« Au chômage, j’ai fait croire à ma famille que j’avais un job pendant 10 mois »
18 janv. 2023
6min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Dans chacun de nos articles « Confidences », nous donnons la parole à une personne anonyme qui revient sans langue de bois sur une histoire marquante qu’elle a vécue au travail. Un témoignage subjectif dans lequel certains d’entre vous pourront (peut-être) se reconnaître et qui questionne notre rapport au travail. Dans cet article, vous découvrirez l’histoire de Stéphane, qui, au bord de la faillite et au chômage, a préféré mentir sur sa situation auprès de sa famille.
Faire croire à son entourage qu’on va au travail tous les jours, alors qu’on est en réalité au chômage : vous vous dites certainement que ces histoires n’appartiennent qu’à la fiction. Car qui pourrait orchestrer une telle mascarade ? Faire gober à sa famille qu’on a un train-train quotidien, qu’on perçoit un chèque à la fin du mois, inventer des interactions avec des collègues imaginaires, ceux qui nous font rire, d’autres qui nous pompent l’air, des tracas au boulot et tutti quanti ? Et surtout, qui pourrait bien en arriver là et pour quelles raisons ? Et bien je vais vous le dire : car ça m’est arrivé. Pendant dix mois, j’ai fait croire à ma femme, ma famille et mes amis que je me levais chaque jour pour aller bosser, mais que nenni.
Précédé par ma réputation
En ce qui concerne l’orientation professionnelle, il y a ceux dont les choix s’enchaînent dans une logique et une limpidité déconcertantes. Leurs parcours sont réglés comme du papier à musique. De mon côté, ma trajectoire pro s’apparente plutôt à un air cacophonique, ce qui a toujours eu le don de stresser mon entourage. Et il faut dire que mon caractère bien trempé n’arrangeait pas les choses. J’ai toujours été le rebel de la famille, la tête brûlée qu’on a dû aller chercher plusieurs fois en garde à vue, l’imprévisible qui s’éparpille et prend des décisions sur un coup de tête. Malgré cette fougue qui me caractérisait, j’ai décroché mon bac pro puis un job de vendeur auquel j’allais à reculons, mais je me débrouillais… Jusqu’en 2010, où tout a flanché. Je vous raconte.
Un soir, ma femme et moi invitons une amie à diner. Innocemment, celle-ci déblatère sur l’essor des cosmétiques bio… Il n’en faut pas plus que je prenne la première grande décision professionnelle de ma vie, du haut de mes 24 ans : celle de lâcher mon job - aux horaires bien trop stricts pour moi - pour créer une entreprise spécialisée dans ce secteur qui me paraît prometteur. Le vrai flair ! Dans l’élan de spontanéité qu’est ma vie, je me lance dans l’aventure entrepreneuriale sans demander l’avis de qui que ce soit, comme à mon habitude. Sauf que voilà, cette fois-ci, je ne m’en tire pas bien. Après plusieurs mois, mon projet ne décolle toujours pas et ma compagne tombe enceinte. Elle me recommande - avec raison - de fermer ma société et de chercher du boulot. Elle ignore que j’ai fait un emprunt personnel pour financer ce projet et que je me retrouve en interdit bancaire avec une dette de 28 000 euros à rembourser. Lorsque je reçois une lettre de ma banque pour m’annoncer qu’ils clôturent mes comptes, mes jambes flageolent : à mon jeune âge, me voilà endetté jusqu’au cou, sans travail et bientôt papa.
La honte
La honte est le premier sentiment qui s’empare de moi. Alors qu’on m’a toujours perçu comme le gosse rock’n’roll qui agit sur des coups de tête, la situation critique dans laquelle je me suis fourré ne fait que renforcer cette réputation peu reluisante. Et l’étiquette “chômeur” ne va certainement pas arranger les choses. Lorsque je prends la mesure du pétrin dans lequel je suis, la question ne se pose même pas : je dois mentir. Je ne peux pas avouer à ma femme qui compte sur ma stabilité et à ma famille qui se méfie de moi que je suis en train de couler. Très rapidement, je décide de dire à mon entourage que j’ai fermé la société et retrouvé un travail dans une usine de bobines pour faire de la manutention.
Même si le mensonge est gros, je ne regrette pas une seule seconde de l’avoir inventé. Et pour cause, je sens immédiatement le soulagement de mes proches. À leurs yeux, j’ai retrouvé la maîtrise de la situation. Aucune panique à avoir : le casse-cou de service va enfin avoir un cadre, un patron, un salaire qui tombe tous les mois, bref une vie posée. À ce moment-là, ne pas avoir à me préoccuper de leur jugement et de leur inquiétude le temps de me reprendre en main m’est vital.
Un travail fictif
Puisqu’un grand mensonge implique de grandes mises en scène, je m’invente un quotidien d’employé modèle. Mon réveil sonne à 7h30, j’avale un petit déjeuner, me change, pointe à 9h, prend un café avec mes collègues jusqu’à ce qu’on m’assigne un quai, puis je réceptionne des palettes et finis mon service à 15h.
