Stanford, Milgram... 4 expériences de psychologie mythiques transposées au monde pro
Sep 04, 2024
7 mins
Milgram, Zimbardo, Sherif… Ces chercheurs en psychologie aux allures de savants fous ont marqué les esprits avec leurs expériences fascinantes devenues de véritables classiques. Troquant parfois l’éthique contre la découverte scientifique, leurs résultats dérangeants nous en apprennent long sur l’esprit humain. Au-delà de la psychologie, et si ces expérimentations pouvaient nous en apprendre plus sur nos comportements au travail ? Retour sur quatre expériences mythiques et les enseignements professionnels que l’on peut en tirer.
1. L’expérience de Milgram
En 1963, le professeur Stanley Milgram, chercheur en psychologie à l’Université de Yale, recrute des volontaires pour participer à un test de mémoire. Les répondants sont convoqués dans un laboratoire et découvrent qu’ils devront réaliser le test en binôme. L’un d’eux est désigné comme « l’élève » et a pour but de mémoriser des paires de mots dictées par l’autre participant, ayant le rôle de « l’enseignant ». L’exercice est supervisé par un scientifique en blouse blanche, qui leur explique que le but de l’expérience est d’étudier l’impact de la punition physique sur les capacités de mémorisation. À chaque fois que l’élève se trompe, l’enseignant a pour consigne de lui envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes. Mais ce que l’enseignant ne sait pas, c’est qu’il est en réalité l’unique cobaye de cette expérimentation, et que celle-ci n’a rien à voir avec un test de mémorisation. L’élève est en fait un comédien chargé de simuler une douleur aiguë à chaque fausse décharge et le véritable but de l’expérience est en fait de déterminer jusqu’à quel point l’enseignant acceptera d’infliger de la douleur à une personne.
Les résultats
Si vous pensiez que tout être humain doué d’empathie s’arrête rapidement, vous risquez d’être déçu.e. En effet, les résultats montrent que plus de 60% des enseignants acceptent d’infliger des souffrances maximales à leur élève, c’est-à-dire d’envoyer une décharge potentiellement mortelle. Certains ont bien essayé de montrer qu’ils désapprouvaient la démarche, mais la majorité d’entre eux a tout de même accepté de continuer dès lors que le scientifique prenait l’entière responsabilité de ce qu’il adviendrait. De tels scores ont de quoi surprendre, d’autant plus que Milgram ne s’attendait à ce que seulement 1 à 2% de l’échantillon aille jusqu’au bout de l’expérience, soit le pourcentage de psychopathes de la population américaine.
Tous complices ?
L’expérience de Milgram nous apprend que les actions immorales, voire dangereuses, ne sont pas uniquement le fait de psychopathes ou de gens mal intentionnés. Nous pouvons tous être amenés à réaliser de tels actes, par pure soumission à une autorité. Milgram démontre ainsi que lorsqu’un ordre provient de ce que l’on considère être une autorité, la plupart des gens relativisent le caractère problématique de leurs comportements, et plus encore lorsqu’ils sont déresponsabilisés.
Alors que la science fait figure d’autorité dans l’expérience, elle peut prendre différentes formes dans le quotidien. Au bureau, elle est votre manager ou le boss de l’entreprise et, s’il y a peu de chances que vous soyez amené.e à envoyer des décharges électriques à quelqu’un dans le cadre de votre travail, vous pouvez vous retrouver à accepter et entretenir les pratiques parfois immorales d’une entreprise. Les exemples sont nombreux :
- Votre manager vous demande de passer une commande express sur Amazon. Vous aviez pourtant décidé de boycotter la plateforme dont les politiques sociales et environnementales vont à l’encontre de vos convictions. Mais vous n’hésitez pas une seconde avant d’exécuter la tâche, en vous disant que c’est à votre manager que revient toute la responsabilité.
- Autre exemple, un employé de votre entreprise est licencié injustement et c’est à vous de lui annoncer la décision de la direction. Ce n’est pas un moment agréable à venir, et d’ailleurs vous ne cautionnez même pas cette rupture de contrat abusive. Pourtant, rassuré par le fait de pouvoir dire « c’est une décision qui vient d’en haut », vous ne contestez pas et annoncez la lourde nouvelle à l’intéressé.
