Burne out : moins se masturber pour être plus productif au travail ?
30. 5. 2024
7 min.
Pour être plus productifs, certains font l’expérience de l’abstinence sexuelle. Faut-il « work hard… don’t play hard » pour canaliser toute son énergie dans le travail ?
« Au début, mes amis se sont moqués de moi quand je leur ai dit que j’allais entrer en processus de “sublimation”, c’est-à-dire, tenir plusieurs mois sans activité sexuelle. Finalement, j’ai fait neuf mois sans baise, et ça m’a fait du bien. » C’est lorsqu’elle a décroché un nouveau CDI que Morgane a renoncé aux plaisirs charnels jusqu’à la validation de sa période d’essai. Après avoir enchaîné des expériences professionnelles « foireuses » et une rupture douloureuse, la jeune femme a choisi de mettre sa libido en veilleuse pour se concentrer sur son travail. Ce nouveau job, elle ne veut pas le laisser filer. « Je ne sais plus d’où m’est venue cette idée… Apparemment c’est un concept freudien… Bien que je ne sois pas une grande fan du personnage ! » Si la commerciale confesse que le premier mois lui parut long, elle a rapidement ressenti les effets positifs de l’abstinence. « Tu gardes toute cette énergie sexuelle pour toi et tu l’emploies autrement. J’avais l’impression d’être à 200% au taf, j’étais galvanisée à fond. » Quant à la masturbation, elle est également mise de côté, mais sur des durées moins longues, « avec des challenges d’un mois de privation maximum au risque de devenir… irritable ! », s’esclaffe-t-elle. L’ idée saugrenue de mettre sa vie sexuelle entre parenthèses pour mieux performer ailleurs, d’autres l’ont eue avant elle.
Sur la rubrique « No fap » du forum Reddit, 1,1 millions d’utilisateurs vantent quotidiennement les bienfaits de la non-branlette. Leurs motivations ? Se désintoxifier de la pornographie, cultiver des relations plus épanouissantes, mais pas que. Dans un post publié il y a quatre ans intitulé « 90 raisons pour 90 jours de no fap », d’autres motifs sont évoqués, notamment les boosts de confiance en soi, de motivation, le gain de temps, de discipline, la concentration accrue, la réduction du stress, l’amélioration de la mémoire, la productivité, l’accentuation du sens critique, de la créativité et même plus d’argent. Comme Morgane, il semblerait que certains préfèrent caviarder les plaisirs solitaires pour privilégier - entre autres - le travail. Preuve d’une grande maîtrise de soi ? Fruit du développement personnel ? Simple effet de mode ? On fait le point.
N-onanisme
Cela faisait plus de trois semaines que les draps du lit de Maxime étaient immaculés. « J’ai brisé mon “no fap” ce matin devant une vidéo de plan à trois ». Depuis que ce graphiste a découvert ce challenge via un ami qui n’arrivait pas à tenir plus d’une journée, il a l’a pratiqué des dizaines de fois, jamais lassé des effets de cette sobriété. « Parfois, je tiens un mois entier lorsque j’ai des rapports à côté, mais sinon je peux tenir jusqu’à trois semaines sans rien faire. » Comme pour Morgane, les premiers jours sont souvent les plus difficiles, puis tous deux décrivent les mêmes résultats : « Assez rapidement, ton cerveau pense à autre chose, poursuit-il. Il est moins demandeur d’assouvir des désirs. Alors tu as envie de te lancer dans d’autres activités, de bouger, de te mettre à la disposition de ton taf. » Pour ce pratiquant quotidien de la masturbation, l’ascétisme est un engagement envers ses objectifs professionnels : « Quand je suis dans des boucles où je me masturbe beaucoup, je trouve que c’est une satisfaction rapide qui n’incite pas à se bouger. Un plaisir immédiat incomparable avec celui de remplir ses objectifs de vie. Je trouve qu’on perd une certaine énergie créatrice devant la pornographie surtout. » Au bout d’un certain temps, les chastes qui témoignent découvrent une énergie qu’ils emmagasinent en eux et qu’ils peuvent mettre à contribution de leur travail. « Niveau taf, j’ai moins la flemme d’être dans l’action, je me sens plus concentré. Je préfère créer, agir, mettre en place. Ça me sort d’une posture passive finalement. » Même son de cloche pour Morgane, qui, comme les boxeurs la veille d’un combat, apprécie économiser son énergie pour quelque chose « de plus pur » tout en jouissant d’une motivation supplémentaire grâce à l’abstinence qui l’aide à se dépasser professionnellement. « Si tu fais la “sublimation” ou le “no fap”, il faut que tu aies un objectif à atteindre derrière », précise-t-elle.
Fap, Freud et forums
Alors qu’on vante régulièrement les mérites de l’activité sexuelle pour le bien-être, pourquoi ce jeûne sexuel a-t-il autant de succès ? Dans Trois essais sur la théorie sexuelle, Sigmund Freud, père de la psychanalyse, explique que nos pulsions sexuelles ont trois destins possibles : la satisfaction directe, le refoulement, la sublimation. Cette dernière consiste à dévier son énergie sexuelle vers des domaines qui n’ont rien à voir. « La pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de forces extraordinairement grandes », définit-il. Le but est de conserver l’intensité de la pulsion, mais de la déplacer pour la mettre à contribution d’autres choses. Pour lui, la désexualisation diminuerait le risque de névroses et nous rapprocherait à l’inverse de satisfactions intellectuelles et sociales. Dans le renoncement, nous transférerions notre énergie dans notre accomplissement personnel, poussés par un besoin de catharsis et de satisfaction narcissique.
