Gen Z : « Je ne veux plus être la caution geek de ma boîte »
08. 11. 2023
6 min.
En raison de son jeune âge abusivement considéré comme la garantie d’une e-maîtrise innée, Éole, 22 ans et actuellement en études de communication, croule sous les demandes dépassant son champ d’expertise au bureau. « Une injustice crasse », dénonce dans cette tribune celui qui en a ras-le-bol de voir ses supposées lacunes passer pour… De l’incompétence.
À en croire certains, les nouvelles générations seraient venues au monde avec un pavé tactile dans la main et une ligne de code en tête. Un a priori qui frise le délire, si vous voulez mon avis. Et comme souvent, lorsque les stéréotypes s’immiscent dans la vie pro, il y a du dégât. Regardez-moi, la « fée du numérique ». Voilà le surnom par lequel j’ai été accueilli parmi les rangs de la PME spécialisée en céramique dans laquelle je termine mon stage. Mais, à la réflexion, « Cendrillon des Internet » aurait été plus adapté. Embauché comme community manager pour muscler la présence de l’entreprise sur le web, j’ai rapidement été identifié comme la personne vers qui se tourner en matière de digital, celui qui « savait y faire », puisque, n’est-ce-pas, j’étais un digital native - certains blaguaient même en m’introduisant comme le « petit faiseur de miracles ». Malheureusement, je n’allais pas tarder à découvrir que sous cette formule humoristique se cachaient des attentes qui allaient me mettre dans une position de porte-à-faux constant. Sans manquer de me donner l’impression d’être l’abruti de service.
Dès les premiers jours, on a toqué à ma porte. Rien de bien méchant, pour commencer. La majorité de l’équipe étant composée de quinquagénaires qui avaient raté le wagon du numérique, certains collègues me demandaient de transformer un JPEG en PDF, par exemple. La base. Alors, je m’exécutais avec le sourire, bonne pâte - ou bonne poire ? Disons simplement qu’être réceptif à ces sollicitations était une manière de m’intégrer, de coller au rôle du « petit-jeune-sympatoche ». Le job exécuté, mes collègues me remerciaient par retour de mail, comme s’ils avaient reçu un cadeau du Père Noël himself. Ce qui dopait une confiance en moi assez bancale, à l’orée de cette première immersion en entreprise, je l’avoue. Bref, tout le monde était content - jusqu’à ce que les choses dérapent.
Mission e-possible
Du côté des demandes de mon supérieur, tout d’abord. Ma tâche consistait à lancer les comptes Twitter, Instagram et TikTok de l’entreprise. Le projet m’avait, à l’origine, été vendu comme une sorte de « page vierge » où je pourrai me faire la main. Mais dans les faits, on m’a tout bonnement demandé de calquer les réalisations d’autres sociétés du secteur de l’artisanat, quant à elles bien implémentées dans le paysage numérique. « Ça ne devrait pas être sorcier, pour un gaillard de ta génération », m’a-t-on lancé d’un air farceur, l’œil complice. Sous entendu que les 1996-2010 (tranche de naissance des Gen Z, ndlr) devraient avoir une maestria « spontanée » pour le web social. Non mais c’est une blague ? Aux yeux du patron, il semblait tellement aller de soi que je me hisse à la hauteur de la tâche que j’ai opté… Pour un hochement de tête entendu. L’erreur.
Foutu pour foutu, je me suis lancé dans l’élaboration de « prototypes » de contenus en démarrant une double vie de bureau. J’avais si peur de dissiper le mirage de mon pseudo génie du 2.0 que je n’osais pas consulter de tuto dans l’open space, de crainte d’être découvert. Il fallait bien que vive la légende, non ? Alors je profitais de la pause dej’, et prétextais des coups de fil pour m’instruire sur mon téléphone, en catimini. Histoire de peaufiner ma connaissance en Photoshop, de perfectionner mes transitions TikTok et même de gérer le virage, entre l’interface de mon Mac perso et celle, Microsoft, des PC de bureau. Voilà à quoi en était réduite la « fée du numérique » - quelle déchéance ! Et pour pimenter encore un peu plus ce quotidien pro déjà… « Chaloupé », mes collègues, à mesure des semaines, se montraient de plus en plus exigeants dans leurs demandes. Il ne s’agissait plus seulement de transférer du JPEG, mais de résoudre une mauvaise synchronisation de l’imprimante avec nos appareils, de diagnostiquer une panne réseau.
« On filme la revanche des boomers, ou quoi ? »
« Éole » par-ci, « Éole » par-là. Au moindre signe de croix rouge sur un moniteur d’ordi, j’étais publiquement hélé. Pourtant, personne me payait pour remplir le boulot d’un technicien externe, si ? Qu’importe. Conscient du poids d’un sacerdoce que je n’avais pas choisi, j’interrompais à chaque fois mon travail pour venir prêter main-forte - ou plutôt « main faible », si vous me pardonnez le jeu de mot. Et lorsque je bottais en touche - ce qui arrivait dans 90 % des cas - j’avais droit à : « oh, même si le jeune n’y arrive pas, on est foutu ». Le tout, serti de rires gras. La première fois, ça prête à sourire, mais la 36e… C’est lourd, juste lourd. À tel point que j’en suis venu à suspecter - dans ce qu’il faut bien appeler un élan complotiste - une once de malveillance. Avec le sentiment amer d’assister en live à une mauvaise comédie française, style La revanche des boomers. Le scénario ? Quelque chose de cette veine : « Alors comme ça, on se moque des “vieux” parce qu’ils ne sont pas fichus de faire fonctionner un appareil connecté ? Eh bien, on va leur rendre la monnaie de leur pièce, aux jeunes, en leur demandant l’impossible ». Vous l’aurez compris, dans ce film, le dindon de la farce, c’est moi.