Dire non à une autorité, au travail comme dans le reste de la société, n’est pas toujours facile. Mais il est nécessaire de garder en tête que tous les ordres ne sont pas bons et que les refuser est parfois la meilleure décision.
2. La prison de Stanford
Conduite par René Zimbardo en 1971, l’expérience de Stanford a pour but d’étudier l’impact des situations sur nos comportements. Pour cela, le psychologue américain a fait participer des volontaires à une simulation de la vie carcérale, avec comme décor le sous-sol du bâtiment de psychologie de l’Université de Stanford. 24 étudiants ont été retenus, sur la base de leur stabilité émotionnelle et leur maturité, puis ont été désignés aléatoirement comme des prisonniers ou gardiens de prison. Pendant la durée de l’observation, les gardiens étaient chargés de faire respecter les règles de la prison et de veiller au bon déroulement des journées des prisonniers. Les détenus, quant à eux, devaient subir leur sort comme de vrais prisonniers.
Les résultats
Très rapidement, les participants ont commencé à se comporter à l’encontre de leurs caractéristiques psychologiques. Se montrant très investis dans leur rôle, les gardiens ont fait preuve d’une grande sévérité et sont même allés jusqu’à faire subir des traitements humiliants et sadiques aux détenus. Les prisonniers se sont également très vite retournés contre leurs gardiens, lançant une émeute dès le deuxième jour, sans pour autant appeler à l’interruption ou l’abandon de l’expérience, même lorsque cette option leur a été proposée. La tournure des événements a rendu l’expérience de la prison de Stanford célèbre. Le contrôle ayant totalement échappé à René Zimbardo, il décida d’écourter l’expérimentation au bout de quelques jours alors qu’elle devait initialement durer deux semaines, craignant pour la santé des participants.
L’habit ferait-il le moine ?
Bien que l’expérience soit souvent critiquée pour ses limites éthiques et scientifiques, les résultats nous en disent long sur notre façon de se conformer aux rôles sociaux. Le changement de personnalités des candidats aux rôles de gardes, par le simple fait d’être déguisés, prouve l’influence que peut avoir un contexte sur nos comportements. Au travail, nous ne sommes pas totalement nous-mêmes, mais répondons à ce que la situation, et surtout notre rôle, exigent de nous. Ainsi, un nouveau job pourrait transformer drastiquement votre personnalité. Vous pourriez devenir un.e N+1 tyrannique au sein d’une entreprise qui cultive le management toxique, ou encore vous transformer en requin dès l’instant où vous signez votre contrat en cabinet de conseil. Nos comportements seraient toujours guidés par ce que nous pensons que notre entreprise attend de nous, nous pliant ainsi parfois à de vrais clichés dans nos actions.
3. L’expérience de la caverne aux voleurs
Cette expérience prend place dans un un camp de vacances, où le professeur Sherif a réuni une vingtaine d’enfants de onze ans en deux groupes logés séparément dans le parc de Robbers Cave (en français, la caverne aux voleurs), dans l’Oklahoma. L’expérience s’est déroulée en trois phases :
- Phase 1 : les enfants étaient répartis en deux groupes, chaque groupe ne sachant pas qu’un autre vivait dans le même camp. Chaque enfant apprend à s’intégrer à son groupe.
- Phase 2 : les animateurs révèlent aux enfants l’existence de l’autre groupe, et initient une compétition entre les deux en lançant des petites épreuves réalisées séparément.
- Phase 3 : les deux groupes se rencontrent et les animateurs leur présentent un problème commun à résoudre ensemble.
Les résultats
Les trois phases de l’expérience montrent une évolution dans le comportement des enfants. Lors de la première phase, ils découvrent leur groupe et un sentiment d’appartenance se crée. Quand les groupes prennent connaissance de l’autre, ils entrent immédiatement en conflit. Les deux groupes refusent de manger ensemble, les animateurs relèvent des comportements injurieux et on retrouve un fort rejet mutuel. Mais l’arrivée d’une problématique commune pousse les enfants à la collaboration et à l’interaction, ce qui provoque un apaisement des tensions. Cette dernière phase, dite « d’intégration », marque un retour au calme et une pacification des rapports.
