Managers : comment soigner votre « paranoïa de la productivité » ?
10. 11. 2022
6 min.
Photographe chez Welcome to the Jungle
Une absence de réponse “éclair” à votre dernier message Slack, un mail laissé en attente depuis plus de 2 heures, une participation à un meeting en visio sans caméra… voilà autant de situations susceptibles de vous mettre la puce à l’oreille à l’égard de vos collaborateurs en télétravail ? Vous souffrez peut-être d’une paranoïa de la productivité, cette tendance à douter de l’efficacité de votre équipe en mode hybride. Coup de chance, notre experte du Lab Laetitia Vitaud vous dévoile pourquoi et surtout comment y remédier.
Cela fait plusieurs années que de nombreux salarié·es travaillent régulièrement à distance, loin des bureaux et… des managers. Pourtant, rien n’y fait, ces derniers continuent de croire que lorsque le chat n’est pas là, les souris dansent. En septembre 2022, une grande étude Microsoft a révélé que pour 85% des dirigeant·es, le travail hybride est synonyme de méfiance concernant la productivité des salarié·es. Pourtant, ces salarié·es sont 87% à se dire très productifs à distance. L’écrasante majorité d’entre eux considèrent même mieux travailler avec une bonne dose de télétravail (et davantage de liberté pour déterminer quand et combien de temps). En revanche, seule une infime minorité de managers (12%) affirment avoir pleinement confiance dans la productivité de leur équipe.
Ce décalage de perception correspond à ce que l’on appelle la « paranoïa de la productivité ». Comment expliquer et surtout, comment soigner cette paranoïa ? Depuis des années, on enjoint régulièrement les managers à « faire confiance » à leurs équipes. Visiblement, ces injonctions n’ont aucun effet. Ce qui est en cause, ce n’est pas tant une mauvaise volonté managériale généralisée (à moins de penser qu’il n’existe que des « mauvais » managers, ce qui semble tout de même peu plausible) que la façon défectueuse dont on mesure la productivité et apprécie la contribution de chacun·e dans l’organisation.
Le temps passé, cette mesure centrale (et parfois délétère) de la productivité
Depuis la révolution industrielle, on a peu à peu remplacé les modèles artisanaux d’organisation du travail par des modèles plus « scientifiques » reposant sur la division du travail, la subordination des travailleurs et les horaires fixes. Patrons et syndicats ont appris à négocier la répartition de la valeur ajoutée autour de la mesure du temps passé au travail. Raison pour laquelle l’évolution du rapport de force à la faveur des ouvriers s’est traduite par une réduction du temps de travail et des nouveaux congés payés.
Bien que le contexte productif obéisse théoriquement à des règles différentes hors du monde industriel, on a appliqué les mêmes indicateurs et les mêmes modèles industriels dans le travail des services avec division des tâches, subordination et horaires fixes à la clé. En d’autres termes, on a organisé le travail au bureau de la même manière qu’à l’usine alors que (le comble), la mesure de la productivité ne se joue pas avec la même facilité. Là où à l’usine, on pouvait compter les biens standardisés qui sortent d’une chaîne d’assemblage et imputer ce résultat de façon à peu près objective aux ouvriers, on n’est beaucoup moins à l’aise pour imputer le résultat produit aux travailleurs individuellement quand ils collaborent à la création d’idées ou de services.
Paradoxalement, on s’est pourtant mis à dépendre encore davantage de la mesure du temps dans les services qu’à l’usine, alors même que la déconnexion entre temps et valeur y est plus grande ! Quand vous passez une heure devant votre ordinateur, une heure en réunion ou une heure à rédiger des mails, votre résultat est plus variable (et discutable) que si vous passez une heure devant une chaîne d’assemblage où le rythme productif est stable et vous est imposé. La triste vérité, c’est qu’on ne sait pas bien mesurer la productivité dans les services. Par contre, on sait compter les heures. Ne plus mesurer le temps signifie alors qu’on est perdu ! Par exemple, quelle est la productivité d’une infirmière ou d’un·e enseignant·e ? C’est difficile de déterminer la qualité d’un soin et/ou la transmission de savoirs. On préfère alors compter le nombre de patient·es/d’élèves et le nombre d’heures travaillées, alors que ce dernier ne dit pas grand-chose de la santé des patient·es ou du savoir des enfants. La productivité ignore alors la qualité du travail.
Dans ce contexte, enjoindre les managers à “faire confiance” à leurs équipes au mépris de tout l’édifice d’organisation et de mesure du travail, c’est faire peser injustement la responsabilité de l’inadéquation d’un modèle sur les individus. Comme dit l’expression, « quand le sage désigne la Lune, l’idiot regarde le doigt ». En l’occurrence, les managers ne sont pas les « idiots » : leur malaise pointe la Lune, c’est-à-dire la nécessité d’un changement d’organisation et de mesure à l’âge du travail hybride. Évidemment qu’il n’y a pas 88% de mauvais individus managers ! C’est le système industriel qui est en cause, pas les individus.
Une organisation du travail, et sa mesure, à réinventer
Un déficit de confiance aussi gigantesque que celui pointé par l’étude Microsoft sur la « paranoïa de la productivité » devrait nous alerter. Il est difficile de changer de modèle de travail du jour au lendemain. La montée rapide du télétravail ne se serait pas produite sans la pandémie de Covid-19 et les confinements. Elle rend visible un décalage profond. Dans leur majorité, les managers auraient préféré revenir en arrière et demander aux salarié·es de retourner au bureau “comme avant”. Mais face aux changements culturels, à la “grande démission”, aux nouvelles attentes des candidat·es et aux difficultés de recrutement, ils n’ont pas d’autre choix que d’accepter la nouvelle donne du travail hybride.