Depuis, le concept a fait son petit bonhomme de chemin. Cette chasteté fait partie de maximes couramment évoquées sur les comptes de développement personnel à l’instar des chaînes Youtube Atomic Motivation ou Improvement Pill. Beaucoup d’adeptes associent d’ailleurs ce challenge à d’autres comme faire des cures de dopamine où ils se privent de douches chaudes, de réseaux sociaux, etc. Répudier ses envies sexuelles s’inscrit dans une philosophie de maîtrise parfaite de soi, de son propre corps, d’une gestion minutieuse de son temps, d’un désir de rayonner socialement. Sur les communautés « no fap » très actives sur Reddit ou sur le forum américain éponyme, on raconte que Mike Tyson s’est privé d’éjaculer pendant cinq ans lorsqu’il était à l’apogée de sa carrière, certains raconte qu’ils ont sagement contenu leur sperme pour apprendre le dessin ou photoshop, ou encore que la femme de Steve Jobs avait avoué pratiquer le retrait pour que son homme garde sa semence et se remette au travail (« Il ne souhaitait pas atteindre le point culminant afin de pouvoir bâtir son pouvoir et sa richesse en conservant ses énergies vitales »). À l’inverse, faire pleurer le cyclope provoquerait un sentiment de culpabilité, de perte de contrôle. Quant à l’origine de ces amers remords d’amuser Charlot ou de lâcher la sauce, plusieurs théories sont envisagées par les membres de cette communauté : celles d’avoir cédé à ses basses pulsions, l’impression d’être un loser, de ne pas être spirituel, d’avoir gâché son temps.
Question profonde
Derrière ces injonctions puritaines et productivistes, s’astiquer le poireau doit-il vraiment être diabolisé ? La science porte un discours totalement différent de Freud et des forums. Margaux Terrou, sexologue à Boulogne-Billancourt, est également perplexe. « Si des personnes s’épanouissent dans l’abstinence, je ne peux évidemment pas nier leur ressenti. C’est à eux de savoir s’ils se sentent bien » Pour autant, l’experte s’étonne de cette tendance car la masturbation demeure une pratique saine : « C’est un moment de reconnexion à soi, de créativité érotique où on libère des ocitocynes, de la dopamine ». Et pour créer, produire, trouver du plaisir à l’ouvrage, n’est-ce pas nécessaire de se sentir bien, vitalisé, de nourrir notre créativité grâce à nos fantasmes ? Pléthore d’études tendent à dire que l’orgasme, la masturbation et la sexualité nourrissent notre bien-être, notamment au travail. L’étude Does Sexual Activity Influence Work Performance? de l’Université d’Oregon réalisée en 2017 montre que les salariés qui avaient eu une activité sexuelle se sentaient mieux et plus engagés au travail le lendemain grâce à la libération d’endorphines. Il est également prouvé que la masturbation fait baisser notre niveau de cortisol, hormone du stress. Alors pourquoi certains y voient l’effet contraire ? Dans un article pour Vice publié en 2015, le professeur en neuroscience Jim Pfaus expliquait : « Le fait de ne pas avoir de relation sexuelle ou de ne pas se masturber augmente l’excitation. Je pense que c’est là que réside “l’énergie” fréquemment évoquée par les partisans du sexe tantrique. »
Pour Margaux Terrou, la réelle question à se poser est celle de notre rapport initial à la sexualité et à la masturbation. « Cela interroge sur la place du sexe dans la vie des personnes qui décident de s’en priver. La masturbation est une pratique saine, mais si on ressent le besoin d’en faire une cure, il faut se demander pourquoi on s’y livrait ? C’est sûr que si elle se résume à un geste fruste et automatique, elle peut perdre ses bénéfices. Le porno, notamment, la transforme en bien de consommation et tue tous ses bienfaits comme l’autonomie, la créativité, les pensées… » D’ailleurs, pour Morgane et Maxime, c’est exactement ce qui bloque. La première nous confiait : « Parfois j’avais un besoin primaire de “le faire”, mais ça ne me faisait pas toujours me sentir bien. Ça prend quand même une grosse place dans notre vie et dans nos esprits. J’avais besoin de cet électrochoc en essayant de m’en priver et de faire autre chose de mes pensées et de mon temps. » Quant à Maxime, la pornographie est la grande coupable de la dénaturation de ses moments intimes : « Le problème pour moi, ce n’est même pas tant la masturbation, c’est le porno. Le porno gay est assez beau, et ça me plonge hors de ma réalité. Jamais je ne ferai un plan à quatre avec trois bombes ! Ce sont des utopies sexuelles qui mettent plus bas que terre. Mieux vaut se concentrer sur des fanstasmes ancrés dans le réel, ceux qui élèvent, qui sont plus constructifs. »
Finalement, pour la sexologue « derrière la question primaire de la masturbation, il y a la question du plaisir qu’on prend à le faire. » Elle déplore que l’on voit à nouveau la sexualité comme un terrain performatif où il faut, comme dans une discipline sportive, des challenges. Et si au lieu de ces jeûnes qui mettent un pansement sur une jambe de bois, nous repensions notre rapport à la sexualité plus en profondeur ? « L’existence de ces challenges révèlent néanmoins que certaines personnes sont tellement empêtrées dans un engrenage et une boulimie sexuelle, qu’elles ont besoin de moments collectifs pour suivre leurs désirs, un peu comme pour le Dry January. Je crois qu’il serait intéressant de se demander ce que la masturbation vient remplir comme vide et comment est-ce qu’on cultive notre réservoir érotique. » Et puis d’ailleurs, si la productivité n’est pas toujours la raison première du « no fap » et des « sublimations », doit-on tout faire par besoin d’être la meilleure version de soi-même ? Sur ce, à vos womanizers.
Article édité par Aurélie Cerffond ; Photo de Thomas Decamps
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