Intelligence émotionnelle : domptez vos émotions pour en faire un atout au travail
28. 5. 2024
6 min.
Avez-vous déjà pleuré sur votre chaise de bureau ? Ressenti une bonne dose de colère quand votre collègue a eu la promotion que vous briguiez ? Ou eu envie de disparaître dans un trou de souris le jour où votre boss vous a dit : « Je m’attendais à mieux venant de toi » ?
Il est normal d’avoir des émotions, même fortes (voire disproportionnées) au travail. Notre cerveau (ou notre cœur) ne fait pas forcément toujours la distinction entre environnement pro et perso. Mais alors que faire quand les émotions vous tombent dessus et que vous avez une réunion dans 15 minutes ?
Ce qui compte n’est pas tant l’émotion qui vous traverse que la manière dont vous la traitez. Pour comprendre l’intelligence émotionnelle (ou QE, pour « quotient émotionnel ») et comment elle peut vous aider, il existe une méthode, développée par Aaron Beck, un psychiatre américain. En déconstruisant nos émotions, nous pouvons prendre un peu de recul, mieux réussir à les traiter, puis à les réguler. Et on peut en espérer une meilleure productivité, de meilleures relations entre collègues et plus de satisfaction au travail. Alors arrêtez de combattre vos émotions : faites-en plutôt vos alliées !
Connais-toi toi-même
C’est bien connu : pour mieux maîtriser ses émotions, il faut savoir plonger au fond de soi. Pourquoi ? Parce que cela permet de mieux comprendre comment nous fonctionnons et interagissons avec le monde extérieur. Les philosophes s’intéressent depuis toujours à la connaissance de soi, à savoir l’examen minutieux de nos croyances, valeurs, processus de pensées les plus profonds, et des comportements qui en découlent. La connaissance de soi, c’est gratter la surface, pour savoir qui on est. C’est un excellent moyen d’avoir une meilleure conscience de soi et de ce que l’on fait.
Une étude publiée en 2021 dans le Journal of Management Education montre qu’une meilleure conscience de soi favorise l’efficacité dans le travail d’équipe, permet de mieux gérer son stress et booste l’estime de soi. Mais si tout le monde pense être à peu près conscient de ses comportements, c’est loin d’être le cas, nous dit une autre étude, menée par Tascha Eurich, psychologue et autrice. C’est même une qualité rare. La spécialiste détaille : seuls 10 à 15 % des individus passés au crible ont une vraie conscience d’eux-mêmes.
Alors comment exploiter le pouvoir de la connaissance et de la conscience de soi pour en faire des leviers de mieux-être personnel et collectif ?
Intelligence émotionnelle : de quoi parle-t-on ?
Conscience de soi et intelligence émotionnelle font partie des expressions qu’on a beaucoup entendues dans le monde du travail depuis une petite dizaine d’années. Pour la seconde, on parle aussi de « quotient émotionnel »(QE). L’idée a été popularisée par le psychologue David Goleman dans ce qui allait, à sa publication en 1995 (traduit plus tard en français, ndlr), devenir un best-seller : Emotional Intelligence: Why It Can Matter More Than IQ (L’intelligence émotionnelle : accepter ses émotions pour développer une intelligence nouvelle). Elle est le fruit des travaux de recherche menés par Peter Salovey et John D. Mayer, dont l’étude menée en 1990 a permis de faire des liens entre intelligence émotionnelle et santé mentale.
Salovey et Mayer ont défini le QE comme un ensemble de compétences qui nous aident à comprendre et gérer nos émotions, ainsi que celles des personnes qui nous entourent. Il s’agit notamment de savoir reconnaître, nommer et exprimer ses émotions avec précision, mais aussi de les réguler et de s’en servir pour agir et avancer vers ses objectifs.
Aujourd’hui, on parle des soft skills comme étant des atouts à développer dans le cadre du travail. Recruteurs et candidats s’accordent pour admettre le pouvoir de ces compétences qui infusent sur notre façon de travailler. Dans une enquête de 2019, 61 % des cadres interrogés étaient persuadés que l’intelligence émotionnelle allait devenir une compétence professionnelle incontournable dans les 5 ans à venir. Une idée renforcée par l’émergence des IA d’après une étude récemment menée par l’Association for Business Communication qui montre que, dans le contexte de leur montée en puissance, les soft skills en communication et savoir-être ont plus d’importance que jamais. Et à la base de la plupart des soft skills on trouve… l’intelligence émotionnelle.
La méthode Aaron Beck
Considéré comme le père de la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), Aaron Beck montre l’influence fondamentale des processus cognitifs (nos pensées et croyances, par exemple) sur nos émotions et comportements. Fort de ces découvertes, Aaron Beck a développé diverses techniques, souvent appliquées dans un cadre de thérapie, mais aussi destinées à toute personne hors thérapie souhaitant « restructurer » ses pensées, pour un soulagement immédiat.
Dans nombre de ces techniques revient le fait de poser des questions ou de répéter des phrases, afin de contrecarrer nos modes de pensées réflexes et de dédramatiser les choses. Nous sommes encouragés à ralentir le pas, à analyser la situation sous différents angles et à, peut-être, voir qu’il existe plus d’une seule solution au problème.