« La surveillance à distance n’est pas soutenable à long terme : elle provoque méfiance, burn-out, baisse de l’engagement et démissions. »
Contraint·es et forcé·es, les managers se reposent encore largement sur les indicateurs d’hier, en particulier le décompte des heures passées au travail. Ils répliquent donc le présentéisme du bureau à distance et accentuent la surveillance numérique des salarié·es. Cela force ces derniers à ruser et se focaliser davantage sur l’apparence du travail que le travail lui-même, ou à s’épuiser à supporter la surveillance et ses exigences de présentéisme tout en effectuant leur travail. La surveillance à distance n’est pas soutenable à long terme : elle provoque méfiance, burn-out, baisse de l’engagement et démissions. L’étude Microsoft le met en lumière : le nombre de réunions hebdomadaires a augmenté de 153% depuis le début de la pandémie (et 42% des salarié·es avouent faire autre chose pendant leurs réunions) ! Ils déplorent la pression forte à « prouver » qu’ils sont bien en train de travailler.
Au lieu d’une surveillance accrue du travail à distance, c’est un changement de modèle profond qui s’impose. Il exige d’apprendre à mesurer la productivité autrement qu’en comptant les heures de présence au bureau ou de connexion aux applications numériques d’entreprise. Voici 4 pistes à explorer pour en finir avec la paranoïa de la productivité :
Il faudra apprendre à évaluer la qualité du travail
Dans les services à la personne, la qualité du travail dépend du lien de confiance établi entre deux individus. Dans l’économie de la connaissance, c’est la créativité et le partage des informations qui sont centraux. Comment mesure-t-on la confiance, la créativité et le partage ? C’est évidemment plus difficile que de compter les heures. Soit cela passe par une évaluation collégiale de la qualité des idées (mais alors on risque de tomber dans des biais cognitifs quant à cette évaluation) ; soit par la mesure de la satisfaction des clients (mais alors le risque est de tomber dans la dictature des notes, à l’image de ce que l’on connaît sur les plateformes numériques) ; soit encore par la création de nouveaux indicateurs et la définition d’objectifs qualitatifs (ouverts ou fermés) du travail.
Il faudra comprendre que la productivité est généralement collective
La mesure individuelle de la productivité est souvent fallacieuse. C’est encore plus vrai en mode hybride car il est davantage essentiel (et moins évident) de faire en sorte de promouvoir la collaboration des salarié·es. En évaluant la performance individuelle, on ignore la collaboration, l’influence qu’ont les individus les uns sur les autres, la qualité des relations qu’ils entretiennent et la construction d’une culture partagée. Mais surtout, on crée une mise en concurrence qui peut être délétère pour la collaboration. Donc quitte à mesurer quantitativement, pourquoi ne pas mesurer la quantité des interactions ? Ou mieux encore, mesurer la densité de la toile composée par toutes ces interactions ? Il s’agit d’œuvrer à renforcer l’infrastructure commune pour favoriser le travail collaboratif : on est plus productif quand on a accès à l’information, qu’on utilise de bons outils pour la partager et qu’on a des relations de confiance avec ses collègues.
Il faudra faire en sorte que les collègues se connaissent mieux
Le travail hybride présente de nombreux défis. Le premier d’entre eux concerne les relations entre collègues qui se voient beaucoup moins. Il ne suffit pas de se reposer sur la « magie » occasionnelle de la machine à café (réelle et virtuelle). Le travail hybride, mélange de bureau et de télétravail, ne produit pas, par magie, le meilleur des deux mondes. Quand on ne fait rien, on a plutôt le pire des deux (à savoir le présentéisme et l’isolement). Il est donc essentiel de développer une ingénierie nouvelle pour avoir le meilleur des deux parents, à savoir l’autonomie et la connexion aux autres. Cela passe entre autres choses par l’organisation de rencontres régulières (de préférence « présentielles ») pour stimuler la confiance affective (à distance, on se repose plutôt sur une confiance cognitive).
« Quoi qu’il en soit, la paranoïa de la productivité appelle une transition fondamentale concernant l’évaluation du travail et son organisation. »
Il faudra promouvoir les valeurs de l’artisanat
Une autre solution consiste à s’éloigner radicalement de l’organisation scientifique du travail (exit la division du travail, la subordination et le décompte des heures) pour aller vers un modèle plus artisanal dans lequel les travailleurs sont responsables, créatifs et autonomes. Un artisan n’a nul besoin d’être surveillé. Sa productivité lui appartient. Alors finie la subordination ? Force est de constater que, dans la période actuelle, la remise en question de la subordination salariale est profonde. Pour certain·es, le travail artisanal reste compatible avec un salariat débarrassé de la subordination hiérarchique. Pour d’autres, l’autonomie, la vraie, s’accommode mieux du travail indépendant et c’est pour cela que le freelancing est en augmentation dans les métiers du numérique : le fonctionnement hybride provoquerait pour cette raison une multiplication des relations de prestations.
Quoi qu’il en soit, la paranoïa de la productivité appelle une transition fondamentale concernant l’évaluation du travail et son organisation. On n’est encore qu’au tout début d’un changement qui pourrait prendre des années…
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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