Au travail, plus vous accumulez des « bons points », plus on vous donne des libertés
Sep 10, 2024
5 mins
Une théorie de psychologie sociale énoncée en 1958 raconte qu’avant d’obtenir une marge de liberté au sein d’un groupe, il faut obtenir une forme de crédit en son sein. Au travail, que donne cette distribution de bons et de mauvais points ? La figure du bon élève, si elle prend une forme légèrement différente, continue-t-elle d’exister après l’école ?
Selon l’auteur états-unien Edwin Hollander, chaque individu pourrait gagner ou perdre du crédit. C’est l’obtention de ce crédit dit « idiosyncrasique », qui permettrait d’obtenir une position de leader au sein du groupe. Derrière ce concept de psychologie sociale à l’intitulé savant se cache une réalité simple : l’intégration dans un environnement nécessite de connaître ses codes et ses valeurs dominantes. « Dévier par rapport à la norme est un droit qui s’acquiert. Ces crédits idiosyncrasiques donnent le droit de dévier par rapport aux habitudes de la structure et ils peuvent prendre plusieurs formes selon les milieux. Ce peut être l’ancienneté dans une entreprise, une réputation professionnelle, des codes vestimentaires… », illustre Sandra Fillaudeau, coach et formatrice en équilibre de vie.
Qu’il s’agisse du nouveau manager qui prend ses quartiers dans son bureau ou de la dernière recrue qui débarque avec l’envie de secouer l’entreprise, la méfiance est souvent de mise à l’égard des nouveaux. Tisser des liens de confiance nécessite effectivement du temps et du discernement, au moins pour appréhender les codes qui régissent les relations interpersonnelles et les éléments qui permettent de se démarquer. « Il faut garder une certaine forme de maturité, on ne peut pas débarquer dans une nouvelle entreprise sans aucun filtre. On est dans une époque qui promeut l’authenticité et la vulnérabilité ce qui est positif, mais ce sont des choses qui s’acquièrent », poursuit notre experte.
La résurrection du bulletin de notes
Dans l’entreprise de grande distribution de Lise, 28 ans, c’est sa capacité à résoudre une problématique de longue date qui a séduit son équipe et sa hiérarchie. Face à une mauvaise communication au sein de son équipe, l’ingénieure packaging a mis en place un cadre de réunion aux règles spécifiques, basé sur ce qui fonctionnait au sein d’autres équipes de la boîte, afin de maximiser l’échange d’informations. Quelques années plus tard, son modèle de réunion, à base de participations minutées et de notes sur Trello, est toujours utilisé.
« J’ai eu beaucoup de retours positifs de l’équipe et de ma manager de l’époque, qui en a elle-même parlé à d’autres managers. Le fait qu’on parle de moi ainsi m’a rappelé les conseils de classe : les bons élèves sont remarqués, et quand on a besoin de quelque chose ça devient plus simple parce qu’on nous connaît déjà. Comme on savait que j’avais apporté quelque chose à mon équipe, les gens étaient potentiellement plus disponibles pour moi. » Comme de bons bulletins de notes peuvent ouvrir les portes de certains établissements, l’aval du groupe professionnel peut donc être un véritable tremplin pour orienter une carrière.
Ces crédits peuvent effectivement mener à plus de confiance, débouchant ainsi sur de nouvelles responsabilités, missions ou compétences. Valorisée pour son sens de l’observation et son innovation, Lise a senti le vent tourner en sa faveur et lorsqu’elle a demandé une mobilité internationale, un manager qui appréciait sa façon de travailler lui a tout de suite proposé son aide. Après une année d’expatriation en Pologne, elle s’est vu proposer d’intégrer une nouvelle équipe et de nouvelles fonctions, ce que la jeune ingénieure a accepté.
La quête des crédits
« Nous évoluons au sein de différents groupes toute notre vie : la famille, les amis, des associations, des clubs de sport et nos équipes de travail, et nous sommes le fruit de cette succession d’interactions sociales. De façon invisible et inévitable, des mécanismes sociaux sont à l’œuvre, et il est intéressant d’en prendre conscience pour agir plus consciemment au travail. On ajuste toujours nos comportements à notre environnement et ce qui se joue dans les groupes peut inhiber ou décupler nos capacités », souligne Anaïs Vega, coach et conférencière spécialiste du leadership régénératif.
Plus largement, la quête des crédits et donc de l’aval de la hiérarchie comme des collègues, s’apparente à une intégration réussie dans un groupe où chacun a voix au chapitre. Bien sûr, les normes – implicites ou pas – du groupe ne font pas toujours l’unanimité. Fraîchement débarqué dans un nouveau lycée,
Omar (1), enseignant, a rapidement remarqué des dysfonctionnements au sein de la hiérarchie, qu’il a choisi de dénoncer avec deux collègues. Mais dans l’établissement, la direction comme les professeurs avaient choisi de fermer les yeux sur la répartition obscure de l’argent alloué à l’établissement, et l’enseignant a clairement ressenti la sanction du groupe.
