« Je t'augmente mais ça reste entre nous », comment briser cette omerta salariale ?
Nov 07, 2023
5 mins
Vous avez reçu un coup de pouce salarial, mais votre hiérarchie exige d’en faire un secret. Face à cette curieuse omerta de bureau, vous ne savez pas comment réagir ? Suivez le guide.
« Au moment où mon supérieur me demande expressément que l’objet de notre entrevue demeure confidentielle, je sens qu’il y a anguille sous roche », rejoue avec une pointe d’amertume Stéphane. Fraîchement débarqué dans un atelier d’ébénisterie, cet artisan se voit proposer, il y a quatre ans, une augmentation. L’occasion de sabrer le champagne ? Pas vraiment, car à peine la bonne nouvelle est-elle annoncée qu’on requiert de lui, dans la foulée, une « discrétion sans faille ». Traduction : Stéphane n’a pas le droit de partager l’info auprès de ses collègues. Une demande « pas clean » qui, aujourd’hui encore, reste en travers de la gorge de notre interlocuteur - et met en lumière l’existence d’une pratique managériale trouble, aux antipodes de l’idéal de transparence salariale qui semble pourtant régir l’air du temps : l’augmentation incognito. Focus.
« Et là, comme si j’étais une enfant, on m’a fait jurer de ne rien dire »
Nadja le reconnaît rétrospectivement, elle aurait dû « sentir le mauvais coup venir ». Après plusieurs mois de recherche infructueuse dans la comm’, elle décroche - enfin ! - une proposition de poste. Première déconvenue : le salaire proposé est en deçà du seuil légal. « Au moment de signer le contrat, mon supérieur m’annonce qu’il décèle “déjà” un tel potentiel en moi qu’il décide, à chaud, de revoir ma rémunération à la hausse - juste assez pour rentrer dans la légalité, en fait. » Grand prince, cet employeur laisse entendre d’un air faussement complice, au passage, qu’il vaudrait mieux que cette « faveur » ne s’ébruite pas : « Tout ça reste entre nous, entendu ? » Pas franchement en position de refuser quoi que ce soit, malgré la conscience aiguë qu’aucun recruteur n’a le droit légal de contraindre un employé au « silence salarial » en l’absence de clause de confidentialité, Nadja la joue motus et bouche cousue.
D’abord intrumentalisé comme cache-misère d’un salaire famélique, ce qui avait été introduit comme une récompense se transforme, les mois passant, en outil de pression. « Puisque j’étais l’une des “favorites”, la direction me faisait comprendre qu’il fallait que j’accepte plus de charges ». De sorte que Nadja empile les heures supplémentaires, multiplie les casquettes. « Simple chargée de relation presse », elle devient tous azimuts coordinatrice de projets, développeuse de campagnes marketing, manageuse. Et au moment de saturation, plutôt que de reconnaître une surcharge de travail, son manager propose… une nouvelle augmentation - en aparté, bien sûr. « Comme si j’étais à l’école primaire, il m’a - littéralement - fait promettre de ne pas en parler à mes collègues ». Une scène aussi lunaire qu’infantilisante, derrière laquelle notre interlocutrice perçoit, en filigrane, « un moyen de créer un cadre de travail malsain, où l’isolement d’un salarié provoqué par le poids du secret permet aux managers de resserrer leur emprise ».
« Un vrai management de blaireaux »
Sous couvert de geste gratifiant, l’augmentation « sous le manteau » servirait donc à donner un semblant de légitimité à des attentes abusives. Mais aussi à fidéliser certains salariés pointe Stéphane, qui s’est vu proposer une hausse salariale de 15 % quelques mois seulement après son embauche pour « pallier une prétendue baisse de motivation. » Et lorsque notre interlocuteur précise à sa direction qu’il comprend mal pourquoi cet « encouragement » devrait rester secret, on lui rétorque : « vous n’avez pas à parler de ça entre vous, un point c’est tout. » De retour aux ateliers, il sent d’emblée une gêne s’instaurer. « J’avais l’impression d’être en porte-à-faux constant, par rapport aux collègues, comme si une muraille s’était érigée entre nous. » Jusqu’à ce que ladite muraille s’effondre.