L’une de ses techniques, le questionnement socratique, consiste à poser des questions fortes et non fermées sur une situation donnée : « Quel est le pire qui pourrait arriver ? », « Qu’est-ce que l’équipe pourrait faire en premier pour se lancer vers l’objectif commun ? » Les questions peuvent être ajustées pour tout type de cas et ont pour but de remettre en cause les croyances ancrées en nous. Face à des questions assez chargées d’un point de vue émotionnel, le questionnement socratique est un bon moyen de restructurer nos pensées, de regarder si elles sont vraiment logiques et rationnelles – ou comment prendre une bonne dose de recul.
Utiliser ces techniques et en tirer des enseignements sert aussi à soigner notre intelligence émotionnelle et à acquérir ces soft skills tant convoitées. Et pas besoin de s’y connaître particulièrement en psychologie pour booster son QE. Même mieux : ça ne prend que 5 minutes.
La situation
Imaginons un cas : votre collègue est en retard pour votre point hebdo. Ou plutôt encore en retard. Malgré la promesse que « promis la prochaine fois je serai à l’heure », ce collègue arrive systématiquement 10 à 15 minutes après. Et ça empiète sur votre sacro-sainte pause déj’. Quand vous le voyez passer la porte de la salle de réunion, votre agacement se transforme en petit sentiment de colère.
La méthode
La méthode Aaron Beck décortique les émotions et en fait trois catégories, formant le triangle cognitif :
- Les pensées
- Les sentiments
- Les comportements
Ce triangle reprend les composantes de notre vécu émotionnel, fruit d’une situation précise. Elles sont reliées et s’alimentent l’une l’autre. En comprenant mieux chacune d’elles, on peut espérer envisager et comprendre notre état émotionnel comme un tout.
Pensées : « j’écoute les pensées (à mon sujet et/ou sur les autres) que génère cette émotion ». Vous pouvez avoir l’impression que votre cerveau tourne à 100 à l’heure, avec des pensées dans tous les sens, certaines liées à la situation, d’autres pas. Si possible, essayez de ralentir leur rythme et de les séparer. Si la situation le permet, laissez tout sortir. Le faire par écrit, à la main, reste le plus efficace, mais vous pouvez aussi le faire sur ordinateur. Voici quelques pensées que la situation imaginaire évoquée pourrait faire naître : « ce mec est toujours en retard », « il ne me respecte pas », « il me fait perdre mon temps », « j’aurais dû caler la réunion à un autre horaire », « j’aurais dû taper du poing un peu plus fort la dernière fois ».
Sentiments : « je scanne les sensations corporelles que cette émotion provoque ». Ici, on passe des ressentis émotionnels aux sensations physiques que ces derniers provoquent. Le chaud vous est monté aux joues ? Peut-être que votre rythme cardiaque s’est accéléré, que vos poings se sont serrés ? Vous sentez des tensions dans votre corps ou remarquez que vous respirez plus vite ? Cette étape va vous permettre de ralentir le rythme, en vous centrant sur une expérience purement sensorielle. C’est une technique utile et efficace pour vous ancrer dans le moment présent.
Comportements : « j’identifie les actes que j’entreprendrais habituellement dans ce genre de situation ; ensuite, je passe en revue les actes que je pourrais entreprendre à la place ». Un comportement est une chose que l’on fait, mais aussi celle que l’on ne fait pas et celle que l’on pourrait faire. Il est important de prendre en compte trois éléments, posés ici sous forme de questions : est-ce qu’en temps normal je m’énerverais sur cette personne parce qu’elle est en retard ? Est-ce que j’éviterais le conflit et ravalerais ma colère, en bouillonnant intérieurement ? À la place, est-ce que je ne pourrais pas organiser un échange pour évoquer ce que je ressens et comment ses retards nous impactent, moi et le reste de l’équipe.
Le QE est-il l’outil qu’il vous faut au travail ?
Est-ce que ça vaut la peine de travailler votre quotient émotionnel ? Pour répondre, il faut savoir que les personnes avec un QE plus élevé sont meilleures en communication, sont plus claires dans les échanges et favorisent des liens plus forts entre collègues. Reprenons le cas du collègue toujours en retard. En prenant le temps de suivre les étapes mentionnées pour comprendre pourquoi la situation est si chargée émotionnellement, on est en mesure de réfréner ses reproches, de protéger la relation et d’en apprendre davantage sur soi. C’est un exemple relativement simple, mais la même technique peut être appliquée à des cas plus complexes et à diverses configurations émotionnelles.
Savoir réguler vos émotions fait baisser votre niveau de stress, augmente votre concentration et booste votre productivité. D’après une étude publiée par la National Library of Medicine aux États-Unis, on peut établir un lien direct entre la régulation des émotions, l’amélioration du bien-être et la réussite professionnelle au sens large. Un rapport de recherche sorti en 2020 fait également le pont entre notre capacité à réguler nos émotions et une plus grande satisfaction au travail. Il a par ailleurs été démontré que l’intelligence émotionnelle fait croître nos capacités de leadership, mais aussi notre capital sympathie. Des éléments qui, selon les spécialistes, jouent un rôle plus important que les compétences pures dans les bonnes relations au travail. Comprenez : plus votre intelligence émotionnelle est grande, plus vous avez de chances de décrocher un job et des promotions, mais aussi de connaître une vraie satisfaction professionnelle.
Il a beau être avéré, le quotient émotionnel n’a cependant rien de générique ou d’universel. Si certaines personnes y ont plus facilement accès, cette forme d’intelligence se cultive et doit sans cesse s’adapter aux changements qui se produisent invariablement dans un environnement professionnel, personnel ou même à l’intérieur de soi.
Traduit par Sophie Lecoq, édité par Gabrielle Predko ; photo de Thomas Decamps.
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