« Le recruteur baisse la probabilité d'échec plus qu'il n'augmente le succès »
26. 3. 2025
10 min.
Journaliste chez Welcome to the Jungle
Dans "Recruteur", Enzo Djebali révèle les coulisses du recrutement footballistique, démystifiant le rôle du scout. Son livre explore l'art de croiser données et intuition, faisant du recruteur un acteur clé, mais méconnu, du succès sportif.
Si le recrutement en entreprise est une affaire de professionnels, son équivalent dans le football restait, jusqu’à présent, entouré d’une certaine mystique. Dans Recruteur, tout sur le métier le plus important et le plus méconnu du football (Solar, 2024), Enzo Djebali, ancien recruteur du Stade de Reims, aujourd’hui scout pour le FC Dallas et consultant pour RMC Sport, nous éclaire sur les coulisses du recrutement sportif. Pour lui, le véritable talent d’un recruteur ne réside pas dans un hypothétique « œil », mais dans sa capacité à croiser données objectives et analyse humaine. Interview au bord du terrain.
Votre métier est le plus important, mais aussi le plus méconnu du football, dites-vous. Cela nécessitait une rectification en publiant un livre sur le sujet ?
Enzo Djebali – Après mon expérience au FC Versailles, j’ai ressenti le besoin de faire un bilan sur mon métier. C’est une profession qui n’est définie nulle part, pas même par un diplôme. Bien qu’il existe des syndicats en Angleterre, le concept reste flou pour les Français. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à m’investir dans Formation Football, une école dédiée à l’apprentissage du métier. Il existe beaucoup de confusion autour de cette profession. Quand les gens me disent vouloir devenir recruteur, ils pensent souvent au métier d’agent de joueur. Leur motivation se résume à « découvrir le nouveau Mbappé », sans réaliser que cette découverte ne rapporte pas d’argent en soi. Certains pensent encore qu’avoir joué X parties à Football Manager suffit pour devenir recruteur. Si le jeu offre effectivement une bonne connaissance des bases de données et une vue d’ensemble, la comparaison s’arrête là.
C’est pour clarifier ces malentendus que j’ai écrit ce livre. Je voulais définir le métier et sa méthodologie, tout en démystifiant le processus de recrutement. Prenons l’exemple de Steve Walsh, découvrant les talents Ngolo Kanté et Riyad Mahrez au Havre, avant de les recruter pour Leicester : derrière cette histoire, il y a surtout une réalité pratique et pragmatique, notamment la simplicité des vols directs entre l’Angleterre et la Normandie. Le mythe du recruteur perçu comme une caste touchée par la grâce, capable de trouver LE joueur déterré au fin fond de la cambrousse après avoir pris une machette et coupé des lianes, n’est pas forcément vrai. La réalité, c’est un travail minutieux fait d’heures de suivi, d’analyse du projet sportif et de compréhension fine du contexte du club. C’est aussi une leçon d’humilité : malgré tous les paramètres que nous devons prendre en compte et maîtriser, notre mission et nos prérogatives restent très ciblées.
Vous débutez l’ouvrage par une analyse sémantique. Cette recherche étymologique a-t-elle éclairé votre vision du métier ?
Oui, le terme « scout » renvoie à l’éclaireur militaire, ce personnage souvent oublié des récits de bataille, mais pourtant crucial. Combien de victoires militaires doivent leur succès à une connaissance approfondie de l’adversaire, de ses ressources et de ses stratégies ? Le recruteur est, en quelque sorte, celui qui est en première ligne. Dans notre monde contemporain, le sport a largement pris le relais des conflits armés comme exutoire collectif. Ce n’est pas un hasard si les équipes nationales chantent leurs hymnes avant les matchs : le sport conserve cette dimension patriotique. Cette étymologie du « scout » prend tout son sens dans une société moderne où le sport, de plus en plus médiatisé, canalise nos tensions et nos rivalités.
Un recrutement peut toujours échouer, mais une méthodologie solide permet d’en limiter les probabilités.
Le métier de recruteur sportif peine à se professionnaliser comparé à son équivalent en entreprise. Comment l’expliquez-vous ?