Tout pour la team
À travers son expérience, le professeur Sherif raconte comment le sentiment d’appartenance à un groupe impacte nos rapports avec ceux qui en sont extérieurs. Au bureau, les différentes équipes de travail constituent des groupes dont les membres se sentent unis par un objectif commun. Si la logique voudrait que l’ensemble des collaborateurs d’une entreprise éprouvent ce même sentiment, il arrive que sur certains aspects deux équipes soient mises en concurrence. Cela peut être provoqué volontairement - certaines entreprises créent une concurrence interne entre les équipes commerciales pour augmenter leur motivation - ou involontairement par l’organisation. Lorsque les objectifs de deux équipes entrent en conflit, il est plus probable que les collaborateurs de ces deux groupes se rejettent mutuellement, ou que des tensions apparaissent. Typiquement, c’est comme cela qu’on se retrouve au milieu d’un affrontement entre l’équipe commerciale et la finance, ou entre la tech et les RH. Une mauvaise ambiance au bureau peut avoir un grand impact sur le bonheur et se répercuter sur leur productivité, d’où l’importance pour les managers de veiller à la préservation d’un équilibre et à l’identification de l’objectif final de l’entreprise par tous les collaborateurs.
4. Le conformisme de Asch
Pour les besoins de cette expérience, le professeur Asch réunit des groupes d’étudiants du Swarthmore College, en Pennsylvanie - décidément, les étudiants américains sont de vrais petits rats de laboratoire - et leur fait passer un test d’observation. Chaque question du test se présente sous la même forme : les étudiants découvrent une ligne de référence, et doivent choisir, parmi trois autres lignes, laquelle ressemble le plus à la première. La bonne réponse est toujours facilement détectable, les autres propositions étant à l’évidence trop longue ou trop large. Les étudiants révèlent un par un leur réponse à voix haute et, lors des premiers tours, tous trouvent la bonne réponse. Mais à partir du septième essai, l’expérience devient plus intéressante.
En réalité, un seul étudiant est testé dans chaque groupe, tandis que les autres suivent des consignes dictées par le professeur Asch. Ils sont censés répondre librement aux six premières questions, puis donner ensuite la même mauvaise réponse, bien que le niveau ne se soit pas corsé au fur et à mesure des essais. L’étudiant testé révèle sa réponse en avant dernière position, ce qui lui laisse le temps de l’ajuster ou non en fonction des autres. Tout l’intérêt de l’expérience se trouve autour de la question suivante : l’élève va-t-il choisir la mauvaise réponse pour faire comme les autres, ou être le seul à donner la bonne réponse ?
Les résultats
Plus d’un tiers des sujets testés (35%) décide, au fur et à mesure des essais, de s’aligner sur les réponses erronées des autres participants et les trois quarts des étudiants se conforment au moins une fois aux mauvaises réponses du reste du groupe. Après l’expérience, ils témoignent de leur confusion, de l’anxiété et du stress provoqués par la contradiction entre leur avis et les réponses unanimes des autres. Certains restent tout de même sur leur position initiale, mais en pensant s’être trompé, invoquant parfois des problèmes de vue.
Plutôt se tromper que s’isoler
Ce que le professeur Asch met en évidence avec son expérience, c’est la force avec laquelle nous nous plions au conformisme. En tant qu’êtres humains, nous ressentons un tel besoin de se sentir conforme à la norme que nous sommes parfois prêts à aller à l’inverse de notre raison pour ne pas s’écarter du groupe. On retrouve sûrement un peu de cela lors d’un brainstorming, quand vous n’osez pas faire des propositions trop originales, ou lorsque vous adoptez la culture de l’entreprise au détriment de vos traits de personnalité ou de vos valeurs… Le conformisme nous pousse, au bureau comme dans la vie, à nous enfermer collectivement dans un cadre. C’est ce qui nous empêche de penser « outside the box », ou même simplement de rester fidèles à nous-même face à des courants contraires à nos convictions.
Le monde du travail regorge de situations dans lesquelles nos comportements sont explicables par la psychologie sociale. Parfois, s’ils peuvent nous sembler illogiques ou nous mettre face à des contradictions, ces comportements s’inscrivent avant tout dans notre nature humaine et sont compliqués à modifier. Cependant, le fait d’identifier ces processus psychologiques, par le biais d’expériences comme celles que nous avons abordées, nous donne sûrement plus de chances de s’en émanciper et de conserver notre libre arbitre en toute circonstance.
Article édité par Gabrielle Predko et Camille Perdriaud ; Photo de Thomas Decamps
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