« J’ai un avenir dans ce métier » : la difficile vocation des secteurs sous tension
Jan 27, 2023
7 mins
Journaliste Freelance
On dit qu’il n’y a plus de candidat. Que les salaires sont trop bas. Que la charge émotionnelle pèse. Que les vocations, naguère vivaces, s’étiolent. Que les conditions, tendues, marquées par l’absentéisme et le manque de moyen, font fuir les jeunes. Pourtant, des résistants continuent à y croire. Ils nous racontent pourquoi leur métier sous tension attise encore leur flamme.
Chaque année, la Dares, le service de statistiques du ministère du Travail, fait ses comptes. En 2021, ils étaient une trentaine, ces métiers jugés “en tension”, parmi lesquels figurent la métallurgie, le BTP, la restauration, les agents d’entretien ou encore les aides soignants.
Ils sont « en tension », parce que le nombre d’offres d’emplois est supérieur à celui des candidats. Et ce, pour diverses raisons : déficit de formation et de main d’œuvre (comme dans l’informatique ou la santé), manque d’attractivité (horaires tardifs, travail le week-end), pénibilité (contraintes physiques, travail répétitif, charge émotionnelle) ou encore conditions contractuelles (emplois en CDD au lieu de CDI par exemple).
Qu’est-ce qui motive encore les jeunes à faire carrière dans ces métiers où, selon une étude de la Dares et Pôle emploi publiée en septembre dernier, les tensions sur le marché du travail sont au plus haut niveau depuis dix ans ? On a rencontré cinq passionnés, pour comprendre pourquoi et comment ils gardent la foi.
« Dans ce métier, en partant de rien, tu peux aller très haut », Baptiste Bourgine, 31 ans, propriétaire d’un traiteur italien
J’ai eu un parcours scolaire chaotique. J’avais des mauvais résultats, je n’ai pas eu le brevet. Après m’être fait virer d’une école d’art, j’ai fait un bac pro de géomètre. Persuadé que j’allais le louper (ce qui n’a pas été le cas, finalement !), j’ai suivi un ami parti travailler 4 mois en Australie. J’avais 19 ans. C’est là-bas que j’ai commencé la restauration. Je ne parlais pas du tout anglais, j’ai commencé comme plongeur dans un restaurant chinois du fin fond de Sydney, avec une paye misérable.
J’ai voulu mieux. J’ai été embauché comme plongeur, toujours, dans un restaurant de Bondi-beach, l’une des plus célèbres plages de la capitale, tenu par un expatrié grec, qui a été un mentor. Le deal était clair : dès que je maîtrisais l’anglais, je devenais serveur.
Au bout de 4 mois et beaucoup de films anglais sous-titrés anglais, j’ai enfin obtenu ce poste qui me faisait rêver. Au début, c’était n’importe quoi. Scrumbledd eggs, fried eggs, sof-boiled eggs… Tout se ressemblait, j’appuyais systématiquement sur la même touche ! Heureusement, les clients étaient sympas, sûrement grâce à mon accent frenchie ! L’année d’après, je suis passé manager de terrasse. Ça me passionnait de rencontrer des personnes différentes tous les jours. J’avais trouvé ma place, mon sens et ma stabilité dans ce métier : son intensité m’a permis de canaliser l’énergie de l’hyperactif que je suis.
De retour à Paris, j’ai accepté un poste de “runner” (commis de cuisine) dans une brasserie, car je ne maîtrisais pas le port des plateaux en acier : classe, mais ultra-glissant !
Je travaillais 72 h par semaine, parfois 6 jours sur 7. Mais j’avais une envie folle de bosser. Mon chef me répétait : « Bourgine, ne lâche pas, tu as un avenir dans ce métier. » Je suis passé chef de rang.
Il y avait beaucoup à penser, surtout quand j’avais 30 tables en même temps. Quelle école de la rigueur ! Je gagnais très bien ma vie grâce aux pourboires et aux heures supplémentaires : entre 3 500 et 4 500 euros net.