La comparaison avec les RH est intéressante. Dans les années 60-70, tant en entreprise que dans le football, on avait cette figure du patron ou de l’entraîneur paternaliste qui décidait de tout, même des entretiens d’embauche et qui regardait droit dans les yeux le candidat et lui disait : « Vous, je vous aime bien, je vais faire quelque chose de vous ». L’évolution a été similaire : comme les entreprises ont délégué aux RH, le football a développé des cellules de recrutement spécialisées. Mais là où le recrutement en entreprise s’est structuré avec des formations dédiées, le football reste dans un certain flou. Aujourd’hui, pour devenir recruteur sportif, on vous conseillera de passer des diplômes d’entraîneur, de faire de l’analyse vidéo, d’étudier le management…
Forcément, si on ne sait pas comment exécuter une passe ou un tir, comment peut-on évaluer un joueur ? C’est la différence entre l’observation d’un fan qui va dire d’un joueur qu’il est nul parce qu’il a raté un but, et celle d’un professionnel qui va se demander, notamment, si le ballon est arrivé à la bonne vitesse. Il n’existe pas de formation unique qui engloberait toutes ces compétences. Cette situation entretient une certaine mystique du métier, comme si tout reposait sur « l’œil du recruteur ». C’est une erreur : comme en RH, il faut avant tout une méthode rigoureuse. Un recrutement peut toujours échouer, mais une méthodologie solide permet d’en limiter les probabilités.
Vous avez aussi travaillé dans le monde de l’entreprise avant le foot. Pour vous, qu’est-ce qu’un bon recrutement ?
Je me souviens d’un recrutement que nous avions fait dans l’entreprise de mon père à qui je prêtais main forte : un profil parfait sur le papier, avec les compétences techniques requises, qui a excellé pendant deux semaines avant d’enchaîner les arrêts maladie. Était-ce un mauvais recrutement pour autant ? Non, c’était simplement un aléa imprévisible. C’est la même chose dans le football : parfois, malgré un CV prometteur et de bonnes impressions initiales, les choses ne se passent pas comme prévu. Un bon recrutement n’est donc pas celui qui garantit un succès immédiat, mais celui qui minimise les risques d’échec. En d’autres termes, même le meilleur profil ne garantit pas la réussite. Qu’il soit en entreprise ou dans le football, un recruteur doit avoir une vision transversale de sa structure pour placer les bonnes personnes aux bons endroits, il faut le comprendre en profondeur.
Quelle que soit l’évolution technologique, l’observation terrain reste le nectar du recruteur et sa source d’information la plus complète
Quels sont les outils modernes du recruteur sportif et comment s’articulent-ils avec l’observation terrain traditionnelle ?
Aujourd’hui, nous disposons de plateformes, comme Wyscout, qui combinent visionnage et data. On peut y analyser chaque aspect du jeu : par exemple, savoir que tel joueur dispute 5,27 duels par match avec 60 % de réussite. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. La vraie richesse se trouve dans l’analyse des matchs de jeunes, des académies et des ligues de formation. Des logiciels comme EyeBall nous permettent d’étudier des données plus fines, y compris le comportement sans ballon comme le nombre de kilomètres parcourus en match – sachant qu’un joueur ne touche la balle que deux minutes sur quatre-vingt dix.
Au-delà des données tactiques et physiques fournies par des logiciels comme Coach Studio, le véritable talent du recruteur réside dans sa capacité à contextualiser l’information. Prenons un exemple : une étude danoise révèle que les milieux défensifs des équipes victorieuses courent 2 % de plus que les autres. Ok, mais est-ce qu’ils courent au bon endroit et au bon moment ? Cette statistique brute pose plusieurs questions : la qualité de ces courses est-elle liée au joueur lui-même ou à son environnement (staff, équipe, infrastructures…) ? La performance footballistique repose sur cinq piliers : technique, physique, tactique, cognitif et mental. Si les trois premiers sont bien couverts par la technologie actuelle, les aspects cognitifs et mentaux restent plus difficiles à quantifier. Mais quelle que soit l’évolution technologique, l’observation terrain reste le nectar du recruteur et sa source d’information la plus complète.
Concrètement comment faites-vous pour évaluer ces qualités humaines, comme la capacité d’adaptation d’un joueur au contexte spécifique d’un club et à ses valeurs ?
