Ode aux process : « Sans méthodologie commune, c’est l'effet Tour de Babel assuré ! »
24. 10. 2024
5 min.
Pour notre diptyque de témoignages dédié aux « pro » et aux « anti » process, Romane, 30 ans, nous chante son amour des cadres méthodologiques professionnels. Le « nerf de la guerre » en matière d’optimisation des tâches, et de cohésion d’équipe, assure notre customer onboarding manager qui s’est prise de passion à peaufiner cette boîte à outils, encore et encore. Ode.
Or-ga-ni-sa-tion. Si le mot évoque à certains une sentence barbante, pour moi, il ouvre avant tout une fenêtre réjouissante vers la perspective d’un précieux gain de temps. Être « carré » revient à se faciliter la vie en s’épargnant mille et uns détours inutiles. L’équation est aussi simple que ça. Ce principe élémentaire, je l’ai toujours intégré. Puis appliqué en conséquence. Durant mes études, dans le cadre du loisir perso et… au niveau pro, évidemment. Profil cartésien oblige, au bureau, je suis celle qui multiplie les notes, enchaîne les plannings, et brouillonne des schémas à ne plus savoir qu’en faire - avant de les tirer au propre, bien sûr ! De quoi m’accoler l’étiquette de control freak de service au sein de l’entreprise pour laquelle je travaille à la fidélisation des clients. Mais tant pis, j’assume. Au point de m’investir, pied au plancher, sur ce que je considère être la voie royale pour alléger le quotidien pro des équipes avec lesquelles je collabore : le perfectionnement des process.
Pour secouer l’inertie des entreprises, challenger les cadres établis
Dissipons d’emblée une fréquente confusion : un process rigide n’est pas un process efficace. C’est ce que j’ai appris à travers mes premières expériences pro, marquées par une immersion dans des entreprises aux mécaniques grippées. Remontons la bobine : fraîchement débarquée en alternance dans une enseigne de grand magasin, j’avais voulu me montrer force de proposition. Me distinguer en suggérant de nouveaux outils, et des approches inédites. Les idées fusaient, mais finissaient systématiquement par se heurter aux refus de la direction : « Bravo, c’est intéressant, vraiment hein, mais… nous allons rester tels quels. Merci quand même ! » Point à la ligne. À croire que par un curieux sens de la tradition, cette entreprise s’était fait un devoir de graver dans le marbre ses conventions méthodologiques. Tant et si bien qu’elles faisaient désormais figure de totem sacro-saint. Des artefacts intouchables, en somme.
Loin de révérer ces Tables de la Loi de l’open space, j’y voyais avant tout un manque de souplesse ou, pire encore, une forme de paresse. Comme si la hiérarchie s’était perdue dans la réflexion suivante : « Au fond pourquoi se fouler à changer quoi que ce soit, en interne ? » Les rouages à l’œuvre étaient certes archaïques, mais, après tout, la machine avançait - quoiqu’à rythme de croisière. Écoeurée de cette configuration statique dans laquelle l’équipe semblait s’être s’y confortablement installée, j’ai pris sur moi en me promettant de poursuivre ma carrière à des postes où les process seraient traités comme ils devraient toujours l’être : des outils souples, à réadapter continuellement. Car sinon, comment répondre adéquatement aux évolutions des attentes des clients ? Comment suivre le wagon du progrès technologique, à même de nous offrir de nouveaux outils d’organisation ?
C’est seulement en intégrant une start-up, puis mon entreprise actuelle, que j’ai exploré le plein potentiel des process. Là-bas, dans un cas comme dans l’autre, tout était à construire. Les possibilités s’étendaient à perte de vue. Fini le formalisme corseté des grandes enseignes, j’allais enfin pouvoir me mettre à l’ouvrage, avec la marge de manœuvre à laquelle j’avais toujours aspiré. Alors, je me suis retroussée les manches pour confectionner d’urgence des mesures à suivre, et mettre à l’épreuve les quelques cadres existants. Défi, solution ; action, réaction. Avec un seul maître mot en tête : simplifier.
De la même façon qu’un orfèvre polit patiemment sa pierre, je cherchais à rendre sans cesse plus fluide, plus efficace, les process que nous avions sous la main - tout en sachant pertinemment que la méthodologie parfaite n’existe pas. Il s’agit d’un Graal inatteignable, en quelque sorte. D’où la nécessité de ne jamais se reposer sur ses lauriers. De sorte que, depuis mon arrivée à mon poste actuel il y a deux ans, j’ai plusieurs fois participé à la révision de nos « marches à suivre ». Même si cela dépassait le cadre strict des tâches renseignées sur ma fiche de poste.