« Du jour au lendemain, nous sommes devenus des pestiférés, on a reçu une pression psychologique énorme. Les gens me regardaient mal dans les couloirs, on ne m’adressait plus la parole, on m’a donné un emploi du temps catastrophique l’année suivante… J’ai compris que je n’étais plus le bienvenu. Après deux ans à supporter ce climat, je me suis découragé et je suis parti », raconte cet enseignant qui s’est vu dépossédé de tous ses bons points dès lors qu’il s’est écarté du silence dominant.
5 conseils pour gagner des crédits au taf
Conseil n°1 : faire profil bas
En arrivant dans un nouveau groupe, il est préférable d’adopter une posture d’observation. L’objectif : comprendre le fonctionnement de l’équipe, ses règles implicites, et donc la forme que vont prendre ces fameux crédits. Justement, ces derniers ont des formes variées et imprévisibles : ils peuvent se nicher dans un contact fluide avec la clientèle, dans le fait d’empiler les heures sup’ sans rechigner, dans des idées fraîches et innovantes… « Il existe un tas de normes et de règles invisibles au sein d’un groupe, et c’est souvent là que se trouvent les conflits, les frictions et les pertes d’efficacité. Il est important de faire émerger ces règles pour mieux fonctionner avec tout le monde », conseille Anaïs Vega.
Conseil n°2 : ritualiser les feedbacks
Pour se faire, les feedbacks constituent un outil simple et efficace. « Ritualiser des feedbacks permet de garder le cap ou de s’ajuster vis-à-vis de ses coéquipiers. Ça permet de développer un climat psychologique qui fait que chacun peut évoluer tel qu’il est dans une équipe », poursuit Anaïs Vega. Plutôt qu’une ou deux réunions annuelles pour discuter du fonctionnement de l’équipe, les feedbacks peuvent par exemple avoir lieu après chaque réunion.
Conseil n°3 : œuvrer aux objectifs communs
En parallèle de la communication verbale, la raison d’être d’une équipe peut être un autre indice pour débusquer les crédits. « C’est un phare permanent qui permet de guider chaque personne dans ses missions quotidiennes. Quand on suit la même direction, ça signifie que l’on a adopté les normes et les valeurs de l’équipe, ce qui permet ensuite de déployer ses compétences », ajoute notre experte. Avec ses réunions opérationnelles, Lise est surtout venue répondre à une problématique commune de longue date. « Le partage d’infos était le point compliqué dans les équipes. On avait du mal à partager nos bonnes pratiques, à communiquer sur nos projets et sujets respectifs… », retrace l’ingénieure.
Conseil n°4 : ne pas chercher l’aval du groupe à tout prix
« Si notre seule boussole au travail est la recherche de crédits, cela risque de se retourner contre soi parce que vous allez finir par perdre le sens que vous trouvez au travail », avertit Anaïs Vega. Surtout, quelqu’un qui cherche à tout prix à s’attirer les faveurs du groupe pourrait rapidement passer pour un lèche-bottes ou une personne superficielle. Au lieu de ça, mieux vaut chercher à s’adapter à la communauté, tout en comprenant ses règles implicites. « On a besoin de l’intelligence collective et d’être en lien authentique avec les autres pour bien fonctionner ensemble », poursuit notre experte. Omar, qui ne se voyait pas rester plus longtemps dans un environnement de travail dysfonctionnel, a préféré prendre ses distances avec l’attitude du plus grand nombre. « Mon objectif était de transmettre mon savoir aux gamins et quand je me suis exprimé, je pensais naïvement agir dans l’intérêt de tous. J’ai préféré chercher un travail ailleurs pour préserver ma santé mentale », explique-t-il.
Conseil n°5 : faire preuve de patience
Gagner du crédit demande d’y aller en douceur pour discerner les règles du jeu avant de les adopter – si on les accepte – et de faire bonne impression à son équipe. Lise, par exemple, n’a pas révolutionné les réunions dans son entreprise du jour au lendemain : cette idée saluée par tous lui est venue après deux ans dans sa boîte. Ou, comme le résume Sandra Fillaudeau : « À moins d’avoir été embauché pour arriver avec ses gros sabots et tout révolutionner, il vaut mieux procéder par étapes pour comprendre ce qui permet de marquer des points. » Bonne nouvelle : jouer au bon élève dans le monde pro n’implique pas de ressortir cahiers et stylos pour prendre des notes.
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(1) Les prénoms ont été modifiés.
Article rédigé par Pauline Allione et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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