“Fake it until you make it” : d’où viennent ces mantras corporate un peu nuls ?

07. 11. 2024

5 min.

“Fake it until you make it” : d’où viennent ces mantras corporate un peu nuls ?
autorpřispěvatel

Pour Welcome to the Jungle, Séverine Bavon, co-fondatrice d’Acracy - boite qui accompagne les entreprises dans leurs projets créatifs en mobilisant un réseau d’indépendants - nous livre sa vision des mantras inspirants du travail. Florilège de clichés ou concepts pertinents ? L’autrice de la newsletter CDLT, son « hater-generated content » bi-mensuel sur le monde du travail, déploie dans sa prose cinglante habituelle une réflexion aiguisée sur le monde professionnel, ses transformations… et ses grandes absurdités.

Vous les avez forcément vues passer dans un post « inspirant », sur un tote bag d’entreprise « cool » ou dans un discours de fondateur « visionnaire ». Elles sont partout, ce sont toujours les mêmes : les platitudes corporate vides de sens. Mais avant de devenir le papier-peint de la vie professionnelle, ces mantras ont-ils signifié quelque chose un jour ? Décortiquons-en quelques-uns pour voir.

1/ Fake it until you make it

En français, « Faire semblant jusqu’à ce qu’on y arrive. »

Celui-là est utilisé à toutes les sauces, sauf peut-être la samouraï. Certains lui trouvent d’ailleurs une origine grecque, puisque Aristote pensait qu’agir avec vertu était un moyen, à terme, de devenir vertueux. Pour en arriver à signifier plus ou moins l’exact opposé, cette notion a fait un détour par la culture start-up du début des années 2000, où le « fake it » n’était pas encore totalement absurde. Il désignait, par exemple, le fait de confronter son produit aux utilisateurs potentiels avant qu’il ne soit terminé (pour prouver aux investisseurs qu’il génère de l’intérêt, et recueillir des retours pour ajuster avant de se lancer). Une vision en opposition avec les entreprises traditionnelles qui jetaient des ressources infinies dans des projets qui parfois finissaient en flops : vous vous souvenez du parfum Bic ou du Pepsi transparent ? Voilà.

Le problème

Beaucoup trop de gens ont oublié qu’il fallait « make it » après avoir « fake it ». Enhardis par l’idée que projeter de la confiance était déjà une partie du travail, ils ont complètement zappé qu’il fallait ensuite… tenir ses promesses. Un des exemples les plus frappants est celui d’Elisabeth Holmes, la fondatrice de Theranos, qui annonçait révolutionner la médecine avec une machine capable de réaliser des centaines de diagnostics sur une seule goutte de sang. En réalité, elle a surtout révolutionné le concept de gros mytho : la machine n’a jamais marché, et Holmes a été condamnée à une dizaine d’années de prison et à rembourser 452 millions de dollars à ses investisseurs.

Une alternative ?

« Oublie que t’as aucune chance, vas-y fonce ! », Jean-Claude Dus

Au fond, si la plupart des gens « normaux » s’autorisaient ne serait-ce que 10% de l’audace des parangons du « fake it », peut-être que le monde serait meilleur ?

2/ « Choisis un travail que tu aimes et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie »

On en a soupé de celui-ci, pas vrai ? Ce qui est louche, c’est qu’on l’attribue autant à Confucius qu’à Mark Twain. Il semblerait cependant que ce soit dans les années 80, à l’ère du mulet et de la compétition débridée, que cet énorme bobard ait refait surface pour prôner une utopie où l’on s’adonne sans compter à notre passion dans la vie : travailler (mais sans avoir l’impression de travailler, donc).

Le problème

Cette phrase pleine de bonnes intentions justifie d’accepter des conditions ineptes car notre plus grande gratification, c’est le plaisir (reléguant « la rémunération » et « l’équilibre pro/perso » au rang de revendications mesquines). Elle a directement enfanté ce piège qu’est le concept de « métier-passion ». Elle peut créer une pression absurde qui fait croire que, si on galère au travail, c’est parce qu’on n’a pas trouvé sa voie (alors que peut-être, il faudrait regarder du côté des conditions de ce travail). Et puis, elle est tout simplement fausse : ce n’est pas parce qu’on aime ce qu’on fait qu’on ne trime jamais, ça se saurait.

Une alternative ?

« Choisis un travail que tu aimes et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie car le secteur est bouché » serait une version plus honnête, bien que moins optimiste. Mais peut-être qu’on pourrait tout bêtement se libérer de l’injonction à se réaliser via le travail, ou du moins de l’idée que l’on a tous une « vocation » qu’il faudrait trouver absolument. Peut-être qu’on peut se réaliser autrement. Ou ne pas se réaliser et juste vivre sa vie.