« Au moment des congés estivaux, on s’est retrouvé sans responsable et les langues se sont déliées. » Les masques tombent. « Non seulement tout le monde était au courant de mon augmentation, mais le même “cadeau” avait été proposé à quatres autres nouveaux salariés de l’entreprise - toujours en catimini .» Stéphane n’en doute pas, ces « secrets de polichinelle » servaient à juguler le départ des dernières recrues de la boîte, mais aussi à « créer des tensions compétitrices au sein des équipes. » « Au fond, c’est la bonne vieille stratégie du “diviser pour mieux régner”, résume-t-il, avant de mordre : sauf qu’en matière de tacticien, nos managers étaient des bleus. » Car le pot aux roses découvert, l’ensemble de l’équipe fait corps afin de négocier plusieurs augmentations salariales - avec succès. Voilà pour la morale de l’histoire. Reste cette question en suspens, tout de même, pour Stéphane : « Que se passe-t-il dans la tête des DRH pour qu’ils prennent le risque de passer pour de tels blaireaux, en exigeant des cachotteries alors qu’en entreprise, tout finit toujours par se savoir ? »
Aux racines d’un stratagème bancal : la fausse-bonne idée du chouchou
Pour comprendre la logique à l’œuvre, lorsque des managers ont sommé Stéphane, Nadja et tous les autres de faire de leur augmentation un tabou d’open space, nous nous sommes tournés vers Bénédicte Tilloy, notre experte du lab et ex-DRH de la SNCF. Éclairages.
Qu’espère un manager, en octroyant une augmentation incognito ?
Il se place dans la position de celui qui assume son favoritisme, en faisant croire à l’employé qu’il est l’objet d’un traitement de faveur d’autant plus valorisant qu’il est officieux. L’objectif est de faire passer un message : ne le répète pas, mais je reconnais que ton mérite est plus haut que les autres.
Est-ce efficace ?
Cela me paraît improbable. D’abord parce qu’en France le rôle du chouchou est difficile à porter, et peut rapidement devenir un poids qui isole du reste de l’équipe. Ensuite, b.a.ba de la vie d’entreprise : tôt ou tard, tout se sait. Et au moment de la « révélation », les managers sont forcément perdants : l’employé favorisé aura tendance à se retourner contre la direction pour ne pas s’aliéner les collègues - ou pire, comme dans le cas que vous avez évoqué, c’est l’équipe toute entière, par ressentiment, qui peut avoir un élan de solidarité et monter au créneau contre la direction.
Pour éviter d’être confronté à cette situation, le salarié concerné a-t-il une marge de manœuvre ?
Avant tout : ne pas perdre de vue que ce cas de figure ne relève pas d’un mode de management normal, mais plutôt d’une basse logique - disons-le - de « gagne-petit ». Dès lors, tout employé est légitime à négocier le fait que cette augmentation ne demeure pas un secret - avec tact, bien sûr ! En avançant l’idée que cette « confidentialité » pourrait être une source de malaise, de gêne vis-à-vis du reste de l’équipe, notamment. Par souci d’intégrité envers les collaborateurs, expliquer qu’il n’y pas lieu d’instaurer une culture du tabou dans l’entreprise, autour du salaire. Sans non plus demander l’instauration d’un régime de publicité excessive sur la question, ce qui relève d’un écueil contemporain…
Au sens où la transparence totale vous paraît, elle aussi, problématique ?
Disons qu’il y a une mode allant dans ce sens qui n’est pas exempte de défauts, dans la mesure où elle présente des risques de contre-productivité, oui. Sur le papier, une entreprise où tout se sait sur tout le monde, et où les salaires sont négociés collectivement… L’idée peut avoir quelque chose de séduisant - voire d’utopique - dans l’esprit de certains. Mais dans la pratique cela peut créer des dissensions car les écarts salariaux ne sont jamais 100 % objectivables. Un employé pourra toujours se demander sur quelle base « concrète » s’appuie la rémunération de son collègue. Le fossé salarial peut paraître, aux yeux de certains, injustifiable - et donc intolérable. De sorte que là où la transparence laissait planer la promesse d’une cohésion d’équipe inoxydable, naît l’esprit de ressentiment… Entre le poids du secret et l’exigence d’une transparence sans faille, il y a donc un équilibre à trouver.
Article édité par Romane Ganneval ; photo par Thomas Decamps.
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