Puis j’ai été manager et directeur artistique dans un club parisien. C’était parfait : j’organisais des soirées, il y avait une symbiose incroyable dans l’équipe. J’y suis resté deux ans, j’y ai rencontré ma copine, Séréna.
Ensemble, on a ouvert Pépino, un traiteur italien, à Meudon (Hauts-de-seine) en pleine crise sanitaire, en janvier 2021. On a tout fait tout seul, la déco, le site… Et ça marche très bien, je suis tellement content.
J’ai 31 ans et j’aime toujours autant mon métier qui est, finalement, de donner du plaisir aux gens. Dans ce métier, en partant de rien, tu peux aller très haut. Pour moi, c’était une revanche sur l’école.
« Ce qui me fait rester, c’est cette fierté d’avoir un boulot utile », Mathéo, 26 ans, éducateur spécialisé
Depuis 5 ans, je fais des missions d’éducateur socio-éducatif auprès des mineurs isolés, des jeunes non ressortissants européens qui sont placés en foyer d’urgence.
Mon rôle est de les aider à retrouver confiance après des parcours chaotiques ou traumatiques, à trouver des repères et à “s’intégrer”, même si je n’aime pas ce terme, à travers des activités culturelles et sportives, entre autres. Et, depuis que j’ai été diplômé, il y a un an, je travaille également à mi-temps dans une association qui vient en aide aux usagers de drogue.
Notre secteur traverse une crise, surtout le milieu de l’aide à l’enfance, qui subit d’énormes coupes budgétaires ces dernières années. Il y a une pénurie de professionnels. Les conditions sont parfois difficiles et le salaire mauvais : nos métiers sont sous-estimés. Je comprends que mes confrères soient dégoutés. Quand tu n’es pas soutenu, tu te sens débordé et abandonné.
Ce qui me fait rester, c’est cette fierté d’avoir un boulot utile. Évidemment, il y a des limites. Le manque de personnel perturbe le travail de fond. Il faut aussi accepter qu’il y a beaucoup d’échecs. Mais je ne suis pas là pour remplir des statistiques, c’est exactement ce que j’ai fui en quittant la socio !
Il y a beaucoup de bienveillance dans mon métier. Souvent, les équipes sont soudées. C’est hyper nourrissant. Et puis, on a des perspectives d’évolution malgré tout : chef de service, directeur de structure…
Il y a des moments difficiles, mais les bons moments sont beaucoup plus puissants. Parfois, je croise certains jeunes avec qui j’ai travaillé en train de consommer de la drogue. C’est une grande déception. Mais je m’appuie sur les victoires de ceux qui s’en sortent pour avancer. Du point de vue de la santé publique et du bien-être social de la France, on fait un boulot tellement important. On prépare l’avenir de la France.
« Cette discipline de vie est devenue un challenge personnel, qui me donne envie de me lever le matin », Lucie 23 ans, étudiante en médecine
Je suis en 5ᵉ année de médecine. J’ai toujours été intéressée par la physiologie et les matières scientifiques et je voulais un métier avec du contact humain. Comme prévu, la première année a été horrible et ça continue d’être très dur, contrairement à tous ceux qui pensent qu’après, “ça roule”. Il faut vraiment aimer ce qu’on fait, parce que ça nécessite une quantité de travail énorme.
On sait tous que la médecine va mal, surtout à l’hôpital. On s’en est rendus compte lors des stages et des gardes aux urgences, en quatrième année. C’est très loin de l’idée que j’en avais, d’une institution structurée, organisée. L’hôpital manque de personnel et de moyens, comparativement à l’afflux de patients. L’atmosphère est tendue et stressante. Les horaires s’allongent, car il faut pallier le manque de personnel.
Pour toutes ces raisons, j’ai prévu de fuir l’hôpital au concours de fin de 6ᵉ année pour devenir médecin généraliste. Impossible de me projeter à long terme dans un rythme de vie hospitalier. Je cherche un meilleur équilibre entre ma vie professionnelle et personnelle.
