue. Puis un autre, et encore un autre pour revenir au point de départ. Changer de perspective, se mettre à la place de l’autre : autant de compétences dont on a besoin pour comprendre son équipe. « C’est aussi ça la magie du land art. »
Cette fois c’est vraiment la fin. L’atmosphère est plus apaisée dans l’équipe. Est-ce d’avoir défini les lignes directrices de la boîte, d’avoir passé du temps ensemble dans la nature, d’avoir testé de nouvelles choses ou d’avoir ralenti ? Probablement un peu de tout ça. Sébastien, le boss, est satisfait de l’expérience. Il se sent plus détendu. « C’est bien de passer par plusieurs états, de faire une activité sans chercher à y mettre un intérêt de travail derrière. C’est un peu un jeu. » L’opération team building semble avoir porté ses fruits.
Le retour aux Batignolles est imminent. Et je fais le bilan, calmement. Moi la bourlingueuse qui n’hésite pas à dormir au milieu de la jungle, j’ai trouvé les exercices de la journée un peu légers. Toutefois, se décentrer, et le faire en équipe, a son charme et ses avantages : enfin un espace pour laisser la place à l’inconnu. Par ailleurs, le contact avec la nature m’a rappelé ce que je me dis toujours : mais pourquoi je vis à Paris quand je me sens mille fois mieux au milieu des arbres ? Eh bien pour exercer mon leadership, justement, et conquérir le monde (des médias), bien sûr !
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Article édité par Ariane Picoche, photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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