Comment jongler entre les exigences du quotidien et la quête de sens au travail ?
Oct 30, 2024
6 mins
Qui ne s’est jamais demandé quel sens donner à son travail ? Dans Un sens à la vie : enquête philosophique sur l’essentiel (éd. Puf), Pascal Chabot explore cette question qui nous touche tous. Dans un monde où la pression de la performance et la quête d’efficacité tendent à nous éloigner de ce qui est essentiel, l’auteur nous invite à repenser nos priorités. À travers son enquête, il montre comment chacun, face à des choix personnels et professionnels, est amené à redéfinir ce qui a du sens, à la fois dans sa carrière et dans sa vie personnelle.
Vous avez consacré un livre entier à la question fondamentale du sens de la vie, un thème central dans nos sociétés contemporaines. Pourquoi avoir choisi de vous intéresser spécifiquement à cette problématique ?
Pascal Chabot : La philosophie a toujours eu pour mission de s’interroger sur des sujets complexes tels que le rapport au temps, l’amitié, l’amour ou encore la mort, des questions qui échappent à toute réponse universelle. Mon intérêt pour le « sens de la vie » s’est imposé naturellement après la publication de mon précédent ouvrage consacré au burn-out. En explorant les questions de santé mentale et de souffrance au travail, j’ai pris conscience qu’il était impossible d’aborder ces thématiques sans évoquer la notion de sens. Bien que cette dernière imprègne nos existences, elle reste ouverte à de multiples interprétations et demeure étonnamment peu traitée dans la philosophie contemporaine.
À l’issue de votre enquête, pouvez-vous nous éclairer sur ce que l’on entend réellement lorsque l’on parle de « sens » ?
« La perte de sens survient lorsque cette cohérence est rompue, laissant place à une confrontation avec l’absurde. »
P. C. : Les termes que la philosophie aborde sont souvent complexes et leur signification reste parfois indéterminée. Pour remédier à cela, il est important de commencer par clarifier le cadre sémantique. J’ai donc choisi de m’appuyer sur la richesse de la langue française, qui offre trois définitions distinctes du mot « sens ». Il y a d’abord le sens lié à ce qui est perçu par nos sensations, ensuite celui qui correspond à l’interprétation et à la compréhension, et enfin, le sens qui s’inscrit dans une direction, un mouvement vers l’avenir. D’un point de vue philosophique, je définis le « sens » comme l’interaction continue entre trois dimensions : la sensation, la signification et l’orientation. Maintenant, est-ce que tout ce que nous faisons a un sens ? Non, pas nécessairement. Mais nous acceptons de les accomplir tant que cela ne paraît pas trop absurde. La perte de sens survient lorsque cette cohérence est rompue, laissant place à une confrontation avec l’absurde.
Si de plus en plus de personnes semblent ne plus trouver de sens à leur vie ou à leur activité professionnelle, cela signifie-t-il que tout devient absurde ?
P. C. : Depuis toujours, les êtres humains cherchent à échapper à l’absurde, à la contradiction et à l’incohérence. La montée actuelle du sentiment de perte de sens peut effectivement être interprétée comme une confrontation accrue à l’absurde. Lorsqu’ils ne parviennent plus à relier leurs actions à une cohérence d’ensemble — que ce soit sur le plan professionnel ou personnel — une forme de dissonance s’installe. Ce décalage, perçu comme absurde, alimente leur malaise et un sentiment croissant de désorientation.
Jusqu’à récemment, cette quête de sens était en grande partie comblée par les grands récits collectifs, notamment celui du devoir. Le travail devait être accompli, chacun avait une place assignée dans la société qui conférait un ensemble de devoirs, ce qui, pour un temps, a occulté la question du sens individuel. Je situerais la rupture en 1968 : les individus se sont détournés du devoir, ils ont commencé à questionner leurs désirs profonds et à chercher à se réaliser. Soudain, la quête de sens est devenue une responsabilité individuelle.
Pensez-vous que la numérisation du travail joue également un rôle dans la perte de sens ? Je pense notamment au premier confinement, durant lequel de nombreux salariés se sont retrouvés à l’arrêt, réalisant qu’ils n’étaient peut-être pas essentiels au fonctionnement de la société. Et aussi, à l’ouvrage Bullshit Jobs de David Graeber…
P. C. : Il serait injuste de critiquer le numérique dans son ensemble, car il a considérablement amélioré nos vies. Cependant, aujourd’hui, nos circuits habituels de production de sens sont de plus en plus connectés à ce que j’appelle le « surconscient numérique », un espace qui transforme puissamment notre manière de penser et d’agir. Une part de nous reste dans le concret, dans la vie physique, mais dès que nous interagissons avec un écran, nous entrons dans un autre espace. Cela nous éloigne du domaine des sensations et du travail « éprouvé », ressenti, pour nous confronter à des logiques souvent déconnectées de nos désirs et de ce que nous aimons. Prenez un exemple simple : remplir un formulaire en ligne. Cette tâche, parfois rébarbative et même coercitive quand le site Internet fonctionne pas correctement, est bien loin de ce qui nous motive. De même, la fragmentation constante du travail, à travers des interruptions perpétuelles — un e-mail, un message par là — nous empêche de nous concentrer pleinement. Nous sommes en permanence projetés entre le surconscient numérique et le monde réel, ce qui peut donner un sentiment d’assèchement et empêche de mener à bien un travail de qualité.