En médecine générale, la charge de travail est conséquente, mais il y a souplesse dans l’organisation. Je gèrerai mon planning et la durée des consultations comme je le voudrai, comme mes horaires de travail. Et puis, je pourrai exercer en libéral ou en tant que salariée dans une maison de santé. C’est moins de travail administratif et plus de temps pour se consacrer aux patients.
Au fond, étrangement, cette discipline de vie est devenue un challenge personnel, qui me donne envie de me lever le matin. Cette compétition avec soi-même m’oblige à développer ma confiance en moi et à me dire que je vais y arriver, malgré les embûches.
Et puis, la fatigue et la charge de travail seront toujours contrebalancées par la gratification inhérente au métier. On a ce sentiment d’apporter un plus à la société, d’aider des gens, même si on ne fait pas de miracle.
« Je suis toujours motivée, même si je suis un peu désenchantée », Pauline Maréchal, 26 ans, enseignante en grande section de maternelle
Au quotidien, mon métier me plaît. Je suis toujours motivée, même si je suis un peu désenchantée : je ne m’attendais pas à cette réalité pendant mes études. C’est plus difficile que ce que je pensais : c’est très fatiguant au quotidien, on fait énormément d’heures en dehors de nos journées et clairement, le salaire ne suit pas. Pour toutes ces raisons, je me pose des questions sur l’avenir. Parfois, je me dis que je ne pourrai pas exercer ce métier toute ma vie.
Mais pour l’instant, je m’accroche. D’abord, j’ai fait 5 ans d’études pour ça !
Et puis c’est un métier vraiment gratifiant. On voit évoluer et progresser les élèves, on passe de chouettes moments avec eux. On cherche des activités qui les motivent, on les voit être fiers de réussir et d’avancer. C’est la plus belle part du job et je prends beaucoup de temps pour que ça marche. Et puis, il y a ces petits moments magiques, où un élève sort un truc trop drôle et on se met tous à rire ! Ma classe est “bon public” et je passe ma journée à me donner en spectacle. C’est souvent très joyeux.
« Aider les autres, c’est ce qui me porte, depuis toujours », Adeline Lefilliatre, 20 ans, étudiante en auxiliaire de puériculture
Depuis septembre 2022, je suis en alternance pour devenir auxiliaire de puériculture en maternité, après avoir obtenu mon CAP petite enfance. Ce métier, je l’ai choisi parce que depuis toute petite, je suis fascinée par les enfants, surtout par la venue au monde. Je n’ai pas encore fait de stage en maternité, mais ça a l’air d’être un moment merveilleux… On rencontre ses parents, le monde. C’est splendide, non ?
Mon rôle, à l’hôpital, sera d’apporter les premiers soins aux bébés dans leurs premiers jours de vie : premier biberon, premier bain, premières mesures… Je devrais aussi conseiller les parents au besoin. Aider les autres, c’est ce qui me porte, depuis toujours.
En ce moment, je fais mon premier stage dans une crèche. Je trouve ça incroyable, de me lever le matin pour vivre une journée avec ces êtres qui ne voient pas le monde de la même façon que nous. J’observe leur innocence et leur développement physique et mental, leurs premiers pas, leur langage, leur apprentissage des émotions…
Je sais qu’il y a des difficultés. Je me renseigne un peu, mais je ne me pose pas trop de question et j’évite d’en parler pour me concentrer sur le meilleur de ce métier. J’ai tendance à voir le monde en rose, même si je garde les pieds sur terre.
Je sais que je compterai mes sous, car le métier n’est pas assez reconnu. Ça ne m’empêche pas d’avoir très envie d’y travailler. Finalement, ça me donne envie de me battre, pour montrer aux autres que c’est, certes, un métier compliqué vu sous certains angles, mais surtout un job formidable. Mon père me soutient énormément. Il m’encourage quand j’ai des coups de mou. Il me dit que je suis une battante. Ça fonctionne toujours. Le lendemain, je donne tout !
Article édité par Manuel Avenel ; Photographie de Thomas Decamps
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