Face aux pressions exercées sur tous les fronts de l’open space, j’ai commencé à développer des complexes « d’incompétence digitale » - voire un syndrome de l’imposteur. Tout simplement parce que je ne me sentais pas à la hauteur d’une étiquette que, par ironie, je n’avais jamais revendiquée. Sur mon CV figure une formation en communication, pas un passage à l’école 42 (établissement d’excellence dédié au codage Ndlr), ni une thèse sur l’évolution des algorithmes RS - et ma date de naissance n’a pas valeur de diplôme en tech’. Alors pourquoi m’avoir imposé une réunion en « petit comité », où il m’a fallu m’emmêler les pinceaux pour « dévoiler » les rouages de la mise en avant sur Instagram. Si journalistes, universitaires et data ingénieurs s’épuisent à éclaircir le sujet depuis des années, ce n’est pas pour que moi, Éole, 22 ans, premier stage de community management, ai mon « Eurêka » sur la question. Et comment a-t-il pu paraître « raisonnable » à mon supérieur de me demander une expertise sur la possibilité de créer une appli « faite maison » grâce au codage ? Non seulement c’est un domaine auquel je ne comprends rien - mais je ne m’y intéresse ni de près, ni de loin.
Droit au désintérêt
C’est un point que semblent avoir du mal à cerner les générations de mes parents, ce « manque » d’appétence pour l’univers de la tech. Au moment où ChatGPT a été placé sous le feu des projecteurs, il fallait lire la surprise - la déception, même - sur le visage de mes collègues lorsque, après avoir reçu l’inévitable interrogation « comment ça marche, l’IA nourrie au deep learning ? », j’ai avoué banco que je n’en savais pas plus qu’eux. Et même si j’avais conscience d’être dans mon bon droit - celui d’ignorer les mécanismes de protocoles aussi complexes -, impossible de faire l’économie d’un sentiment de honte. La faute à ces attentes sociales de bureau, qui s’étaient alors à nouveau exprimées à travers la vieille rengaine : « Oh, si même le jeune y pige rien… ». Suivi du retour en fanfare des rires gras, bien sûr. Marre, c’est marre. À croire que je suis un apôtre du 2.0, embauché pour révéler aux profanes old school les mystères de l’innovation tech’. Et ce fardeau, ce n’est pas seulement le mien, mais celui de toute ma génération.
Car derrière cette vaste blague, il y a une immense méprise. Celle de croire que parce que nous, les Gen Z - et a fortiori les Alpha - avons grandi dans l’avènement du web social, le numérique serait notre environnement « naturel ». Comme si, d’instinct, nous étions capables de nous mouvoir avec une aisance quasi-ondine dans les méandres des réseaux de bits et d’octets. C’est cette mythologie de la « nativité numérique » qu’il y a urgence à démanteler, car nous en payons d’ores et déjà les frais dans la sphère pro. Prenez mon cas : je suis jugé en partie jugé sur la base de compétences que je n’ai jamais valorisées durant la phase d’entretien. Puisque je n’ai eu les épaules pour endosser le costume, décidément trop pesant, de la « fée du numérique » escomptée, aurai-je un mauvais bilan de stage ? Possible. Pourrai-je compter sur l’entreprise pour me recommander, ou éventuellement m’employer après mes études ? Improbable. Et je ne peux pas m’empêcher d’y voir une injustice.
Car au fond, à qui la faute ? N’ayons pas peur de pointer du doigt le manque d’éducation au numérique des générations antérieures. Ce n’est pas la Gen Z qui n’est pas la digital native qu’elle prétend être, mais nos aînés qui manquent de discernement. S’ils s’intéressaient un tant soit peu au sujet, ils réaliseraient qu’il y a un fossé entre savoir comment poster une photo sur Twitter et maîtriser les bases du code. Ces « anciens » comprendraient, aussi, que les e-skills n’ont rien d’innées. Nos générations ont besoin d’apprendre à les maîtriser au fil des expériences, à l’image de n’importe quel salarié. Ça coule de source, non ? J’ai trop attendu pour rappeler au bureau ce principe élémentaire, la partie est déjà perdue de mon côté. Mais j’invite tous les jeunes à ne pas commettre la même erreur : sachez mettre le holà dès les premiers signes de sollicitations excessives. En soulignant simplement que, face à certaines complexités du numérique, nous sommes tous égaux. Et puis, qui sait ? L’intervention pourrait - enfin - pousser les « techno-largués » à s’instruire par eux-mêmes. Seul moyen de gagner un minimum d’e-autonomie, et accessoirement d’épargner au « petit génie » d’à côté de crouler sous la besogne numérique qu’il s’est vu refourguer - par paresse, oserai-je suggérer ? Allez, encore un effort collègues et, vous aussi, vous pourrez transformer vos fichiers en PDF !
Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps
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