Atteindre le sommet de sa carrière, et après ? Ils témoignent
Jul 16, 2024
6 mins
« Devenir entrepreneur et monter ma boîte », « gagner un salaire à six chiffres », « passer DG »... Certains d’entre nous consacrent leur existence à gravir l’échelle sociale. Mais une fois parvenus au sommet, que se passe-t-il ? Que faire lorsqu'on a le sentiment d’avoir « tout réussi » ? Quelle porte ouvrir pour continuer à trouver du sens au travail ? Plongée au cœur de la notion de réussite au travail, en compagnie de nos experts du Lab Anaïs Vega et Albert Moukheiber.
« La réussite, c’est subjectif », raconte Louise qui vient d’une petite ville encerclée par les montagnes. Pour elle, réussir, « c’était déjà de sortir de là ». Sa progression débute le jour où elle se rend à Paris pour prendre un poste de directrice commerciale au sein d’une agence événementielle. Elle qui n’a alors que peu d’expérience, se voit confier la charge du département. « On est passé de petits événements de 20 personnes à des événements de 3 000 personnes pour de très gros clients », décrit-elle fièrement. L’ascension est fulgurante et Louise ne tarde pas à éprouver ce doux sentiment de réussite : « J’avais un salaire à 6 chiffres, j’allais dans des lieux qui font rêver, je voyais des gens connus qu’on ne rencontre pas dans la vie ordinaire. Partie d’où j’étais partie et arrivée là, avec les moyens que j’avais, j’ai considéré que je m’étais bien débrouillée. »
Emprunté à l’italien « riuscire », qui se traduit par « aboutir, avoir une issue » ou « sortir de nouveau », la réussite se dit d’une personne qui connaît le succès dans ce qu’elle entreprend. Une définition de la success story que ne démentira pas Charles Christory. Lorsqu’il monte sa première boîte, il vient tout juste de sortir d’école de commerce. À seulement 22 ans, la fleur au fusil, il n’a qu’une chose en tête : être libre et entreprendre. « Quand j’ai lancé Paf le Chien, je m’attendais à tout sauf un succès, avoue-t-il. Je voulais créer un jeu marrant, je n’avais pas d’ambition particulière. » Un peu au hasard, Charles lance Paf sur Facebook et, Bingo, le jeu touche sa cible.
L’ascension : gravir les échelons pro jusqu’au sommet
« Paf le Chien est rapidement devenu une marque », raconte Charles Christory. Pourtant, à ses débuts, le célèbre canin ne lui rapporte pas d’argent. Pour rester dans la course face à l’émergence de géants comme Candy Crush, sa société Adictiz lève 2 millions d’euros en 2012. Après deux années compliquées, l’entreprise prend finalement un tournant vers le BtoB qui lui ouvre la voie de la rentabilité. « Adictiz a rencontré un vrai succès financier avec un portefeuille de 250 grandes marques. On était rentables, l’affaire tournait », se remémore-t-il. À ce moment précis, Charles a rempli l’objectif qu’il s’était fixé : monter une boîte et atteindre la rentabilité.
De son côté, Louise, qui vit à Paris, un vaste appartement d’un quartier chic, se sent elle aussi au sommet de sa carrière. « On sortait beaucoup, reconnaît-elle, je faisais passer mon réseau avant tout le reste. Mon objectif, c’était d’accéder à un certain niveau de vie, avoir de beaux moyens pour pouvoir tout m’offrir. Mais, chaque fois que j’atteignais un pallier, je considérais que je pouvais encore aller plus loin. » Louise escalade ainsi l’échelle sociale, étage après étage. « Ce qui me motivait, c’était de gagner plus, avoue-t-elle. J’avais l’impression que ma valeur passait par la réussite au travail. Je voulais renvoyer une certaine image, appartenir à un certain cercle. Prouver à ma famille, et à moi-même que j’avais de la valeur. »
Une définition de la réussite professionnelle et financière qui se voit, en grande partie, biaisée. « Il s’agit de la vision promue par la société occidentale ces 150 dernières années, souligne Albert Moukheiber, psychologue du travail et docteur en neurosciences. Pourtant, la réussite s’entend dans un sens bien plus large comme le fait d’atteindre un objectif, quel qu’il soit. » Gagner de l’argent, être en bonne santé, se rendre disponible pour sa famille : nos objectifs varient d’une personne à l’autre et tout au long de notre vie. « Notre vision de la réussite est façonnée par notre représentation du monde, poursuit Anaïs Vega, coach et conférencière spécialiste du leadership régénératif. C’est notre paire de lunettes. Une perception unique du réel guidée par nos pensées, nos croyances, notre éducation et alimentée par nos expériences. Il est donc important de se demander tôt ou tard : c’est quoi ma paire de lunettes ? »
Sur la crête : quand le doute s’installe
Trois ans après Paf et deux enfants plus tard, coincé dans les embouteillages au volant de son 4x4 Tiguan, Charles s’interroge : « Quel est le sens de tout ça ? À quoi ça sert ? » Parvenu au sommet, il se sent soudain désorienté. Une fois là-haut, il éprouve une sensation de vertige, une peur du vide. Ce fils d’entrepreneur du Nord, biberonné à la culture business, se heurte de plein fouet à une nouvelle conscience écologique. « J’étais sportif, voileux, j’ai toujours aimé la nature, mais je n’étais pas du tout écolo, confesse-t-il. La naissance de mes enfants dans le contexte climatique actuel m’a fait réfléchir. Je me sentais profondément désaligné. Je travaillais pour de grandes marques qui proposaient dans leurs étalages des produits foireux pour la planète et notre santé. J’ai eu comme un déclic. »