C’est l’aspect le plus complexe du métier. Chaque club a son contexte unique : recruter pour Marseille ou Reims ne demande pas les mêmes critères, notamment en termes de pression médiatique et d’environnement. Alors on se renseigne sur le joueur. Imaginons que sur un CV, votre candidat écrit avoir travaillé chez Danone. Si je suis un bon recruteur, je vais appeler Danone pour une prise d’informations. Nous aussi, nous faisons un travail d’enquête, en retraçant le parcours du joueur. Nous contactons les anciens clubs et éducateurs pour comprendre le parcours du joueur, son comportement, sa capacité à progresser et à surmonter les difficultés. Enfin, l’observation au stade est cruciale. À la différence d’un match à la TV où la caméra reste sur le ballon et offre un champ réduit et dynamique, au stade on se rend compte quand le joueur est loin du ballon, s’il a une attitude nonchalante, s’il manifeste des signaux non verbaux qui sont négatifs, si lorsque son équipe rate une action il peste ou montre de la considération envers ses coéquipiers.
Le métier de recruteur, c’est effectivement une lutte contre les biais cognitifs.
Cet outillage prémunit-il, pour autant, d’un mauvais recrutement ? Dans le monde de l’entreprise, on connaît le coût d’un mauvais recrutement. Avec les enjeux financiers du football, comment gérer cette pression et éviter les erreurs de jugement ?
Je vais poser le problème autrement. Si, dans mon entreprise tech, tous mes salariés sont spécialisés en C++ et que j’ai un besoin de développer en Python, il faut aussi se demander combien cela me coûterait de ne pas en recruter un pour l’entreprise ? Dans le football, j’ai tendance à dire qu’on ne découvre pas la qualité de son effectif au niveau de ses trois meilleurs joueurs, mais à celui des trois moins bons : il doit être suffisamment élevé pour ne pas être un point faible. Pour moi, un recruteur c’est d’abord celui qui fait baisser la probabilité d’échec, plus que celui qui fait augmenter le pourcentage de succès. Prenons l’exemple du recrutement de Yoann Gourcuff par l’Olympique Lyonnais qui illustre l’importance d’une analyse rigoureuse dans le recrutement. D’abord, Milan vend le joueur à Bordeaux à un prix plutôt bas. Ce n’était pas une erreur, mais un choix délibéré. Pourquoi ? Parce que l’analyse comportementale des joueurs avait démontré que Gourcuff était « injury prone » (enclin aux blessures, ndlr).
À Bordeaux, il fait pourtant une saison vraiment exceptionnelle, il est alors encensé par les médias comme le nouveau Zidane. Puis, il enchaîne avec une deuxième saison plus mitigée. Lorsque Lyon s’intéresse à lui, plusieurs biais jouent. Un effet de récence et de référence, un fort biais d’ancrage, mais aussi un biais d’opportunité qui entraîne une volonté d’agir vite : « Regarde, c’est un phénomène, si c’est pas nous qui l’achetons c’est les autres qui vont le prendre ». L’Olympique Lyonnais débourse environ 26 millions d’euros pour s’offrir le joueur qui enchaînera les blessures. Dans ce cas de figure, le travail d’un recruteur aurait été de constater la bonne saison, mais d’interroger une potentielle surperformance du joueur et d’établir, avec toutes les données possibles, un bilan à la fois technique et économique. C’est pour cette raison qu’il est important de faire une analyse de tous les « si » au final. Car le métier de recruteur, c’est effectivement une lutte contre les biais cognitifs.
De la même manière que l’usage de l’IA dans le recrutement n’est pas dénué de biais, ne se fier qu’à la data pourrait aussi fausser la lecture d’un recrutement ?
Tout à fait. Ça a été l’erreur de Ferguson (le manager de Manchester United, ndlr) en ayant éjecté le défenseur Stam, parti rejoindre le Milan AC. Ferguson avait observé que le nombre de tacles de son joueur décroissait. Logiquement, il s’est dit : « Ça y est, le joueur est en déclin ». Mais c’était tout le contraire, cela signifiait que le joueur défendait mieux, qu’il était mieux placé et faisait plus d’interceptions. C’était en fait la preuve qu’il était encore meilleur défenseur.