Ces dernières années, il y a également une critique de la fragmentation des tâches au travail. De plus en plus, les salariés n’accomplissent qu’une partie d’un tout, sans jamais avoir l’opportunité d’apprécier le produit fini ou de constater directement le résultat de leur contribution.
P. C. : Il s’agit là d’une critique classique de l’industrialisation, que Marx formulait déjà en reprochant à la production en usine de réduire l’ouvrier à une tâche segmentée, alors que l’artisan, lui, menait l’ensemble du travail de bout en bout. Cette segmentation est caractéristique de la société industrielle, et il est vrai qu’elle s’est accentuée avec l’ère numérique. Aujourd’hui, de nombreuses tâches sont effectuées sans que l’on sache ce qu’elles deviennent dans cette vaste matrice numérique. Le numérique, en tant que tel, semble parfois bien éloigné des standards de qualité que nous valorisons en tant qu’humains.
Ces standards, ce sont ceux que l’on peut éprouver : le sentiment de fierté lorsque l’on a bien accompli un travail. C’est pourquoi il est essentiel de militer pour une réévaluation de la qualité du travail et pour retrouver une certaine maîtrise de la chaîne de production, même dans les métiers où la segmentation est devenue la norme.
La réponse au manque de sens au travail doit-elle nécessairement être individuelle ou peut-on envisager une réponse collective à cette problématique ?
« La perte de sens surgit lorsque l’on interroge la nature même du travail : nous offrons notre temps et, en échange, nous recevons une rétribution. Si l’on y réfléchit, cet échange est fondamentalement inégal. »
P. C. : Il est difficile de formuler une réponse qui puisse résonner de manière uniforme pour tous. Ce qui me frappe particulièrement dans la question de la perte de sens au travail, c’est le sentiment que l’action accomplie ne nourrit plus suffisamment l’individu. Ce que nous faisons, au fond, vise d’abord à nous réaliser, à nous épanouir. La perte de sens surgit lorsque l’on interroge la nature même du travail : nous offrons notre temps et, en échange, nous recevons une rétribution. Si l’on y réfléchit, cet échange est fondamentalement inégal. Le temps est ce que nous avons de plus précieux, et en retour, nous recevons de l’argent — certes essentiel — mais qui relève du quantitatif, et ne possède pas l’intimité ni la valeur existentielle que revêt le temps donné. Le sens, c’est ce qui vient rééquilibrer cet échange disproportionné.
On entend parfois dire que la question du sens concerne avant tout ceux qui ont le luxe de s’y attarder. Pensez-vous que cette problématique touche tout le monde, et que chacun puisse réellement se la poser ?
P. C. : Je rejette fermement l’idée selon laquelle cette question ne concernerait que des privilégiés ayant le temps ou le loisir de s’interroger sur des questions existentielles ou intellectuelles. Les grandes questions, comme celle du sens, sont universelles et peuvent se poser à chaque individu. La vraie question est plutôt de savoir si tout le monde a la possibilité de s’y attarder. Il ne faut pas beaucoup de temps pour réaliser que ce que l’on fait dans la vie est absurde, et cela peut se manifester à différents niveaux dans la chaîne de travail, où le non-sens devient évident. Cependant, la capacité de partager cette réflexion et d’agir pour faire bouger les choses est, elle, distribuée de manière beaucoup moins égalitaire.
Pour beaucoup, le sens est soluble dans l’argent et tout ce qu’il promet. Mais peut-il réellement remplacer le sens ?
P. C. : Je pense que la question du sens peut, dans une certaine mesure, être absorbée par l’argent, selon le niveau en jeu. Ce qui peut sembler insensé peut soudain paraître beaucoup plus acceptable si l’on est payé dix fois plus. Oui, l’argent a un pouvoir immense, il agit comme une forme de « drogue dure » qui imprègne nos systèmes. En fin de compte, l’argent permet d’acheter non seulement le silence des individus, mais aussi leurs compromissions. Après, c’est un peu facile de faire le procès de l’argent et ce n’est pas non plus le but de cet ouvrage.
Ce qui est étonnant, c’est que les questions sur le sens sont souvent perçues comme dérangeantes, et beaucoup ont du mal à y répondre pour eux-même. Finalement, est-il plus facile de ne pas les affronter ?
P. C. : L’idée même du « sens de la vie » n’existe pas véritablement. C’est une formule que l’on sort en fin de soirée, mais dont on sait qu’on n’y répondra jamais complètement, et heureusement. Après, il est effectivement plus simple de détourner le regard et de rester dans ce qu’on appelle le divertissement. Le système est d’ailleurs conçu pour nous divertir, et tant que l’on ne se pose pas trop de questions, tout semble aller pour le mieux. Mais si certains avaient le courage de regarder les choses en face, ils réaliseraient qu’ils n’ont qu’une série de décennies à vivre et que des décisions s’imposent. Cependant, pour échapper à la mélancolie, au vertige existentiel ou à la peur de tout changer, beaucoup préfèrent éviter ces réflexions.
Un sens à la vie, enquête philosophique sur l’essentiel de Pascal Chabot, éd Puf (août 2024), 17€
Aritcle édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps
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