Lorsque je retrouve ma femme au soir, je lui raconte ma journée autour du plateau repas. Par souci de réalisme, je base mes histoires sur celles vécues par mon frère qui avait travaillé pour un fournisseur de bobines dans l’industrie du textile. Je lui fais croire que le lundi est une journée particulièrement épuisante car on reçoit des grosses bobines, je lui parle du nombre de camions qui sont passés… Du baratin auquel je commence moi-même à croire. Au bout d’un certain temps, les questions de mon entourage sur mon quotidien pro se font de plus en plus rares (le travail en usine ne passionne pas les foules, c’est la routine quoi). Je ne perçois évidemment pas de salaire (puisque je n’ai pas de travail), mais touche environ 800 euros avec Pôle Emploi. Ce n’est pas la vie de château, mais ça me permet tout de même de me maintenir à flot pendant un moment.
Chaque jour, je mens comme je respire. J’ai bien évidemment peur d’être grillé, j’ai conscience que je suis vraiment dans la merde, mais têtu comme je suis, je sais que je suis capable de rebondir, et j’agis pour m’en sortir. Quand tout le monde me croit au travail, je passe ma journée assis sur un banc au parc Barbieux à Lille, je me promène, traîne dans les cafés et consacre tout ce temps à réfléchir à l’après.
Même si je suis au bord du gouffre, je ne compte pas faire l’impasse sur cette phase d’introspection. Je veux trouver ma voie, comprendre ce qui pourrait me rendre heureux dans la vie, rester ambitieux et me renseigner sérieusement sur les options et ressources (les aides pour des formations, par exemple) qui s’offrent à moi.
C’est une période très particulière et assez déprimante par moments car je mène mon bout de chemin seul. Je n’ai personne à qui me confier sur ma véritable situation alarmante ou sur mes questionnements. Et même si mon entourage - dans le flou total - me fiche la paix, les coups de fil réguliers de l’huissier sont là pour me rappeler que je suis sur le fil du rasoir. Et cette double vie s’étale sur six mois…
La promesse d’une nouvelle voie
S’il y a bien un métier qui m’a toujours attiré, c’est celui d’agent immobilier. Il incarne pour moi, l’image du mec qui gare sa grosse voiture devant son agence, qui a la classe en costume, le sourire au lèvres. Je suis jeune et cette représentation un peu aux antipodes de ma condition, m’attire grandement. Mais le métier en tant que tel me plaît aussi. On rentre dans l’intimité des gens, on découvre leur chez eux, on les accompagne dans des projets excitants… C’est un rêve qui me paraît inaccessible (d’autant qu’on m’a souvent martelé que je n’arriverais à rien professionnellement), mais j’apprends par différents organismes que je consulte pour m’aider à trouver ma voie que des formations d’un an en alternance existent pour accéder à ces métiers. Alors je postule à l’une d’entre elles et banco : malgré mon maigre parcours scolaire, je suis pris.
Même la formation entamée, je continue de cacher ce nouveau projet à ma femme et à ma famille. Par précaution, histoire de ne pas complexifier un mensonge déjà dur à tenir. Et je n’ai pas envie de dire à tout le monde que j’ai quitté mon (faux) job pour me lancer dans une formation alors que j’ignore encore si celle-ci me plaira. Et puis même si je me suis promis de ne pas faire l’abruti, je dois m’y tenir. Au bout de quatre mois, quand je réalise que je suis sûr de moi, j’annonce alors la nouvelle à mes proches sans jamais avouer la supercherie.
Ce qui est ironique, c’est que quelques mois plus tôt, ils auraient certainement flipper de me voir me lancer dans un nouveau projet. Mais pas cette fois-ci. Mon mensonge m’a permis de gagner leur confiance en leur faisant croire que je pouvais assurer un emploi stable pendant des mois. Et puis pendant mon alternance, la petite est arrivée…
La fin des galères (ou presque)
Plus de dix ans plus tard, je dis encore à ma fille qu’elle a été le tournant de ma vie. Un coup de pied aux fesses qui m’a fait réaliser que je devais arrêter de faire le mariole car je n’étais plus seul. Pourtant, même après ma reconversion en agent immobilier, les choses ne se sont pas arrangées du jour au lendemain. J’ai traîné mes dettes pendant longtemps, je suis resté en interdit bancaire, et les coupures d’électricité étaient monnaie courante chez moi. Séparé de mon ex-femme, j’avais toujours honte de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de ma fille comme je le voulais, mais par chance elle a toujours été très compréhensive même à son plus jeune âge. Quand je lui demandais de choisir un jouet au magasin, elle me ramenait toujours le moins cher…
Aujourd’hui, tout va pour le mieux. Je suis toujours agent immobilier (épanoui) et même chef d’entreprise. Et alors qu’à 20 ans, je rêvais d’une vie bling-bling, d’une BMW ou encore d’aller manger au restaurant entre midi et deux, m’endetter m’a fait réaliser que l’image que je voulais renvoyer de moi avait peu d’importance. Le bien-être de mon entourage passe avant tout. Et au travail, j’ai à cœur d’embaucher des personnes qui sont en situation difficile, je viens en tongs et j’assume à peine mon rôle de chef d’entreprise, ce qui n’échappe pas aux personnes avec lesquelles je bosse. Certains me titillent même en m’appelant « Patron », et j’ai horreur de ça.
Enfin, concernant mon gros mensonge, seule ma femme actuelle connaît toute la vérité. Elle trouve que c’est une belle histoire qui lui a appris à mieux connaître ma vie, mon rapport à l’argent, à la réussite… Et elle me soutient depuis sept ans.
Article édité par Manuel Avenel, photographie par Thomas Decamps
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