Le regard rivé vers le sommet, Louise poursuit son ascension, bien déterminée à grimper, toujours plus haut. Mais dans sa course folle, la perte de sens la fragilise elle aussi : « Tout à coup, tout s’est écroulé, raconte-t-elle. J’ai fait une sorte de burn out, doublé d’une hernie discale… J’ai été contrainte de m’arrêter car tout lâchait. » C’est la crevasse, le gouffre sous ses pieds. La paroi sur laquelle elle s’agrippait s’est mise à s’effriter, Louise vacille : « Tout cet argent, c’était bien beau mais superficiel. Ce n’était pas moi, reprend-elle. Depuis le début, je répondais à des attentes, celles de mes parents et de la pression sociale, mais pas à mes besoins profonds. L’horloge biologique aussi me rappelait à la réalité : j’avais 38 ans, pas d’enfant, car ce n’était jamais le bon moment. » Elle négocie alors une rupture conventionnelle et s’offre un break. Dans le même temps, elle donne naissance à son premier enfant. « Je me suis pris une grosse claque, avoue-t-elle. J’ai pensé que cet enfant ne pouvait être heureux que si moi j’étais heureuse. Il fallait redéfinir mes priorités. »
« C’est ce qu’on appelle la ‘’loi de Goodhart’’, du nom de l’économiste Charles Goodhart, analyse Anaïs Vega. Il explique que : lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure. » Tout miser sur un objectif comme le fait de gagner à tout prix un salaire à six chiffres, présente indéniablement un risque : celui d’être déçu le jour où on l’atteint. « À surinvestir un objectif, on surestime massivement le bonheur qu’on va en tirer une fois l’objectif atteint, au risque d’échouer dans les autres aspects de sa vie », poursuit Albert Moukheiber. On a tous éprouvé ce sentiment à l’obtention d’un diplôme ou d’une promotion, récompense d’une énergie massivement déployée sur la durée. Et pour cause, le bonheur est multifactoriel. De même que l’être humain ne peut être réduit à sa seule réussite professionnelle. « Pour autant, le but n’est pas de s’éviter ce type de décompression, nuance le docteur en neurosciences. Il ne faut pas tomber dans cet autre récit performatif, l’injonction selon laquelle il faudrait tout le temps aller bien. Atteindre un objectif n’est pas néfaste en soi, même s’il provoque temporairement un sentiment de vacuité une fois atteint. Il faut simplement accepter cet état et digérer ce qui vient de se passer. »
La descente : trouver son véritable ancrage
En proie au mal d’altitude, Charles troc son Tiguan contre un vélo familial, entamant la descente vers un mode de vie plus responsable. Aussi, quand un investisseur l’approche pour lui proposer de racheter Adictiz, il saisit l’opportunité. « J’ai touché une somme qui ne me permettait pas d’arrêter définitivement de travailler, mais de pouvoir en revanche lancer de nouveaux projets, raconte-t-il. Quand on crée une boîte, on ne le fait pas pour la revendre et devenir millionnaire. Ce n’est pas le sujet premier. Ce qui m’excite, c’est d’être libre, de me réaliser en montant des projets et de toucher une partie du monde avec une idée. » L’impact, c’est ce qui définit sa trajectoire. Avec sa nouvelle boîte Le Fourgon, qui remet la consigne au goût du jour, Charles Christory lance une nouvelle bouteille à la mer. « Cette fois, on s’attaque au marché colossal de l’emballage qui produit un volume de déchets hallucinant », s’exclame-t-il avec enthousiasme.
Louise, quant à elle, se décide à lâcher prise. Après un programme de coaching, elle quitte Paris, son job et son confort financier pour se lancer en freelance dans l’écriture depuis Biarritz. « Il y a eu un basculement, souffle-t-elle. J’ai pris conscience que ma vie et mes priorités n’étaient plus ce qu’elles étaient : je me fiche de gagner moins. Mon pouvoir d’achat est certes divisé par deux, voire plus, mais ma priorité n’est plus là. Dorénavant, mes priorités sont ailleurs : être heureuse, indépendante, avoir des clients satisfaits et avoir du temps pour moi et ma famille, c’est ça ma réussite aujourd’hui. Je suis devenue l’artisan de mon bonheur. »
Vous avez atteint votre objectif et vous vous sentez désorienté ? Albert Moukheiber préconise une seule chose : « Il faut se confronter au réel. » Pour le neuroscientifique, il existe deux types de problèmes : ceux qui sont mentalisables et peuvent être résolus par un plan mental, et ceux qui ne le sont pas et qui imposent que l’on mette les mains dans le cambouis. « Ce n’est pas en réfléchissant que l’on redonnera du sens à son existence, mais en agissant », traduit-il. Dans la même dynamique, Anaïs Vega recommande de porter son attention sur autre chose : le jardinage, l’art, le sport… « Car là où se porte ton attention, va ton énergie, souffle-t-elle. Il est bon de ralentir et de se demander quelle est sa source de motivation intrinsèque. Le bonheur n’est pas un état passif, mais un état actif qui repose sur des expériences. » Pour y accéder, elle incite à pratiquer des activités qui nous absorbent afin d’entrer dans un état de « flow », et recommande d’appliquer le principe de sous-optimalité en privilégiant la robustesse à la performance.
Quelle que soit notre propre définition de la réussite, il ne faut pas confondre l’objectif à atteindre et le sens donné à son existence. Car, pour reprendre les mots de l’alpiniste Edmund Hillary, l’un des premiers hommes à avoir atteint le sommet de l’Everest : « Le sommet n’est que la moitié du voyage. »
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Article écrit par Gabrielle de Lyones et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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