Comment le syndrome du grand coquelicot rend votre équipe dysfonctionnelle
29. 9. 2022
4 min.
Nombreux sont les paradoxes à graviter dans le monde de l’entreprise. Sur le papier notamment, on se plaît à valoriser les profils créatifs et ambitieux, capables d’innovation. Mais dans les faits, les réussites des uns font-elles nécessairement le bonheur des autres ? Pas tant que ça si on en croit notre experte du Lab Laetitia Vitaud : au contraire, ces individus qui s'illustrent par une réussite sont vite invités à rentrer dans le rang. Décryptage de ce phénomène, communément baptisé le syndrome du grand coquelicot.
Vous est-il déjà arrivé au travail de taire un succès ou de masquer un savoir ou une compétence de peur qu’on ne vous accuse d’être arrogant·e ? Si c’est le cas, votre équipe souffre peut-être du syndrome du grand coquelicot. L’expression est la traduction de tall poppy syndrome, un concept popularisé en Australie pour désigner un phénomène culturel délétère : quand le groupe auquel vous appartenez coupe les « grands coquelicots » du champ pour qu’il n’y ait plus une tête qui dépasse.
Valorisant l’homogénéité par-dessus tout, l’équipe nivelle tout le monde vers le bas et encourage implicitement l’autocensure des individus : les coquelicots doivent tous pousser ensemble au même rythme et aucun ne doit dépasser les autres. Au travail, quiconque reçoit une promotion ou franchit une étape symbolique remarquable se voit rabaissé·e par ses collègues. Parfois, ils lui adressent des commentaires désobligeants et sabotent même son travail.
S’il est toujours souhaitable de valoriser l’humilité et de pénaliser l’arrogance pour améliorer le bien-être de l’équipe, on observe avec le syndrome du grand coquelicot une ambiance de fausse modestie, de jalousie, de ressentiment et de médiocrité qui nourrit au contraire un malaise profond. Comment identifier ce syndrome ? Et davantage, comment le combattre ?
Entre insécurité psychologique et médiocrité, comment le syndrome du grand coquelicot rend l’équipe dysfonctionnelle
Le fait qu’une personne soit récompensée et promue engendre chez les autres membres de l’équipe un sentiment d’insécurité et d’infériorité. Cela peut accompagner un turnover important, un climat de harcèlement et des pratiques managériales toxiques. Le mal-être affectif s’accompagne d’une crainte constante d’être rejeté·e par le groupe. Empêché·e d’être soi-même, il faut alors endosser l’uniforme dominant et étouffer toute velléité de singularité… et de performance. Sans surprise, cela engendre une faible productivité, un conservatisme extrême (c’est comme ça qu’on fait les choses et pas autrement) et une absence d’innovation.
Faute de pouvoir sortir du lot, tous les individus sont incités à rester médiocres. C’est ce que l’auteur Alain Deneault a appelé la médiocratie dans un ouvrage éponyme paru en 2015. Non sans humour, il la définit ainsi : « Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune “bonne idée”, la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres - il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. (…) Les médiocres ont pris le pouvoir. »
Dans ce texte caustique, Deneault déplore la stérilité d’un système professionnel qui promeut ce qui est fade et sans saveur. En rendant les travailleurs parfaitement interchangeables dans leur médiocrité, ce système étouffe toute possibilité de contestation. C’est ce qu’il appelle une « révolution anesthésiante », dans laquelle on n’obtient qu’une « illusion de résultat ». On pourrait ajouter que la productivité y est remplacée par le théâtre de la productivité : présentéisme au bureau ou hyperconnexion à distance, ce qui compte, c’est d’avoir l’air de travailler plutôt que de travailler.
« La productivité y est remplacée par le théâtre de la productivité »
Si le phénomène peut toucher a priori n’importe qui et est fortement déterminé par la culture environnante, il semble néanmoins concerner les femmes avec plus d’intensité. Une étude canadienne intitulée The Tallest Poppy (« le plus grand coquelicot ») a montré que 87 % des 1 501 femmes sondées travaillant en entreprise avaient l’impression que l’on sapait tout particulièrement leurs réalisations professionnelles. 81 % d’entre elles ont même affirmé avoir été victimes d’hostilité et de punitions en raison de leur réussite. En général, « sortir du lot » se paye encore plus cher quand on est une femme. Hélas, à cause d’une misogynie internalisée et de stéréotypes de genre bien ancrés, ce sont souvent les femmes elles-mêmes qui « coupent » les coquelicots féminins qui dépassent.
6 moyens de prévenir ou d’éliminer le syndrome du grand coquelicot
Renforcez la sécurité psychologique de l’équipe : grâce à des moments de partage, des attentions individualisées et des rituels d’équipe, vous pouvez envoyer à tous et toutes les petits signaux qui nourrissent le sentiment d’appartenance à l’équipe et la sécurité psychologique. Quand on se sent en sécurité dans le groupe, on n’est pas menacé par le succès des autres. Daniel Coyle explique ça très bien dans The Culture Code.
Accueillez l’échec et l’erreur avec bienveillance : un environnement hostile à l’échec empêche la prise de risque et encourage la conformité. Impossible d’être innovant quand on n’a pas le droit de se planter ! C’est ce que montre le fondateur de Pixar dans Creativity Inc. « Dans une culture fondée sur la peur du risque (…) les employés chercheront plutôt à répéter quelque chose de sûr et d’éprouvé qui s’est révélé efficace par le passé. »
Commencez par le sommet de l’organisation : tout commence par l’exemplarité managériale. Loin d’être de simples spectateurs, les managers peuvent empêcher le syndrome du grand coquelicot de se propager dans l’équipe. D’abord, ils peuvent célébrer les succès de chaque membre de l’équipe. Ensuite, ils doivent réagir quand des brimades sont prononcées.
Célébrez la singularité et la bizarrerie de chacun. Tony Hsieh, le regretté fondateur de Zappos, en avait fait un principe de management : « fun and a little bit of weirdness ». Lors des entretiens d’embauche, il demandait aux candidat·es : « Sur une échelle de 1 à 10, à quel point êtes-vous bizarre ? » — la note 1 étant rédhibitoire car « trop coincé pour nous ». Surtout, il voulait ainsi signaler à tous que les approches non conventionnelles étaient bienvenues.
Offrez à chaque salarié·e un parcours professionnel original et ambitieux : l’objectif est d’encourager la croissance et le développement des salarié·es pour faire de tous de grands coquelicots. Pour ce faire, il s’agit de créer une culture d’entreprise qui permet à chacun·e d’explorer différentes opportunités et expériences d’apprentissage pour développer leurs savoirs, leurs compétences et leur expertise. Formation, mentorat, coaching ou mobilités : tout est bon pour faire grandir les talents !
Prenez régulièrement des nouvelles de vos salarié·es : cela peut sembler un lieu commun mais avec la généralisation du télétravail, les moments qui permettent aux salarié·es d’exprimer leurs craintes et préoccupations se sont raréfiés. Ceux qui ne se sentent pas apprécié·es peuvent être plus isolés qu’avant. En fonction de la configuration de travail hybride, il est essentiel de planifier des moments d’échange pendant lesquels on peut prendre le pouls des individus et de l’équipe…
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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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