3/ « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait »

Encore une phrase attribuée à Mark Twain, mais c’est du flan. Cela dit, on a aussi tenté de nous faire gober qu’elle était de Churchill et de Pagnol. Il semblerait que celle-ci n’ait pas réellement d’histoire. Au fond, elle n’a toujours servi qu’à une chose : tenter de nous élever grâce à la force du brassage d’air, car on sait bien que la seule limit, c’est le sky.

Le problème

Cette phrase sert trop souvent à dire « arrêtez de geindre et mettez-vous au travail. » Elle soutient l’idée qu’avec une grande vision et de la bonne volonté, on peut accomplir des miracles. Et parfois, c’est vrai. La plupart du temps en revanche, tout ce qu’on arrive à faire quand on s’échine à réaliser quelque chose d’impossible, c’est un burn-out.

Une alternative ?

J’admets que parfois, notamment quand on entreprend, il vaut mieux ne pas savoir exactement dans quoi on se lance, sinon on ne se lancerait jamais. Mais moi, je préfère basculer du côté soixante-huitard de la force, avec l’éternel « Soyez réaliste, demandez l’impossible. »

4/ « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin »

Cette citation, c’est le pain brioché dont on fait le burger gourmet de l’esprit d’équipe. C’est beau, ça crie le one team one dream. Vous allez être déçus : elle n’est pas de Mark Twain. Mais elle a en commun avec ses citations qu’elle n’est en réalité à personne, puisqu’on dit que c’est un proverbe africain.
Cette phrase, c’est une ode à l’intelligence collective : l’idée que, bien dirigée, l’intelligence d’un groupe est plus grande que la somme de ses parts. Ne riez pas trop vite parce que c’est un peu le principe de la démocratie. Mais voilà, c’est humain, quand on nous donne une belle notion utopique, on en fait n’importe quoi et ça donne des choses comme : le brainstorming.

Le problème

Le problème, vous le connaissez si vous vous êtes déjà retrouvé dans une réunion de « prise de décision » avec plus de 6 personnes, où la seule décision prise est d’organiser une autre réunion pour avancer sur la réflexion à propos de la nécessité ou non de prendre une décision.

Une alternative ?
Loin de moi l’idée de critiquer le travail collaboratif. Mais d’une part, l’intelligence collective ne fonctionne pas toujours, et d’autre part, elle ne doit pas non plus masquer une dilution de la responsabilité. Enfin, elle est quand même plus efficace à terme quand quelqu’un est là pour trancher. Mais au fond, avouons-le : cette phrase serait surtout un excellent slogan pour encourager à privilégier le train face à la voiture.

5/ Toutes les citations sur l’échec

Impossible de choisir : aucune ne surnage dans le ragoût peu ragoûtant de la culture du fail. « Le succès, c’est tomber sept fois et se relever huit », « Il n’y a qu’une façon d’échouer, c’est d’abandonner avant d’avoir réussi », « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends » et « Le succès c’est l’aptitude à aller d’échec en échec » (qui n’est pas de Kasparov mais de Churchill).
Le message est clair : ÉCHOUEZ ! C’est comme ça qu’on réussit. Une ode à la résilience dont s’est emparée, encore une fois, la start-up nation, avec la notion de « Fail fast » (« Rater vite »), l’idée non seulement qu’il faut échouer, mais de façon répétée, sans s’appesantir et en tirant des enseignements à chaque fois.

Le problème

Evidemment que la résilience est importante. Le problème c’est qu’échouer - et pire, échouer plusieurs fois - c’est un luxe qu’on peut se permettre quand on a une certaine assise financière, morale ou sociale. Ajoutons que dédramatiser l’échec à l’extrême fait courir le risque de se lancer sans assez réfléchir dans des projets bancals.

Une alternative ?
« La résilience c’est brillant, mais l’échec est mat. »
– Toujours pas Kasparov.

Bien sûr qu’échouer et tirer des leçons fait partie de tout apprentissage. Mais dans le monde du travail, avant d’inciter les gens à « fail fast », il faut peut-être se poser une question : est-ce qu’on leur offre les conditions pour le faire en toute sécurité ?

Tout ça pour dire que les mantras corporate, c’est comme l’emoji 🙂 : si le fond du message est bon, on peut s’en passer.

Article édité par Gabrielle Predko & Camille Perdriaud ; Photo de Thomas Decamps

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