Différence notable dans votre métier par rapport au monde de l’entreprise : la période de recrutement est limitée à deux mercatos dans l’année. Comment s’organise le travail du recruteur en fonction de cet agenda ?
Le métier de recruteur c’est neuf mois de marathon, suivis de trois mois de sprint. Notre travail s’organise comme un entonnoir, partant d’une vision large pour aller vers le précis. J’ai discuté avec l’ancien responsable de recrutement du Racing Club de Lens : le club connaissait une période compliquée après leur plan social. Pour se restructurer et identifier leur besoin de recrutement, ils ont d’abord réalisé un travail pour définir l’identité du club et son contexte. Une ville minière qui préfère les joueurs laborieux aux artistes. Cette analyse a conduit à une stratégie de recrutement intelligente, notamment via le développement d’une des cellules vidéo les plus performantes de Ligue 1. C’est un travail fondamental à faire avant de recruter. Ensuite, on détermine notre marché cible, quels championnats et quels joueurs ? Un club comme Reims ou Dallas ne regardera pas les mêmes championnats qu’un cador européen.
Il n’existe pas de méthode universelle : la meilleure organisation est celle qui s’adapte à la réalité et aux moyens de chaque club.
Entre les volonté du président, du coach, l’analyse du recruteur… Qui décide vraiment du recrutement dans le club ?
La relation avec l’entraîneur nécessite beaucoup de diplomatie. Si on écoute un coach, il rêve toujours des meilleurs joueurs : un Drogba en attaque, un Zidane en 10, un Busquets en 6, mais notre rôle est d’interpréter ces souhaits de manière réaliste. Comme c’est lui qui aligne l’équipe, il faut travailler conjointement plutôt que d’être dans la confrontation. Quant à l’organisation de la cellule de recrutement, plusieurs modèles existent. Certains clubs optent pour une division géographique, comme des commerciaux se répartissant des territoires. D’autres préfèrent un système croisé pour plus de variété, comme nous le faisions à Reims. Les méthodes plus récentes incluent la spécialisation par poste (recruteurs dédiés aux attaquants, aux gardiens…) ou la séparation entre scouts vidéo et terrain. Il n’existe pas de méthode universelle : la meilleure organisation est celle qui s’adapte à la réalité et aux moyens de chaque club.
On voit de plus en plus d’anciens recruteurs devenir présidents de club. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Ce n’est pas un hasard. Des personnalités comme Demba Ba à Dunkerque, Pindi à Troyes ou Pablo Longoria à Marseille illustrent parfaitement ce phénomène. Le recruteur développe une vision globale du football, comprenant aussi bien les aspects sportifs que business. Il sait construire un projet de A à Z, comme dans le cas d’une académie, et comprend les fondations nécessaires à un projet sportif viable. C’est un profil particulièrement pertinent pour diriger un club, car contrairement aux entraîneurs ou aux directeurs techniques, le recruteur est habitué à jongler entre les considérations sportives et économiques. Cette expérience est précieuse face aux erreurs classiques des nouveaux propriétaires de club, qui ont souvent une vision déformée du football, focalisée sur les stars et le spectacle, plutôt que sur la construction d’un projet cohérent.
Penses-tu que l’entreprise peut emprunter des méthodes au monde du football dans le recrutement pour s’améliorer, et vice-versa ?
Tout d’abord, comprendre tous les tenants et les aboutissants d’une entreprise permet de bien faire son travail de recrutement. Ensuite, le recruteur doit être « le sage » de l’entreprise, celui qui chasse tous les biais cognitifs en empêchant les émotions de prendre le contrôle. Parfois, l’émotion peut être bonne conseillère, mais elle doit aussi faire écho à la raison. Et pour finir, il faut adopter une position très humble, en choisissant les gens pour leurs défauts plus que leurs qualités. À la fin des fins, quand je compare plusieurs joueurs et que je m’arrache les cheveux en me demandant lequel je vais recommander, c’est souvent une question qui fait la différence : « Qu’est-ce que j’accepte le plus comme défaut et piste de progression ? ».
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Article rédigé par Manuel Avenel et édité par Mélissa Darré
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