« Passez-vous de méthodologie commune, et c’est l’effet Tour de Babel assuré »
Véritables béquilles, les process m’assistent sur chaque aspect de mon travail. Sélection des outils à soumettre aux clients, approches à privilégier par mail, évaluation de la customer satisfaction… Autant de tâches facilitées par les canevas méthodologiques que nous avons élaborés, au fil des mois, grâce au fruit d’un étroit travail d’équipe. Concrètement : nos managers demandent des retours terrains, et nous faisons spontanément remonter des feedback client afin d’affiner, ensemble, nos approches de travail. Car l’idée n’est évidemment pas qu’un dirigeant, perché dans sa tour d’ivoire, décrète pour ainsi dire tyranniquement « la » bonne méthode à appliquer - sauf au risque d’accoucher d’outils contre-productifs, et surtout de dénier aux employés tout droit à apporter leur pierre à l’édifice. De fait, concevoir un process à plusieurs mains, c’est bâtir une charpente commune destinée à la meilleure optimisation possible. Et ce chantier ne peut aboutir qu’à la condition que chacun y mette du sien. Avec sa vision subjective et ses attentes propres, partagées à l’aide de nécessaires délibérations : « Ça a bloqué à ce niveau-ci de ton côté ? Ok, tu peux m’expliquer pourquoi ? Peut-être que si on change de fusil d’épaule en privilégiant Excel… » Etc, etc.
Je n’ai jamais croisé la route de collègues ayant renâclé à la tâche car, au fond, tout le monde bénéficie d’un process savamment conçu. Mais, par contre coup, c’est l’équipe dans son ensemble qui pâtirait d’un élément obstinément fermé à l’idée d’adopter des process. Car, que ce soit pour faire leurs preuves, ou par esprit égo-trippé de distinction d’avec le reste de l’équipe, les cavaliers solitaires pavent la voie au grand charivari du « chacun pour soi ». Exit les bénéfices du socle commun référentiel qui cimente l’esprit d’équipe, et bienvenue à… la tour de Babel. Le théâtre privilégié de la mésentente, où tout le monde poursuit un objectif commun, mais sans que personne n’emprunte la même voie pour y parvenir.
Alors, en l’absence de repères, chacun est bien obligé de naviguer à vue. En tâtonnant maladroitement à droite, à gauche. On voit la scène d’apocalypse d’ici : imbroglio, décalages, chassé-croisés. Le chaos, quoi. « Au moins dans ce tumulte, chacun est libre de mettre à l’épreuve la méthode qui lui sied en propre », répliqueront certains. Mais comment ne pas percevoir dans cette logique l’expression d’une vision individualiste du rapport au travail ? Comme si chaque employé devait fonctionner comme un atome isolé, désolidarisé du reste de l’équipe. Ce, au nom du respect des singularités de chacun. Quelle méprise !
Faire front commun, pour « une quête perpétuelle vers le meilleur »
Évitons les caricatures : adhérer à un process n’équivaut pas à suivre en bête d’élevage docile une « doctrine ». Mais plutôt à participer collectivement à l’élaboration d’une ossature méthodologique. Si les entreprises tendent la main à leurs salariés pour qu’ils participent activement à ce projet, alors personne n’aura le sentiment d’être laissé de côté, ou dénigré dans sa capacité à offrir des réajustements salutaires. J’en suis la preuve vivante : être inclue dans le challenge sans cesse renouvelé qu’est l’affinage des process me pousse dans mes retranchements. Et m’aide à exploiter des ressources insoupçonnées ; en mettant la main à la pâte, j’ai le sentiment de faire ressortir le meilleur de moi-même. Que ce soit sur le plan de l’inventivité, de la souplesse, ou des aptitudes d’adaptation.
Pour être franche, l’exercice me plaît tant que je songe parfois à me reconvertir, afin de m’investir à fond sur l’élaboration de process sur mesure. C’est un projet que je garde sous le coude, tout en sachant que mon manque d’appétence pour la data et les études comparatives - nécessaires à l’évaluation rigoureuse des bénéfices apportés par telle ou telle nouvelle approche - constitue un frein. Mais qu’importe.
Pour l’heure, je savoure l’instant présent en constatant que les efforts conjoints de nos équipes portent leur fruit. Le retour de satisfaction client a été dopé en l’espace de quelques mois, nos échanges entre collègues sont fluidifiés - bref, nous progressons. Et à ces gratifications s’ajoute le sentiment grisant de participer à une quête perpétuelle vers le « meilleur » qui me dépasse, en tant qu’employée.
Car j’ai conscience que les efforts investis dans l’amélioration de nos process survivront à mon éventuel départ de l’entreprise. En un sens : l’artisane aura quitté les lieux, mais l’architecture, elle, demeurera. Avant d’être retravaillée par un untel, puis tel autre. J’y vois un circuit de transmission - de filiation, presque - qui recèle tout ce qu’un environnement de travail sain peut offrir de plus stimulant en matière d’aventure partagée, au sein d’une entreprise. Ensemble, embarqués vers l’excellence. Et un pour tous, tous pour un.
Article écrit par Antonin Gratien et édité par Camille Perdriaud. Photographie de Thomas Decamps.
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